Dix ans après la “Bataille de Seattle”

21 décembre 2009 par Esther Vivas , Josep Maria Antentas




Il y a 10 ans, le monde entier découvrait avec surprise les manifestations de Seattle contre la rencontre ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.

L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».

Site : www.wto.org
(OMC). Ces “journées qui ont ému le monde” ont marqué l’émergence de ce qui allait être qualifié comme le “mouvement anti-mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
” . Elles ont inauguré un nouveau cycle international de mobilisations axées sur la critique la globalisation Globalisation (voir aussi Mondialisation) (extrait de Chesnais, 1997a)

Origine et sens de ce terme anglo-saxon. En anglais, le mot « global » se réfère aussi bien à des phénomènes intéressant la (ou les) société(s) humaine(s) au niveau du globe comme tel (c’est le cas de l’expression global warming désignant l’effet de serre) qu’à des processus dont le propre est d’être « global » uniquement dans la perspective stratégique d’un « agent économique » ou d’un « acteur social » précis. En l’occurrence, le terme « globalisation » est né dans les Business Schools américaines et a revêtu le second sens. Il se réfère aux paramètres pertinents de l’action stratégique du très grand groupe industriel. Il en va de même dans la sphère financière. A la capacité stratégique du grand groupe d’adopter une approche et conduite « globales » portant sur les marchés à demande solvable, ses sources d’approvisionnement, les stratégies des principaux rivaux oligopolistiques, font pièce ici les opérations effectuées par les investisseurs financiers, ainsi que la composition de leurs portefeuilles. C’est en raison du sens que le terme global a pour le grand groupe industriel ou le grand investisseur financier que le terme « mondialisation du capital » plutôt que « mondialisation de l’économie » m’a toujours paru - indépendamment de la filiation théorique française de l’internationalisation dont je reconnais toujours l’héritage - la traduction la plus fidèle du terme anglo-saxon. C’est l’équivalence la plus proche de l’expression « globalisation » dans la seule acceptation tant soit peu scientifique que ce terme peut avoir.
Dans un débat public, le patron d’un des plus grands groupes européens a expliqué en substance que la « globalisation » représentait « la liberté pour son groupe de s’implanter où il le veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales »
néolibérale.

Avant Seattle

Seattle n’a pas surgi du néant. Les événement de novembre 1999 ont représenté, dans une certaine mesure, le sommet de tout un processus de gestation et de développement de luttes et de résistances contre la globalisation capitaliste initiées à partir du milieu des années ’90, avec comme acte de naissance symbolique le soulèvement zapatiste du 1er novembre 1994.

Depuis la deuxième moitié des années ’90, une série de campagnes internationales, de mobilisations et de rencontres - en articulation avec des luttes significatives à l’échelle de certains Etats - ont peu à peu mis en réseau un ensemble d’organisations et d’initiatives, dont la solidité et l’expérience ira en croissant. Rendue visible à Seattle pour l’ensemble de l’opinion publique, la critique de la globalisation venait donc pourtant de loin.


La “bataille de Seattle”

Les mobilisations de Seattle, où ont convergé un vaste spectre d’organisations et de réseaux de différents pays et des Etats-Unis, ont représenté un “avant et un après” dans la trajectoire du mouvement.

Le mélange entre la surprise causée par un rejet aussi affirmé qu’inespéré contre les fondements du capitalisme global au cœur même de la “bête”, le radicalisme des formes de la mobilisation (particulièrement le blocage de la session inaugurale du sommet) et l’échec final des négociations officielles, tout cela explique l’énorme impact provoqué par la “bataille de Seattle”.

L’explosion du mouvement

Seattle a été le point de départ d’une période de croissance rapide du mouvement, et cela jusqu’aux mobilisations contre le G8 G8 Ce groupe correspond au G7 plus la Fédération de Russie qui, présente officieusement depuis 1995, y siège à part entière depuis juin 2002. à Gênes en juillet 2001 et les attentats du 11 septembre à New-York.

Ce furent des années de développement linéaire, semi-spontané et en “pilotage automatique” du mouvement. Des centaines de milliers de personnes se sont identifiées avec ces mobilisations et une grande diversité de collectifs de toute la planète ont eu la sensation de faire partie d’un même mouvement, de partager les mêmes objectifs et de se sentir comme participants d’un combat commun. Il semblait que de plus en plus de secteurs commençaient à voir leurs problèmes concrets à partir d’un point de vue global et à les percevoir, bien que de manière imprécise et diffuse, comme faisant partie d’un processus plus vaste. Le mouvement “anti-mondialisation” s’est rapidement configuré comme un mouvement porteur d’un rejet complet de la logique de la mondialisation néolibérale, synthétisé par ses slogans les plus connus tels que “Le monde n’est pas à vendre”, “Mondialisons la résistance” et “Un autre monde est possible”.

Après le 11 Septembre

La mobilisation à Gênes et les attentats du 11 septembre à New-York ont brutalement inauguré une nouvelle phase dans la trajectoire du mouvement altermondialiste. Au cours des premiers mois consécutifs au 11 Septembre, il a commencé a donner des signes d’essouflement et de perte de centralité politique et médiatique.

Cependant, cette situation de désorientation et d’incertitude initiale s’est rapidement dissipée et le mouvement à pu récupérer à nouveau une certaine capacité d’initiative à la faveur de la crise en Argentine et du scandale d’Enron. En janvier 2002, le succès du 2e Forum social mondial de Porto Alegre démontrait que, loin d’avoir disparu, le mouvement se poursuivait avec vigueur.

