6 janvier 2012 par Maria Lucia Fattorelli , Stéphanie Jacquemont
Stéphanie Jacquemont (SJ) : Il y a un an, tu nous présentais le bilan de la commission parlementaire d’investigation sur la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du Brésil (CPI) [1]. Le rapport parallèle de Ivan Valente, contenant de nombreuses preuves d’illégitimité et d’illégalité de la dette du Brésil avait été transmis au ministère public. Y a-t-il eu des avancées dans ce dossier au cours de l’année écoulée ?
Maria Lucia Fattorelli (MLF) : Le rapport élaboré par le député Ivan Valente fait toujours l’objet d’une enquête par le ministère public, qui a formé un groupe de procureurs fédéraux pour avancer dans le travail. En 2011, nous avons été invités à participer à deux réunions avec ce groupe, et nous avons rédigé deux rapports résumant les preuves d’illégalité et d’illégitimité identifiées par le travail de la CPI. Pour l’instant, le ministère public n’a pas présenté ses résultats.
Pendant ce temps, le problème de la dette continue de s’aggraver au Brésil. Le budget de l’Union (budget fédéral), présenté par le Congrès national pour 2012 réserve 47 % des recettes de l’Union au remboursement du capital et au paiement des intérêts de la dette, contre à peine 4 % pour la santé [2] !
SJ : On parle beaucoup en ce moment au Brésil de la dette illégitime de certains États brésiliens à l’égard de l’État fédéral, et d’une éventuelle renégociation de cette dette. De quoi s’agit-il exactement ?
MLF : Le Brésil est un pays immense qui compte 27 États. Conformément à l’article premier de la Constitution brésilienne, le Brésil est une république fédérale formée de l’union indissoluble de ces 27 États et des milliers de municipalités qui la composent. Le respect de ce fédéralisme est fondamental et passe par la défense de l’autonomie des entités fédérées.
En ce qui concerne l’endettement public, jusqu’en 1996, les États et municipalités étaient autonomes dans la gestion de leurs finances, et pouvaient même contracter des prêts et émettre des titres de dette, en observant les limites et conditions établies par la loi.
A partir de 1997, avec la loi n° 9697, l’Union a « refinancé » la dette que les États possédaient principalement sous forme de titres, la transformant en une dette envers l’État fédéral. C’est-à-dire que les États ont cessé de devoir à leurs anciens créanciers et sont devenus débiteurs de l’Union. Outre la renégociation de cette dette, cette loi a obligé les États à privatiser leur propre patrimoine, telles que les banques étatiques et les entreprises stratégiques et rentables dans les domaines de la téléphonie, de l’électricité, de la sidérurgie, des transports, des mines, entre autres.
Lors des travaux de la CPI, nous avons eu accès à certains documents qui ont permis d’établir que le type de refinancement opéré sur base de la loi 9697 s’est révélé extrêmement onéreux pour les États et qu’il a, en plusieurs points, porté atteinte au principe d’autonomie des entités fédérées.
Une des illégitimités est liée au choix d’un indice déterminé d’actualisation monétaire mensuelle du solde débiteur de la dette (l’IGP-DI, ou indice général des prix calculé par la Fondation Getúlio Vargas) qui est très défavorable aux débiteurs et qui n’est même pas l’indice officiel d’inflation
Inflation
Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison.
publié par la Banque centrale
Banque centrale
La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale.
du Brésil. En plus de l’actualisation, la loi exige encore un taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
qui varie de 6 à 9 % par an, ce qui est extrêmement élevé.
Conformément à ladite loi, les États et municipalités n’ont plus été autorisés à émettre des titres, mais sont restés libres de contracter, pour des montants illimités, des prêts auprès de la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
Cliquez pour plus de détails.
, qui a donc commencé à financer des projets et à influencer les politiques locales.
Les enquêtes de la CPI ont révélé que le refinancement de la dette des États a été exigé par le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
Cliquez pour plus de détails.
, exigence contenue dans la Lettre d’intention signée en 1991.
