Les dictatures tombent mais les dettes restent. Pourtant, en Egypte et en Tunisie, certaines pourraient être annulées. L’Opération 11.11.11 soutient ce combat.
Début 2011, les départs forcés des présidents tunisien Zine El-Abidine Ben Ali et égyptien Hosni Moubarak ont permis de mettre en lumière l’ampleur de leurs malversations. Ces régimes, caractérisés par une imbrication étroite entre la sphère politique et la sphère économique, ont favorisé un clientélisme à grande échelle et un accaparement des biens publics. L’enrichissement personnel éhonté de leurs clans respectifs a accompagné l’explosion de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique. Aujourd’hui, pour ne pas tomber dans le cycle de l’endettement destiné à rembourser continuellement les dettes contractées jusque-là et se retrouver face au supplice du rocher de Sisyphe, il est prioritaire de soutenir ces pays en transition et leur permettre d’investir dans leur propre développement. Comment ? En annulant une partie de leurs dettes.
Budget asphyxié
Depuis la chute des deux régimes, les sociétés civiles égyptienne et tunisienne ont cherché à mettre en lumière la part des dettes contractées de façon abusive, au détriment des intérêts des populations. C’est le cas de RAID (Rassemblement pour une alternative internationale de développement) en Tunisie et de la Campagne populaire pour l’audit et l’annulation de la dette égyptienne en Egypte. Elles sont soutenues par l’Opération-11.11.11 via le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde (CADTM) et son programme de renforcement des réseaux dans le Sud.
En Egypte, Noha el Shoky, chercheuse à l’Université des Nations Unies à Bonn et membre co-fondatrice de la campagne égyptienne, se démène pour mettre toute la lumière sur le gouffre financier de l’endettement. Elle relève ainsi que « depuis 1981, l’Egypte a payé 80 milliards de dollars tandis que la fortune de Moubarak à l’étranger s’élèverait à 70 milliards de dollars ». 2/5 du budget sont accaparés par le remboursement de la dette. « Ces sommes qui partent chaque année dans le remboursement de créanciers étrangers, c’est autant d’argent qui pourrait servir à financer des dépenses prioritaires comme l’éducation, la santé, le logement etc. », argumente la chercheuse. Etat des lieux semblable en Tunisie, la dette s’élevait à 14,4 milliards de dollars en janvier 2011 et son remboursement représente le premier poste budgétaire de l’Etat. Les principaux créanciers sont étrangers. Il s’agit des institutions financières internationales (notamment le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
Cliquez pour plus de détails.
et la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
Cliquez pour plus de détails.
), les Etats-Unis, le Japon, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les pays arabes.
Annuler la part « odieuse »
Pour le RAID et la Campagne égyptienne, il faut annuler la part odieuse et illégitime des dettes tunisienne et égyptienne. Ce concept de la dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
a été développé par la doctrine en droit international. Il vise une dette contractée par un gouvernement illégitime pour financer des actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
qui s’opposent à l’intérêt des citoyens, ce dont les créanciers avaient connaissance. Dans cette optique, ces dettes sont considérées comme étant celles du pouvoir qui les a contractées, n’engageant que celui-ci (et non l’Etat dans son ensemble) et tombant avec la chute du régime.
Soutien en Europe
Dès février 2011, l’association RAID a entrepris d’interpeller les nouveaux décideurs politiques post-Ben Ali pour que la Tunisie ne rembourse pas la dette contractée par celui-ci tant qu’un audit n’est pas mis en place. Avec l’appui du CADTM, réseau international constitué de membres et de comités locaux basés en Europe, en Afrique, en Amérique latine et en Asie, RAID a également pu adresser son message à Bruxelles à l’intention des créanciers de la dette tunisienne. A cette occasion, 120 députés européens ont lancé un appel pour demander un audit de la dette tunisienne due à l’UE.
En Belgique, le Sénat a adopté le 20 juillet 2011 une résolution reconnaissant « le caractère odieux de la dette tunisienne dès lors que l’on considère celle-ci comme étant une dette contractée par un gouvernement non démocratique, ne respectant pas les droits de l’homme, dont la somme empruntée n’a pas bénéficié aux populations locales » et demandant un moratoire
Moratoire
Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.
Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
sur le paiement de la dette contractée auprès de la Belgique pour analyser la part qui relève d’une dette odieuse.
Suite au succès de la campagne tunisienne, la Campagne égyptienne a été lancée à la fin de l’année 2011. Elle s’adresse aussi à la société civile européenne pour toucher les pays créanciers. « Un des objectifs est de nous aider à collecter des informations pertinentes sur la dette égyptienne et d’interpeller les créanciers sur le caractère odieux de cette dette. A cet égard, la campagne lancée en Tunisie par RAID et la façon dont le CADTM l’a relayée en Europe est une importante source d’inspiration », explique Noha el Shoky.
Victoires politiques
Les deux campagnes ont ainsi remporté une victoire politique significative avec la résolution adoptée le 10 mai 2012 par le Parlement européen sur la stratégie de l’UE en matière de commerce et d’investissements pour le Sud de Méditerranée après les « révolutions » arabes. Dans les considérations générales de la résolution, le Parlement « juge odieuse la dette publique extérieure des pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient sachant qu’elle a été accumulée par les régimes dictatoriaux, par le biais principalement de l’enrichissement personnel des élites politiques et économiques et de l’achat d’armes, utilisées souvent contre leurs propres populations ». Enfin, en Tunisie, un pas décisif vient d’être franchi par l’actuel gouvernement : fin juin, le président Moncef Marzouki a refusé de signer un accord passé avec le FMI tant qu’un audit de cette dette n’était pas mené conjointement pour vérifier quelle partie était à la charge de l’Etat tunisien ou de l’ancien régime. Un projet de loi vient également d’être déposé ces jours-ci par un député du parti de M. Marzouki, le Congrès pour la République, afin que la Parlement tunisien remette en cause la dette de la dictature dont « le remboursement représente chaque année, six fois le budget de la santé, trois fois celui de l’éducation, et six fois celui du développement régional » (Le Monde, 17 juillet 2012).
Sans conditions
Si les deux campagnes ont marqué des avancées notables en termes de reconnaissance du caractère odieux des dettes contractées avec l’Egypte de Moubarak et la Tunisie de Ben Ali, une attention particulière doit être portée aux négociations en cours pour l’annulation de ces dettes. En effet, les pays européens pourraient proposer à l’Egypte et à la Tunisie des programmes d’échanges de dette. Il ne faudrait pas qu’un pays créancier renonce à recouvrer une dette en échange de l’engagement du pays endetté à rediriger le montant de la dette vers des projets d’investissements conclus avec le pays prêteur. Le risque encouru serait que ces investissements servent avant tout les intérêts de l’Etat prêteur et ne cadrent pas avec les plans de développement de l’Etat endetté. Il est donc de la plus grande importance que l’annulation des dettes tunisienne et égyptienne se fasse sans conditions et que toute négociation avec les créanciers soit réalisée dans la plus grande transparence afin que l’attention soit portée aux besoins du développement.
Source : CNCD