Éric Toussaint : « Il n’y a pas assez de dirigeants pour tenir tête aux créanciers de la dette »

29 août par Eric Toussaint , Jorge Muracciole


Agencia de Noticias ANDES, CC, Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:MANIFESTACIONES_13_AGO_%2819935434763%29.jpg

Le porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes prévient qu’en 2023-2024 « tous les records d’ajustement fiscal dans le Sud Global seront battus ». Il assure également que « le FMI est beaucoup plus fort qu’il ne l’était il y a deux décennies ».



Éric Toussaint interviewé par Jorge Muracciole
Le magazine Tiempo Argentino a interviewé depuis Buenos Aires, Éric Toussaint, porte-parole du réseau international du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes.

Jorge Muracciole : Le CADTM parle d’une nouvelle crise internationale de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
. Quels sont les éléments déclencheurs de cette nouvelle crise de la dette en train d’émerger ?

Éric Toussaint  : Il y a plusieurs chocs externes successifs, venant des pays du Nord, affectant le Sud et provoquant une aggravation de la question de la dette. Le premier choc a été constitué par les effets de la pandémie, dans le Nord géographique, puis sur les populations du Sud. De manière vraiment dramatique dans des pays comme le Pérou, l’Équateur et le Brésil. La pandémie a eu de graves répercussions économiques, aggravées par le coût de la lutte contre le virus pour les États, ce qui a entraîné dans de nombreux cas, un endettement extérieur et intérieur accru. En 2020 et 2021, de nombreux gouvernements ont préféré financer par la dette la lutte contre les effets de la pandémie plutôt que de taxer les grands conglomérats économiques, tel que le « big pharma » ou les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), qui ont tiré des dizaines de milliards de profits de la pandémie.

Jorge Muracciole : Les autres chocs ?

Éric Toussaint  : Le deuxième est l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui a généré une très forte spéculation Spéculation Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
de la part de l’oligopole Oligopole La situation d’oligopole tient à l’interdépendance entre firmes qu’il comporte, « les firmes ne réagissant plus à des forces impersonnelles en provenance du marché, mais personnellement et directement à leurs rivales » (Pickering, 1974). L’oligopole mondial est un « espace de rivalité », délimité par les rapports de dépendance mutuelle de marché reliant le petit nombre de grands groupes qui parviennent, dans une industrie (ou dans un complexe d’industries à technologie générique commune), à acquérir et à conserver le statut de concurrent effectif au plan mondial. L’oligopole est un lieu de concurrence féroce, mais aussi de collaboration entre groupes (Chesnais, 1996). qui contrôle largement la fixation des prix du commerce mondial des céréales, ce qui a fait monter le prix du blé et des autres céréales, produits dont l’Ukraine et la Russie sont des puissances exportatrices. La spéculation a été déclenchée sur le marché oligopolistique, le commerce international des céréales étant contrôlé à 80% par quatre multinationales (trois sont des Etats-Unis et une est européenne). Le prix des engrais et des carburants a également augmenté. Ce nouveau scénario a fortement pénalisé les pays du Sud qui sont des importateurs nets de céréales, notamment sur le continent africain, de l’Égypte au Sénégal en passant par la Tunisie.
Face à ces chocs externes, les dettes publiques ont encore augmenté car les gouvernements ont fait face à des dépenses accrues qu’ils ont refusé de financer par des taxes sur les sociétés pétrolières et gazières, sur les grandes sociétés de distribution, sur les grandes entreprises de l’agro business. Le 1% le plus riche n’a pas été mis à contribution et a continué à s’enrichir dans des proportions inouïes.

Le troisième élément de choc a été la décision unilatérale de la Réserve fédérale américaine et des banques centrales européennes et britanniques d’augmenter drastiquement, à partir de 2022, les taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
, passant de 0,25 % à 5,25 % aux États-Unis et au Royaume-Uni, et de 0 % à 4,25 % dans la zone euro. Les conséquences financières ont été très dures pour les pays du Sud, car les flux financiers qui, dans l’étape précédente, étaient dirigés vers le Sud, face aux rendements des nouveaux taux d’intérêt des pays centraux du Nord, ont été dirigés vers l’achat d’obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
souveraines des pays européens ou des États-Unis, qui offraient une plus grande rentabilité et une plus grande sécurité. Les prêteurs du Nord exigent du Sud des taux d’intérêt de plus en plus élevés. Les classes dominantes du Sud en profitent également car elles achètent des titres de la dette Titres de la dette Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
publique interne et externe.

