Distribution d’eau : un nouveau piège de la Banque mondiale. L’exemple du Kerala (Inde)

21 mars 2007 par Eric Toussaint , Denise Comanne


La Banque mondiale est activement engagée dans un programme d’amélioration du système d’approvisionnement en eau dans l’État du Kerala. La politique de la Banque vise clairement à dégager l’État de ses responsabilités dans la conception et la gestion du système d’approvisionnement et distribution d’eau. Dans le schéma mis en place par la Banque avec le soutien du gouvernement du Kerala [1] et du pouvoir central à Delhi, l’État n’intervient que dans la question du financement. Il emprunte les fonds auprès de la Banque mondiale et les lui rembourse avec un taux d’intérêt de 2%.



Pour comprendre le système mis en place par la Banque, nous nous sommes rendus à Kadanad, à 50 km de Kochin où nous avons été reçus par Joy Thomas, le président du Panchayat. Présent partout en Inde, le Panchayat est une entité territoriale rurale dotée d’une assemblée élue. L’État du Kerala est constitué d’un millier de Panchayats dont 110 sont entrés dans le schéma proposé par la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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. Dans celui de Kadanad vivent environ 4.000 familles, soit grosso modo 20.000 habitants. L’agriculture est l’activité principale : la production de caoutchouc domine largement tandis que 70% des champs de riz ont été abandonnés par manque d’eau, et surtout par manque de rentabilité. Le riz importé d’autres pays d’Asie concurrence le riz local. Dans le Panchayat de Kadanad, le caoutchouc constitue quasiment une monoculture Monoculture Culture d’un seul produit. De nombreux pays du Sud ont été amenés à se spécialiser dans la culture d’une denrée destinée à l’exportation (coton, café, cacao, arachide, tabac, etc.) pour se procurer les devises permettant le remboursement de la dette. .

Le président du Panchayat nous a expliqué que des travaux sont en cours afin d’améliorer le stockage et la purification de l’eau de pluie et de l’eau de la rivière. Cela permettra de fournir 300 litres d’eau par jour par famille (soit environ 60 litres par personne). Selon Joy Thomas, le principe est simple : la Banque mondiale apporte 75% des fonds (on verra plus loin qu’en réalité, elle se fait rembourser cet argent), le Panchayat apporte 10% et les familles bénéficiaires apportent 15%. Le coût total de l’investissement s’élève à 35 millions de roupies (soit 636.300 euros puisque 1 euro = 55 roupies).

Quelles sont les différentes étapes du projet ?

1. Le Panchayat décide d’entrer dans le système conçu par la Banque mondiale ;

2. Une ONG est désignée par l’État indien pour gérer le lancement pratique du projet. Dans le cas présent, il s’agit de ESAF, Evangelical Social Action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
Forum
(Forum évangélique d’action sociale). ESAF fournit 6 ingénieurs et 14 employés qui conçoivent le projet et dirigent les travaux de construction. Selon Joy Thomas, ESAF reçoit 10% du montant total du projet, soit 3,5 million de roupies (63.630 euros) en paiement de ses services. Sa mission s’arrête lorsque le système fonctionne.

3. Les familles qui souhaitent devenir bénéficiaires du projet doivent verser leur quote-part (c’est-à-dire 15% du coût total). Il y a deux catégories de familles bénéficiaires : celles qui reçoivent l’eau provenant de la rivière par canalisation et celles qui reçoivent l’eau de pluie collectée dans de grands réservoirs (dont la construction a commencé). La première catégorie versera 70 roupies par mois. La seconde catégorie versera 2300 roupies en plusieurs tranches et deviendra copropriétaire des grands réservoirs d’eau de pluie. L’entretien de l’équipement est à charge des bénéficiaires et est compris dans les montants indiqués plus haut.