Le refinancement effectué à partir de 1997 par l’Union a énormément lésé les États, car, malgré les grandes quantités de ressources consacrées au service de cette dette (amortissement et intérêts), le solde débiteur ne cesse de croître, en raison de l’onéreuse actualisation mensuelle. L’Union ne tire pas profit non plus des sommes reçues des États puisque la loi dispose que l’ensemble des remboursements obtenus des États doit obligatoirement servir au paiement de la dette publique fédérale. En d’autres termes, les seuls bénéficiaires sont encore et toujours les détenteurs de titres de la dette
Titres de la dette
Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
.
C’est pour cela qu’on observe une forte réaction demandant que cette situation change.
SJ : Que fait ton organisation (l’Audit Citoyen de la Dette du Brésil) sur ce dossier ? Existe-t-il des initiatives d’audit de cette dette ?
MLF : Nous essayons d’encourager la formation de noyaux locaux pour faire des recherches sur la situation de chaque État, parce que nous croyons qu’il n’y a que quand les citoyens auront connaissance de ces informations qu’il sera possible d’obtenir un mouvement susceptible de déboucher sur un changement.
L’objectif de ces noyaux sera de réaliser des études et des audits citoyens locaux, ainsi que de diffuser les études nationales concernant la dette publique, afin de démocratiser la question et de faire tomber le tabou, selon lequel cette question devrait rester l’affaire de quelques-uns.
Il existe déjà de tels noyaux qui se sont créés dans les États de Minas Gerais, de Rio Grande do Sul et de Rio de Janeiro, et les discussions en vue de la formation d’autres noyaux avancent dans d’autres États. Dans l’État de Minas Gerais, l’organisation locale a obtenu de l’Assemblée législative de l’État qu’elle crée une Commission spéciale pour enquêter sur la dette publique de cet État. Le 28 novembre dernier, j’ai pu témoigner devant cette commission [3]. Dans l’État de Rio Grande do Sul, les organisateurs locaux du noyau de l’Audit Citoyen exercent aussi une pression pour que la situation financière de l’État soit soumise à un réexamen [4].
SJ : Depuis 2010, tu as également beaucoup travaillé sur la crise de la dette européenne, en donnant des conférences, en rédigeant des analyses, etc. Le cas de la Grèce par exemple est selon toi très semblable à ce qui s’est passé en Amérique latine lors de la crise de la dette dans les années 1980. Comment éviter que ce qui s’est produit là-bas ne se répète ici ?
MLF : Après 11 ans consacrés à L’audit Citoyen de la Dette au Brésil, et avec ma participation à des événements internationaux, notamment à l’audit officiel de la dette équatorienne (dans la Commission CAIC en 2007-2008), il m’a été possible d’identifier clairement ce que nous appelons le « système dette ».
L’instrument de l’endettement public a été usurpé par le secteur financier privé et utilisé comme un mécanisme de pillage de ressources, au lieu de servir à apporter des ressources, comme je l’explique dans l’article « Audit : un outil essentiel pour révéler les origines et les causes des actuelles crises de la ’dette’ aux États-Unis et en Europe [5] ».
Le « système dette » a un mode opératoire identique dans différents pays, comme nous avons pu le constater en Amérique latine.
Ce qui se passe actuellement en Europe présente plusieurs similitudes avec ce qui s’est produit en Amérique latine, avec cependant un degré supérieur de sophistication, puisque les instruments aujourd’hui sont différents.
Malgré les différences existantes, il est important de lister les ressemblances qui caractérisent un même modus operandi du système dette :
Pour éviter l’aggravation de la crise en Grèce et dans les autres pays européens, et aussi la contagion de cette crise aux pays du Sud, il est urgent de multiplier les initiatives d’audit citoyen, comme celles qui ont déjà produit des résultats en Irlande ou en Grèce, et celles qui s’organisent dans plusieurs pays.
La réalisation d’audits citoyens permettra de connaître les véritables origines de la crise, qui sont intimement liées à l’usurpation de l’instrument de l’endettement public. A partir de là, la société civile organisée disposera d’un outil pour influencer les politiques et les autorités afin d’affronter la situation et trouver une solution souveraine.
