Échec cuisant pour la logique de l’OMC et du G8

28 juillet 2006 par Eric Toussaint , Damien Millet


Les négociations du cycle de Doha au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) viennent d’échouer. Pour l’OMC, qui vise la libéralisation économique à marche forcée pour le plus grand profit des grandes puissances et de leurs entreprises, « tous les pays sont perdants ». Nous affirmons notre profond désaccord avec cette analyse.



Les grandes puissances (États-Unis, Union européenne, Japon, Inde, Brésil, Australie - qui représentait les pays agro-exportateurs) n’ont pas réussi à trouver un accord sur la façon de mettre en coupe réglée l’économie mondiale. Cela signifie que dans la plus pure logique néolibérale, ces grandes puissances ont échoué. Notons que les pays pauvres, notamment les pays africains, n’ont pas réellement participé aux négociations. Malgré les proclamations de l’OMC OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.

L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».

Site : www.wto.org
et l’imposture sémantique concernant ce « cycle du développement », un éventuel accord se serait fait contre eux, incapables de peser dans cette enceinte oppressante. En tout état de cause, les peuples, qu’ils soient du Nord ou du Sud, peuvent se réjouir : ils ont échappé à une nouvelle machine à broyer, encore plus puissante que l’actuelle : libéralisation accrue de l’économie mondiale, ouverture des marchés la plus large possible, dépouillant les Etats d’un maximum de prérogatives au profit des entreprises multinationales. Après les échecs de l’OMC à Seattle en 1999 et Cancun en 2003, c’est un nouveau coup d’arrêt pour une logique moribonde.

Souvenons-nous que le thème de l’OMC avait occupé une part des réflexions lors du dernier sommet des huit pays les plus industrialisés (G8 G8 Ce groupe correspond au G7 plus la Fédération de Russie qui, présente officieusement depuis 1995, y siège à part entière depuis juin 2002.  [1]), qui s’est tenu mi-juillet à Saint-Pétersbourg (Russie). Le G8, accompagné par les présidents de quelques pays émergents Pays émergents Les pays émergents désignent la vingtaine de pays en développement ayant accès aux marchés financiers et parmi lesquels se trouvent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ils se caractérisent par un « accroissement significatif de leur revenu par habitant et, de ce fait, leur part dans le revenu mondial est en forte progression ». (Chine, Brésil, Inde, Afrique du Sud, Mexique), avait donné un délai d’un mois pour trouver les bases d’un accord. Une semaine plus tard, le directeur général de l’OMC, Pascal Lamy, devait se résoudre à interrompre les négociations. Dans le même temps, la Russie n’a toujours pas réussi à obtenir le feu vert des Etats-Unis pour l’adhésion à l’OMC.

D’autres thèmes mettent en lumière l’échec d’un sommet du G8 qui se révèle finalement inutile. « Sans avancée notable », ce « G8 sans ampleur » (dixit la presse) est momentanément impuissant et disqualifié. Sur le Proche-Orient, personne ne croit une seconde que les incantations du G8 sur un Liban en proie aux représailles militaires d’Israël seront suivies d’effets. Sur l’énergie, la mise en garde du G8 à l’Iran sur le nucléaire n’a servi à rien et la Russie a refusé de ratifier la Charte européenne de l’énergie, protégeant le monopole de Gazprom. Le G8 s’est inquiété du cours élevé du pétrole, mais le jour de la clôture du G8 a vu le pétrole atteindre son cours le plus haut à Londres...

Quant aux thèmes du développement et de la réduction de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
, qui avaient fait la une du sommet 2005 du G8, ils ont disparu de l’ordre du jour alors que rien n’est réglé. Seuls 19 pays sont concernés par les mesures annoncées en 2005 et la réduction de leurs remboursements sera inférieure à 50 milliards de dollars sur les 40 prochaines années. C’est peu face aux dépenses militaires mondiales annuelles (1100 milliards de dollars), d’autant que cet allégement est obtenu après un processus de plusieurs années qui permet au FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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et à la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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d’imposer des réformes drastiques : libéralisation économique, privatisations, réduction des budgets sociaux, suppression des subventions aux produits de base... Pour les 19 pays concernés, la situation a continué de se dégrader : les allégements consentis n’ont même pas réussi à contrecarrer la hausse du prix du pétrole, durement ressentie par les populations du Sud, même dans certains pays producteurs de pétrole comme le Congo-Brazzaville.