En peu de temps, face à la stratégie de “guerre globale permanente” menée par l’administration Bush, la dénonciation de la guerre et de l’impérialisme ont pris une place centrale dans les activités d’un mouvement jusqu’alors centré sur les questions sociales et économiques. La guerre en Irak a déclenché une des plus importantes mobilisations internationales contre la guerre de l’histoire avec comme point d’orgue la journée mondiale du 15 février 2003, qui a amené le journal The New York Times (17/02/05) à affirmer qu’il “existe deux superpuissances planétaires, les Etats-Unis et l’opinion publique mondiale”.

Perte de centralité

A partir de la fin 2003 et de 2004 une nouvelle étape commence avec une perte de visibilité des mobilisations internationales “anti-mondialisation”, et de la capacité du mouvement à agglutiner de nouvelles forces, amenant une situation de plus grande dispersion, de régionalisation et de “nationalisation” des luttes sociales. L’image d’un mouvement international coordonné, qui agissait comme un pôle d’attraction et un référent symbolique, disparaissait. A partir de cette période ont commencé à dominer les tendances à la fragmentation et à la dispersion.

Depuis lors, bien que le contexte général a été marqué par l’augmentation des résistances, ces dernières ont été très inégales à travers le monde et ont connu des difficultés importantes en Europe et aux Etats-Unis, avec un caractère défensif accentué et très peu de victoires à la clé permettant de modifier le rapports de forces de manière solide. En Amérique latine, par contre, le modèle d’accumulation néolibéral a connu une crise profonde, faisant de ce continent, dix ans après Seattle, le principal bastion de la résistance.

De “l’anti-mondialisation” à l’anticapitalisme

L’éclatement de la Grande crise de 2008, avec l’effondrement de Wall Street et la crise financière et bancaire, a ouvert un nouvel espace pour les résistances à la globalisation. Malgré la rhétorique grandiloquente des sommets du G20 G20 Le G20 est une structure informelle créée par le G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) à la fin des années 1990 et réactivée par lui en 2008 en pleine crise financière dans le Nord. Les membres du G20 sont : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Union européenne (représentée par le pays assurant la présidence de l’UE et la Banque Centrale européenne ; la Commission européenne assiste également aux réunions). L’Espagne est devenue invitée permanente. Des institutions internationales sont également invitées aux réunions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Le Conseil de stabilité financière, la BRI et l’OCDE assistent aussi aux réunions. de Washington, Londres et Pittsburg, les mesures adoptées depuis un an ont avant tout cherché à faire payer les frais de la crise aux secteurs populaires et à bétonner les fondements du système économique dominant, sans mener à aucun changement fondamental - au-delà de la correction apportée à certains “excès” négatifs du point de vue du fonctionnement de ce système lui-même.

L’incapacité à arracher des changements importants dans les politiques dominantes s’explique fondamentalement par la faiblesse des réactions collectives. Le décalage entre le malaise social et le discrédit du modèle économique actuel d’une part et leur traduction sur le terrain de la mobilisation sociale saute aux yeux.

La crise met donc en avant le double défi de rénover les perspectives stratégiques du mouvement et de donner une réponse à la montée du rejet du système économique dominant, mais aussi de résoudre cette difficulté à lancer la protestation sociale. “Changer le monde” s’avère ainsi une tâche bien plus difficile que ce qu’avait imaginé bon nombre des manifestants de Seattle.

Continuer à axer la critique sur le terrain de l’antinéolibéralisme ne suffit plus. Passer à l’étape d’un anticapitalisme conséquent apparaît aujourd’hui comme un développement stratégique nécessaire pour avancer vers cet “autre monde possible” dont le mouvement “anti-mondialisation” a fait sa référence principale.


Josep Maria Antentas et Esther Vivas sont membres de Izquierda Anticapitalista (Gauche anticapitaliste, Etat espagnol) et auteurs de “Resistencias Globales. De Seattle a la crisis de Wall Street” (Editorial Popular, 2009). Artícle publié dans Altermundo-Galicia Hoxe, 29/11/09, traduit de l’espagnol pour le site www.lcr-lagauche.be .

Esther Vivas

est née en 1975 à Sabadell (Etat espagnol). Elle est auteure de plusieurs livres et de publications sur les mouvements sociaux, la consommation responsable et le développement durable. Elle a publié en français En campagne contre la dette (Syllepse, 2008) et est coauteure des livres en espagnol Planeta indignado. Ocupando el futuro (2012), Resistencias globales. De Seattle a la crisis de Wall Street (2009) est coordinatrice des livres Supermarchés, non merci et Où va le commerce équitable ?, entre autres.
Elle a activement participé au mouvement anti-globalisation et anti-guerre à Barcelone, de même qu’elle a contribué à plusieurs éditions du Forum Social Mondial, du Forum Social Européen et du Forum Social Catalan. Elle travaille actuellement sur des questions comme la souveraineté alimentaire et le commerce équitable.
Elle est membre de la rédaction de la revue Viento Sur et elle collabore fréquemment avec des médias conventionnels tels que Público et avec des médias alternatifs comme El Viejo Topo, The Ecologist, Ecología Política, Diagonal, La Directa, entre autres.
Elle est également membre du Centre d’Études sur les Mouvements Sociaux (CEMS) à l’Université Pompeu Fabra.
@esthervivas | facebook.com/esthervivas | www.esthervivas.com

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