Maria Lucia Fattorelli est coordinatrice de l’organisation Auditoria Cidadã da Dívida (l’Audit Citoyen de la Dette, www.divida-auditoriacidada.org.br ). Elle a été membre de la commission d’audit intégral de la dette publique (CAIC) en Équateur en 2007-2008 et a également participé activement aux travaux de la CPI (Commission Parlementaire d’Enquête sur la dette) au Brésil.
Propos recueillis par Stéphanie Jacquemont.
Traduit par Stéphanie Jacquemont
[1] Voir « Le problème de la dette au Brésil n’a pas été résolu sous Lula, il s’est même aggravé », https://www.cadtm.org/Le-probleme-de-la-dette-au-Bresil
[2] Voir le détail du budget 2012 (en portugais) http://www.divida-auditoriacidada.org.br/config/artigo.2011-12-21.1595011869/document_view
[3] Voir (en portugais) sur le site de l’Assemblée législative de Minas Gerais http://www.almg.gov.br/acompanhe/noticias/arquivos/2011/11/28_comissao_divida_divida_mineira.html
CADTM Brésil et coordinatrice nationale de l’audit citoyen de la dette du Brésil. Membre de la Commission pour la vérité sur la dette grecque. A participé aussi à l’audit de la dette de l’Équateur en 2008.
19 novembre 2020, par Eric Toussaint , Maria Lucia Fattorelli , Yvonne Ngoyi , ZinTV , Najla Mulhondi , Amali Wedagedara
30 ans du CADTM
(Vidéo) Fattorelli : « La solution va venir de la base de la société, consciente, mobilisée et unie. »15 octobre 2020, par Maria Lucia Fattorelli
Equateur
Nous dénonçons la renégociation de la dette par le gouvernement de Lenín Moreno1er août 2020, par Eric Toussaint , Maria Lucia Fattorelli , Alejandro Olmos Gaona , Hugo Arias Palacios , Piedad Mancero , Ricardo Patiño , Ricardo Ulcuango
20 décembre 2019, par Maria Lucia Fattorelli
30 juin 2016, par Maria Lucia Fattorelli
Retour sur la séance du 1er mars 2016 au Parlement européen « Restructuration de la dette – Reconstruction de la démocratie »
Vidéo : Maria-Lucia Fattorelli : « Avant toute action, il faut qu’il y ait un audit de la dette »14 mars 2016, par Maria Lucia Fattorelli
14 mars 2016, par Eric Toussaint , Maria Lucia Fattorelli , Cephas Lumina , Zoe Konstantopoulou
2 juillet 2015, par Maria Lucia Fattorelli
Vidéo
Conférence de presse de clôture au Parlement grec23 juin 2015, par Eric Toussaint , Maria Lucia Fattorelli , Renaud Vivien , Ozlem Onaran , Zoe Konstantopoulou , Georges Kassimatis , Sofia Sakorafa
13 mai 2015, par Eric Toussaint , Maria Lucia Fattorelli , Yorgos Mitralias , Cephas Lumina , Zoe Konstantopoulou
0 | 10
27 février 2013, par Stéphanie Jacquemont
25 janvier 2013, par Stéphanie Jacquemont
5 octobre 2012, par Stéphanie Jacquemont
4 avril 2012, par Stéphanie Jacquemont
5 novembre 2011, par Stéphanie Jacquemont
6 juin 2011, par Fathi Chamkhi , Renaud Vivien , Cécile Lamarque , Stéphanie Jacquemont
18 mai 2011, par Eric Toussaint , Damien Millet , Christine Vanden Daelen , Stéphanie Jacquemont
8 mai 2011, par Stéphanie Jacquemont
Interview de Maria Lucia Fattorelli par Stéphanie Jacquemont
Le problème de la dette au Brésil n’a pas été réglé sous Lula, il s’est même aggravé5 janvier 2011, par Maria Lucia Fattorelli , Stéphanie Jacquemont
12 décembre 2010, par Stéphanie Jacquemont