4. Le Panchayat verse 10% du coût du projet sur la base de la dotation qu’il reçoit de l’État du Kerala.

Il faut reconnaître que la Banque a mené intelligemment son jeu dans cette affaire. A première vue, tout le monde est gagnant : l’État qui se désengage, les ONG qui jouent un rôle d’accompagnement des consommateurs dont les intérêts semblent pris en compte, le pouvoir local ne s’endette pas. Les seuls à ne pas être invités à la fête sont les plus pauvres, qui n’ont pas du tout les moyens de se faire entendre. Pourtant, l’État remboursera la Banque mondiale en puisant dans les recettes d’impôt qui sont payés principalement par les pauvres (impôt sur la consommation).

Quelles critiques concrètes doivent être formulées ?

1. Ce système est inacceptable car il ne garantit pas l’accès universel des populations à l’eau potable : en effet, les familles qui ne sont pas en mesure de payer 70 roupies par mois ou de verser 2300 roupies en plusieurs tranches sont exclues du droit à l’eau. Dans la conversation, le président du Panchayat a reconnu que la distribution d’eau était gratuite auparavant.

La somme de 70 roupies est considérable pour les familles pauvres (sans parler des 2300 roupies mentionnées plus haut). Pour preuve, quand nous avons demandé au président du Panchayat si celui-ci versait des aides aux personnes pauvres, il a répondu par l’affirmative. 646 personnes sont aidées parce qu’elles n’ont aucun revenu : elles reçoivent une somme mensuelle qui varie entre 110 et 140 roupies [2] (soit de 2 à 2,5 euros par mois !).
Comment peuvent-elles consacrer 70 roupies par mois rien que pour l’eau si elles ne reçoivent que 110 à 140 roupies de revenu minimum garanti par mois ?

2. Les pouvoirs publics sont dégagés d’une grande partie de leurs responsabilités dans ce système alors que ce sont eux qui devraient être responsables de la gestion de la qualité de l’eau, de son stockage, de sa captation, de sa distribution et de son assainissement, dans l’intérêt de l’ensemble de la population. Les pouvoirs publics doivent recruter le personnel compétent et garantir la qualité des services rendus à la population en intégrant celle-ci à la prise de décision. Au contraire, dans le système inventé par la Banque, dans un premier temps, les ONG remplacent les pouvoirs publics ; dans le deuxième temps, les bénéficiaires prennent le relais car ils sont livrés à eux-mêmes pour l’entretien de l’équipement.

3. La Banque mondiale s’impose encore un peu plus dans le domaine de l’eau sans faire de don. Elle sera intégralement remboursée et gratifiée d’un intérêt.
Pourquoi dès lors avoir recours à ses services ? Pourquoi ne pas recourir à l’impôt et aux taxes pour financer directement le coût du projet sans recourir à l’endettement externe en devises ?

En conclusion, deux acteurs essentiels jouent un rôle éminemment critiquable dans le cadre actuel : l’État indien favorise la déresponsabilisation des pouvoirs publics tout en endettant le pays et la Banque mondiale est l’instigatrice de ce nouveau piège.


Notes

[1L’État du Kerala est à l’extrême sud-est de l’Inde. Il compte 32 millions d’habitants. Le gouvernement actuel est dirigé par deux partis communistes (CPM et CPI).

[2336 ouvriers agricoles de plus de 60 ans reçoivent 120 roupies par mois ; 103 handicapés reçoivent 140 roupies mensuelles, 81 veuves, 115 personnes âgées et 11 femmes non mariés de plus de 50 ans reçoivent 110 roupies.

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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Denise Comanne

Féministe engagée dans les luttes locales et internationales contre le capitalisme, le racisme et le patriarcat, Denise Comanne avait créé le CADTM aux côtés d’Éric Toussaint et d’autres militant-e-s.
Révolutionnaire infatigable, Denise aura milité jusqu’au bout dans les mouvements sociaux.
Elle est décédée le 28 mai 2010, brutalement, peu après avoir participé activement à un Forum sur le cinquantenaire de l’indépendance de la RD Congo.