Jorge Muracciole : Il s’agit d’une autre conjoncture historique que celle des années 1980, lorsqu’il y a eu une importante campagne pour la suspension du paiement de la dette extérieure menée par des dirigeants tels que Fidel Castro ou Thomas Sankara, président du Burkina Faso en Afrique.

Éric Toussaint : Les similitudes sont données par l’augmentation unilatérale de la Réserve fédérale américaine et des banques centrales des pays européens. Une grande différence est que dans la situation actuelle, on manque de leaders comme Fidel Castro à Cuba ou Thomas Sankara, le jeune leader du Burkina Faso. Dans la situation actuelle d’endettement, les gouvernements progressistes n’ont pas le radicalisme, la créativité et le courage des gouvernements qui ont mené l’opposition à l’augmentation des paiements de la dette. Même l’actuel gouvernement cubain ne défie pas les créanciers et adopte un profil très bas lorsqu’il est attaqué par les fonds vautours Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
devant les cours de justice en Angleterre. Dans le cas du Burkina Faso, il y a un fossé béant entre la pratique réelle et le discours radical de l’actuel président, le capitaine Ibrahim Traoré, contre les créanciers et leur modèle économique prédateur. Le Burkina vient en effet de signer début juillet 2023 un accord avec le FMI pour 300 millions de dollars. Dans le cas du Mali, le gouvernement poursuit également les paiements. Dans le cas du Niger, la junte militaire vient de désigner Ali Mahaman Lamine Zeine, comme premier ministre, un homme de la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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et de la Banque africaine de développement qui était en poste au Tchad. Ce néolibéral convaincu a été, en 2008, ministre des Finances, sous la présidence de Mamadou Tandja [1]. Nous pourrions aussi prendre l’attitude du gouvernement du Sri Lanka, alors que le peuple s’est révolté contre le clan du président en 2022, le nouveau gouvernement a passé un accord très dur avec le FMI. Sans parler du gouvernement de l’Argentine, qui en passant un accord néfaste avec le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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a favorisé la montée brutale de l’extrême droite aux élections préliminaires du mois d’août 2023.

Il y a un manque de leaders qui s’opposent aux créanciers, et qui agissent pour changer en faveur des peuples le rapport des forces. Il faut compter sur les mobilisations d’en bas et sur la capacité des classes populaires à voir la réalité en face pour se mobiliser en faveur de véritables changements structurels. Dans cette perspective, le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes appelle à la tenue d’un contre-sommet des peuples à Marrakech en octobre, à l’occasion de l’Assemblée annuelle de la Banque mondiale et du FMI qui se tiendra au Maroc.

Jorge Muracciole : Les peuples indigènes, en particulier dans la province argentine de Jujuy, luttent pour garantir leur droit à la terre et contre l’usurpation des entreprises extractives en collusion avec l’État provincial. Ces pratiques font partie des actions des grandes entreprises minières à l’origine de l’un des plus importants gisements de lithium au monde.

Éric Toussaint : La lutte exemplaire dans le nord de l’Argentine est une démonstration claire de la résistance des peuples à l’extractivisme Extractivisme Modèle de développement basé sur l’exploitation des ressources naturelles, humaines et financières, guidé par la croyance en une nécessaire croissance économique. . Ces luttes ne se déroulent pas seulement dans le Sud, mais aussi sous d’autres latitudes, dans les mines à ciel ouvert d’Allemagne ou dans le mouvement exemplaire de l’activiste suédoise Greta Thunberg. Le développement de l’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
répressive suscite une réponse des jeunes dans les bidonvilles de la banlieue parisienne et dans d’autres villes françaises.

