Dette publique : de la « nécessité » à la « prévention »

28 mai 2010 par Renaud Duterme




Comme plusieurs analystes le prédisent depuis un certain nombre d’années, l’endettement sans limites des pays du nord devient le prétexte à l’adoption de plans d’austérité drastiques dont les conséquences se feront sentir principalement par les populations des pays concernés. Les responsables n’étant que peu touchés.
Le point de départ de cette nouvelle crise de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
fut l’attaque subie par la Grèce de la part des marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
. Des rumeurs concernant son impossibilité de rembourser ainsi que la dégradation de sa note par les principales agences de notation Agences de notation Les agences de notation (Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch en tête) sont des agences privées qui évaluent la solvabilité et la crédibilité d’un émetteur d’obligations (État, entreprise). Jusqu’aux années 1970 elle étaient payées par les acheteurs potentiels d’obligations, depuis la libéralisation financière la situation s’est inversée : ce sont les émetteurs d’obligations qui rémunèrent les agences pour qu’elles les évaluent... Reconnaissons leur qualité de travail : c’est ainsi que Lehman Brothers se voyait attribuer la meilleure note juste avant de faire faillite. fut à l’origine d’une vente massive des titres de sa dette, plaçant le pays dans une situation compromettante pour l’avenir, à savoir des difficultés pour emprunter et/ou des taux exorbitants pour ces emprunts.
Après maintes tergiversations, l’ensemble des pays de la zone Euro s’est décidé à fournir un plan d’aide à la Grèce, constitué de prêts bilatéraux ainsi que d’une aide de la part du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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. Bien entendu et comme à son habitude, ce type d’aide financière doit inévitablement s’accompagner de mesures d’assainissement de l’économie pour le pays en difficultés. Schématiquement, ces plans ont comme but de diminuer les dépenses de l’Etat et d’augmenter les recettes d’autre part. Même si le raisonnement paraît logique au premier abord, il le devient nettement moins après le rappel de plusieurs éléments.

Des coupes « sélectives »

Les mesures ne concernent en effet pas tout le monde. Augmentation de l’âge de départ à la retraite, suppression des 13e et 14e mois des fonctionnaires, augmentation de la TVA (impôt le plus injuste puisque dépourvu de toute proportionnalité) réduction des budgets sociaux. Toutes ces régressions sociales toucheront en premier lieu la base de la population déjà de plus en plus précarisée depuis 3 décennies. Les dépenses militaires du pays, parmi les plus importantes de l’Europe, sont par contre inchangées [1] ; les responsables de la crise (banques, fonds d’investissements, …) non concernés par les mesures, l’Eglise orthodoxe toujours exemptée d’impôts.

La dette et la crise

Même si cela n’explique pas tout, le déficit de beaucoup de pays industrialisés a augmenté de manière conséquente suite aux différents plans de sauvetages initiés par les gouvernements afin de pallier aux déroutes de l’économie et des banques suite à la crise des Subprimes Subprimes Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
. Ces plans, effectués sans contrepartie rappelons le, ont principalement fourni un moyen de transférer les dettes du privé vers le secteur public. Des banques vers les Etats (donc des contribuables). De plus, ces plans ont été rendus possibles grâce à l’émission de titres de la dette Titres de la dette Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
émis par les gouvernements en question, titres ensuite rachetés notamment par les banques secourues. « La boucle est bouclée » [2] : les banques 2 fois gagnantes ; les populations 2 fois perdantes.
De plus, les nouveaux plans d’aide du type grec ne sont en fait rien d’autre qu’une nouvelle opération de sauvetage des banques, une grande partie des obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
d’Etat étant détenues par ces dernières ainsi que d’autres compagnies d’assurance. Par ailleurs, l’article 104 du traité de Maastricht, stipulant que la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
ne peut plus prêter d’argent aux Etats mais uniquement aux banques privées fournit encore une occasion à ces dernières de s’enrichir grassement au passage. Les taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
qu’elles appliquent dans leurs prêts, notamment aux Etats, étant supérieurs à ceux de la BCE. Encore une fois, les banques sont 2 fois gagnantes, puisqu’elles bénéficient des plans de sauvetage mis en œuvre, tout en prélevant une commission importante dans l’opération. Cet asservissement des Etats vis-à-vis des marchés financiers est fondamental dans l’explication de cette crise de la dette publique.

