Partie 8 du feuilleton : Centenaire de la révolution russe et de la répudiation des dettes
9 août 2017 par Eric Toussaint
Les gouvernements occidentaux ont présenté un programme complet d’exigences visant à résoudre en leur faveur le contentieux qui concernait la répudiation des dettes et les expropriations décrétées par le gouvernement soviétique. Elles ont été présentées à Gênes le 15 avril 1922, 5 jours après le début de la conférence, dans un document intitulé « Rapport du comité des experts de Londres sur la question russe ».
Les exigences occidentales à l’égard de Moscou
L’article 1 disait : « Article 1.
Le Gouvernement Soviétique russe devra accepter les obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
financières de ses prédécesseurs, c’est-à-dire du Gouvernement Impérial russe et du Gouvernement provisoire russe, vis-à-vis des Puissances étrangères et de leurs ressortissants. »
La forme et le contenu de tout le document indiquent très clairement qu’il s’agissait d’une série d’impositions que les puissances occidentales voulaient dicter au pouvoir soviétique.
Toujours dans le premier article, on trouvait une disposition qui allait directement à l’encontre des traités que la Russie soviétique avait signés en 1920-1921 avec les républiques baltes et avec la Pologne (qui avaient obtenu leur indépendance après la chute du régime tsariste) qui prévoyaient, comme nous l’avons vu, que ces États ne devraient pas assumer des dettes tsaristes.
« Il en est de même de la question de savoir si et dans quelle mesure les États nouveaux issus de la Russie et actuellement reconnus, ainsi que les États ayant acquis une partie du territoire russe, devront supporter une part des obligations envisagées dans les présentes dispositions. »
L’article 3 rendait redevable le gouvernement soviétique des actes posés par le régime tsariste :
« Article 3.
Le Gouvernement Soviétique russe devra s’engager à assumer la responsabilité de tous les dommages matériels et directs, nés ou non à l’occasion de contrats et subis par les ressortissants des autres Puissances, s’ils sont dus aux actes ou à la négligence du Gouvernement Soviétique ou de ses prédécesseurs… »
C’était évidemment en contradiction totale avec la position de Moscou.
L’article 4 donnait presque tous les pouvoir à des organes étrangers aux autorités soviétiques :
« Les responsabilités prévues par les articles précédents seront fixées par une Commission de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
russe et par des Tribunaux Arbitraux Mixtes à créer. »
L’annexe 1 précisait la composition de la Commission de la dette russe et ses compétences. Le gouvernement soviétique serait clairement en minorité dans la Commission :
« Annexe I.
Commission de la dette russe.
1. Il sera constitué une Commission de la dette russe, composée de membres nommés par le Gouvernement russe, de membres nommés par les autres Puissances, et d’un Président indépendant, qui sera choisi d’accord entre les autres membres et en dehors d’eux, ou qui, à défaut d’accord, sera désigné par la Société des Nations, s’exprimant, par exemple, par son Conseil ou par la Cour de Justice Internationale. »
La commission aura le pouvoir d’émettre de la nouvelle dette russe pour payer les anciennes dettes tsaristes et pour indemniser les capitalistes étrangers dans les entreprises ayant été nationalisées :
« La Commission aura les attributions ci-après : a) régler la constitution et la procédure des Tribunaux Arbitraux Mixtes, qui doivent être institués conformément aux dispositions de l’Annexe II, et donner toutes instructions nécessaires en vue d’assurer l’unité de leur jurisprudence ; (…)
délivrer les nouvelles obligations russes, en conformité avec les dispositions de l’Annexe II, aux personnes qui y ont droit en vertu des décisions des Tribunaux Arbitraux Mixtes : aux porteurs de titres d’État anciens ou autres titres ou valeurs, en échange desquels les nouvelles obligations russes doivent être remises ; aux personnes y ayant droit à titre de consolidation d’intérêts et de remboursement de capital. »
La commission dominée par les créanciers devait avoir des pouvoirs exorbitants allant jusqu’à déterminer quelles ressources de la Russie devraient être utilisées pour rembourser la dette :
« Déterminer, s’il y a lieu, dans l’ensemble des ressources de la Russie celles qui devront être spécialement affectées au service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. ; par exemple, un prélèvement sur certains impôts ou sur les redevances ou taxes frappant les entreprises en Russie. Contrôler, le cas échéant, si la Commission le juge nécessaire, la perception de tout ou partie de ces ressources affectées, et en gérer le produit. »
Pour les puissances invitantes, il s’agissait de faire accepter à la Russie soviétique une institution de tutelle bâtie sur le modèle de ce qui avait été imposé à la Tunisie, à l’Égypte, à l’Empire ottoman et à la Grèce au cours de la seconde moitié du 19e siècle [1]. Cela ressemble également fortement à ce qui a été imposé à la Grèce à partir de 2010.