Jorge Muracciole : Nous constatons que des pays qui se targuaient d’être des exemples de fonctionnement démocratique prennent un tournant autoritaire, comme cela s’est produit en France avec la contre-réforme des retraites, la répression très dure des protestations et le mépris pour le pouvoir législatif. Dans plusieurs pays, l’extrême droite profite de la désillusion et du mécontentement populaires. En Argentine, c’est le cas avec le phénomène Milei.

Éric Toussaint : Pendant des décennies, dans les pays du Sud, la question de la dette a servi de prétexte pour appliquer des politiques d’ajustement diamétralement opposées aux besoins des populations. L’année 2023 a battu tous les records du plus grand nombre d’ajustements fiscaux, le FMI est à l’offensive dans tous les pays. Au cours des trois dernières années, il a accordé plus de 100 prêts dans de nombreux pays, profitant de la pandémie et, dernièrement, des effets économiques de la guerre en Ukraine, avec un plan de privatisation et de réduction des droits des travailleur·euses. Le FMI est beaucoup plus fort qu’il ne l’était il y a vingt ans. En 2005, des pays comme le Brésil et l’Argentine ont remboursé leurs dettes au FMI de manière anticipée afin de se libérer de ses conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. . Alors qu’avec le prêt à l’Argentine et à 100 autres pays comme l’Égypte ou le Ghana et d’autres en Asie (Pakistan, Sri Lanka, Bangladesh), des politiques violentes avec des ajustements sauvages sont mises en œuvre.

Jorge Muracciole : Dans l’éditorial du magazine du CADTM « Les Autres Voix de la Planète », il est souligné que dans le Nord comme dans le Sud, la dette est à la croisée des chemins et que la seule façon d’y faire face est d’intensifier les luttes.

Éric Toussaint : Il est nécessaire d’avoir un diagnostic qui soit fidèle à la réalité. De 1985 à 2015, nous avons connu un boom des mouvements anti-dette. La décision argentine de ne pas payer la dette fin 2001, le non-paiement de la dette avec l’audit en Équateur au début du gouvernement de Rafael Correa en 2008-2009, jusqu’au triomphe de Syriza en 2015. Depuis la capitulation de Syriza, les mouvements anti-dette ont commencé à refluer jusqu’à aujourd’hui avec quelques exceptions comme les mobilisations anti FMI en Argentine et en Équateur. Le défi est de faire face à la nouvelle crise de la dette. Il faut consolider de plus en plus de forces sociales et concentrer leurs efforts au niveau intercontinental et international pour réaliser des audits, des suspensions de paiement, des répudiations

Nous vivons une crise globale du capitalisme

Jorge Muracciole : La lutte contre le capitalisme est devenue plus urgente en raison de son caractère prédateur et destructeur de l’environnement.

Éric Toussaint : Il est illusoire d’imaginer que le capitalisme sous sa forme actuelle est capable de se réformer. Il y a eu, à un moment donné, après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre du capitalisme lui-même, une certaine concession sociale, même avec quelques mesures développementalistes. Aujourd’hui, nous sommes confronté à un « capitalisme à bout de souffle », qui connaît une crise multiforme, une crise écologique, climatique, environnementale, mais aussi une crise alimentaire, avec en 2023 plus de 250 millions d’êtres humains supplémentaires souffrant de la faim par rapport à 2014. Nous vivons une crise globale du capitalisme qui doit être confrontée à une réponse globale anticapitaliste, féministe, écologiste et antiraciste.


Notes

[1Ali Mahaman Lamine Zeine a également travaillé pour la Banque africaine de développement (BAD) qu’il a représentée au Tchad, en Côte d’Ivoire et au Gabon. En 2001, lorsque Mamadou Tandja arrive au pouvoir au Niger, il nomme rapidement Ali Mahaman Lamine Zeine comme directeur de cabinet, puis ministre des Finances, à une époque où le pays subit une grave crise économique. Ali Mahaman Lamine Zeine appartient d’ailleurs à la formation du président Tandja, le MNSD-Nassara, l’ancien parti unique.

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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