La logique défendue par le G8 et l’OMC vient d’essuyer deux échecs cuisants en une semaine. Pourquoi ? Parce que les rapports de force se sont modifiés. Grâce aux exportations de matières premières dont les cours ont connu une hausse importante ces deux dernières années, les réserves en monnaies fortes (dollars, euros notamment) des pays en développement atteignent des sommets : plus de 2100 milliards de dollars, dont 925 milliards de dollars pour la seule Chine. C’est très supérieur aux réserves de change des Etats-Unis et de l’Union européenne réunies. Constitués pour partie de bons du Trésor des Etats-Unis ou de pays européens, ces réserves peuvent changer durablement la donne. Aujourd’hui, le Sud est prêteur net pour les pays développés et aurait tout à fait la possibilité de rompre avec les diktats du G8. Encore faut-il que les dirigeants du Sud aient la volonté de s’opposer à ces exigences, ce qui est loin d’être le cas. Seule l’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
des citoyens du Sud peut mener leurs gouvernants dans la bonne direction.

Posons les bases d’une logique très différente. Les pays en développement devraient quitter le FMI, la Banque mondiale et l’OMC, les rendant dès lors caduques. Ces pays pourraient mettre en commun la moitié de leurs réserves de change pour construire de nouvelles institutions centrées sur la satisfaction des besoins humains fondamentaux, ce qui n’est pas le cas des institutions actuelles. La dette extérieure des pays en développement est plus élevée que jamais : 2800 milliards de dollars. Elle organise la poursuite d’une domination qui rend impossible toute forme de développement juste et durable. Les citoyens du Sud ont été forcés de rembourser plusieurs fois une dette largement odieuse, contractée par des gouvernements qui ne les ont jamais consultés. Les pays en développement devraient constituer un front pour le non paiement de la dette.

Il faut vite s’engager sur cette autre voie, sinon le G8 finira par reprendre la main. Comment ? Une nouvelle crise de la dette, avec des taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
en hausse et des cours des matières premières qui peuvent se retourner brutalement, comme à la fin des années 1970 ? Une dépendance par rapport aux céréales exportées par les pays du Nord ? Les grandes sociétés agro-alimentaires spéculent sur les stocks de céréales pour faire monter les prix. Or, sur recommandation de la Banque mondiale et du FMI, les pays du Sud ont remplacé progressivement leur production céréalière par des productions d’exportation (café, cacao, coton, bananes...). Verra-t-on dans l’avenir des famines programmées à partir du Nord, alors que les remises de dette concédées d’une main par les organismes multilatéraux sont reprises de l’autre par les sociétés agro-exportatrices du Nord ?

Le modèle économique actuel est structurellement générateur de dette, de pauvreté, d’inégalités, de corruption, y compris au Nord. C’est maintenant qu’il faut adresser un carton rouge définitif au G8 et à l’OMC, sans oublier le FMI et la Banque mondiale, momentanément hors du jeu international. Non pour y placer d’autres acteurs oeuvrant dans le même sens, mais pour modifier radicalement la logique qu’ils défendent.


Notes

[1Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, Russie

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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Damien Millet

professeur de mathématiques en classes préparatoires scientifiques à Orléans, porte-parole du CADTM France (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), auteur de L’Afrique sans dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec Frédéric Chauvreau des bandes dessinées Dette odieuse (CADTM-Syllepse, 2006) et Le système Dette (CADTM-Syllepse, 2009), co-auteur avec Eric Toussaint du livre Les tsunamis de la dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec François Mauger de La Jamaïque dans l’étau du FMI (L’esprit frappeur, 2004).

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