L’annexe III donnait les pleins pouvoirs en ce qui concerne l’émission de la dette russe à la Commission de la dette dans laquelle les autorités soviétiques étaient marginalisées :
« Toutes les indemnités pécuniaires accordées à la suite de réclamations formulées contre le Gouvernement soviétique seront réglées par la remise de nouvelles obligations russes pour le montant fixé par les Tribunaux Arbitraux Mixtes. Les conditions dans lesquelles ces obligations seront remises, ainsi que toutes autres questions naissant de la conversion des anciens titres, et des opérations concernant les nouvelles émissions, seront déterminées par la Commission de la dette russe.
2. Les obligations produiront un intérêt, dont le taux sera fixé par la Commission de la dette russe. »
Alors que le gouvernement soviétique avait dit très clairement qu’il refusait de payer les dettes contractées après le 1er août 1914 pour mener la guerre, le texte de l’annexe III affirmait « en raison de la situation économique très grave dans laquelle se trouve la Russie, lesdits Gouvernements créanciers sont prêts à abaisser le montant des dettes de guerre que la Russie a contractées envers eux ».
Partie 1 : Russie : La répudiation des dettes au cœur des révolutions de 1905 et de 1917
Partie 2 : De la Russie tsariste à la révolution de 1917 et à la répudiation des dettes
Partie 3 : La révolution russe, la répudiation des dettes, la guerre et la paix
Partie 4 : La révolution russe, le droit des peuples à l’autodétermination et la répudiation des dettes
Partie 5 : La presse française à la solde du tsar
Partie 6 : Les titres russes ont eu une vie après la répudiation
Partie 7 : Le grand jeu diplomatique autour de la répudiation des dettes russes
Partie 8 : En 1922, nouvelle tentative de soumission des Soviets aux puissances créancières
Partie 9 : La contre attaque soviétique : le traité de Rapallo de 1922
Partie 10 : À Gênes (1922), les contre-propositions soviétiques face aux impositions des puissances créancières
Partie 11 : Dette : Lloyd George versus les soviets
Partie 12 : La réaffirmation de la répudiation des dettes débouche sur un succès
[1] Pour rappel, une Commission internationale de mise sous tutelle financière pour le paiement de la dette a été imposée en 1869 à la Tunisie, en 1876 à l’Égypte, en 1881 dans l’Empire ottoman et en 1898 à Grèce.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
22 septembre, par Eric Toussaint
Université d’été du NPA 2023
Quel nouvel internationalisme ?14 septembre, par Eric Toussaint , Collectif , Christine Poupin , NPA
8 septembre, par Eric Toussaint , Roberto González Amador
29 août, par Eric Toussaint , Jorge Muracciole
7 août, par Eric Toussaint , Ashley Smith
26 juillet, par Eric Toussaint , Maxime Perriot
Cycle de formation du CADTM
Nouvelle crise bancaire internationale24 juillet, par CADTM , Eric Toussaint
13 juillet, par Eric Toussaint , Maxime Perriot
30 juin, par Eric Toussaint
22 juin, par Eric Toussaint