La fonction idéologique de la dette publique

Comme le dénonçait déjà le CADTM (entre autres) depuis un certain nombre d’années, l’endettement massif des pays du nord a également une fonction idéologique, celle de justifier les plans d’austérité évoqués ci-dessus. Comme pour le sauvetage des banques, on évoque sans cesse un état de nécessité. Cet état de nécessité est remarquablement illustré par la situation actuelle, notamment marquée par les décisions prises par différents gouvernements européens afin d’éviter préventivement des attaques spéculatives de même types que celles subies par la Grèce.
Encore une fois, les constats ont été sans appel : baisse ou gel des salaires des fonctionnaires (Espagne, Portugal, Italie) ; augmentation de l’âge de départ à la retraite et suppression de la prime de naissance (Espagne), augmentation des impôts sur le revenu et de la TVA (Portugal), diminution ou gel de l’aide au développement déjà bien maigre (Espagne, Danemark) [3] , plafond pour les allocations familiales (Danemark) [4] etc. .

Ces paquets de mesures, approuvées par l’ensemble des dirigeants européens et étasuniens (La ministre française Christine Lagarde s’est félicitée de « mesures courageuses » tandis qu’Obama a exigé une attitude résolue [5]) ne sont probablement qu’un aperçu pour les autres pays de la zone euro. L’endettement de ces derniers étant la plupart du temps tout aussi préoccupant.

Le rôle des agences de notation

Les trois principales agences de notation [6] à l’échelle mondiale sont en effet un baromètre pour les spéculateurs. Même si leur indépendance est souvent remise en cause (elles sont financées par des instances ou des Etats qu’elles doivent noter) et si leurs décisions ont plusieurs fois été erronées (La note Enron attribuée à Enron peu de temps avant sa faillite était bonne, tout comme le cas des titres Subprimes), leur influence reste non négligeable, en atteste leur rôle dans les situations grecque, islandaise, espagnole. etc. Elles font partie intégrante de l’idéologie néolibérale, les variations de notes fluctuant avec les politiques monétaires et budgétaires mises en œuvre.

Et l’Europe ?

La situation tendue risque encore de s’accentuer dans les relations entre les pays membres. Le risque est grand de voir se produire un fossé entre l’Europe du nord forte (actuellement du moins), Allemagne et France en tête, et les pays dits « du Club Med » d’autre part. En atteste déjà la méfiance véhiculée par les médias pour les plans d’aides à ces mauvais élèves. Le raisonnement simpliste d’une solidarité à sens unique risque de faire son chemin, traduit dans les faits par un repli des régions riches sur elles-mêmes au détriment d’une Europe « du sud ». Ce serait là une grave erreur. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il est très probable qu’en cas d’attaques des marchés contre l’Espagne et le Portugal, des pays réputés pour leur force économique soient confrontés à pareil situation vu leur important niveau d’endettement.
Par ailleurs, il faut souligner le rôle néfaste de la très libérale Commission Européenne, complice déclarée de ces plans de rigueur et profitant de la crise pour tenter de s’immiscer un peu plus dans les affaires des Etats membres (notamment par le biais d’un contrôle des budgets nationaux [7].

Conséquences de ces mesures

Les conséquences de ces plans sont hélas bien connues pour quiconque s’intéresse à la situation des pays du sud, à savoir un accroissement des inégalités (les personnes les plus touchées étant les plus vulnérables), une augmentation de la pauvreté, une décharge complète des différents responsables de la crise, etc. Tout cela laisse présager ce que certains appelle déjà une « tiers-mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
de l’Europe [8] » .

Vers une nouvelle crise du sud…

Enfin, le Sud risque également d’être touché de plein fouet par cette nouvelle crise, et ce par divers moyens : diminution des importations des pays en crise, diminution de l’aide au développement, appauvrissement des immigrés dont les envois d’argent contribuent à la survie de leurs familles restées au pays, etc. Un autre aspect des choses, moins évoqué celui-là, est de voir débarquer sur les marchés des produits agricoles des spéculateurs en quête de toujours plus de profits, et que le manque d’attrait des marchés des titres de la dette ont éloignés. Ce cas de figure s’est déjà passé après la crise des Subprimes et a eu comme conséquences principale une augmentation de 150 millions de personnes affamées.

Au Nord comme au Sud, la course aux profits montre ses limites…


Notes

[2MILLET Damien, TOUSSAINT Eric, La crise, quelles crises ?, Bruxelles, Aden, 2010

[4A noter que des mesures plus « légitimes » sont également appliquées : baisse de 5% des salaires des ministres ; augmentation de la fiscalité sur les stock-options et les bonus des partons des grandes entreprises privées, etc. On voit donc que la mise en œuvre de mesures similaires peut tout à fait être effective.

[6Fitch, Moody’s et Standard & Poor’s.

Renaud Duterme

est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013, co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014, auteur de De quoi l’effondrement est-il le nom ?, éditions Utopia, 2016 et auteur de Petit manuel pour une géographie de combat, éditions La Découverte, 2020.

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