19 août 2014 par Eric Toussaint , Benito Pérez
Cette interview a été publiée par le quotidien suisse Le Courrier le samedi 16 août 2014
Les enjeux financiers du développement n’ont plus de secrets pour Eric Toussaint. Fondateur en 1990 du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM), ce politologue belge a notamment été associé par le gouvernement de l’Équateur au lancement de la Banque du Sud. Malgré la paralysie actuelle de cet organisme, M. Toussaint continue de croire à ce projet initié en 2007 par sept États sud-américains comme une alternative progressiste à la Banque mondiale. Il se montre en revanche sceptique quant au projet de banque d’investissement annoncé par les cinq principaux pays émergents.
Les BRICS
BRICS
Le terme de BRICS (acronyme anglais désignant Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) a été utilisé pour la première fois en 2001 par Jim O’Neill, alors économiste à la banque Goldman Sachs. La forte croissance économique de ces pays, combinée à leur position géopolitique importante (ces 5 pays rassemblent près de la moitié de la population mondiale sur 4 continents et près d’un quart du PIB mondial) font des BRICS des acteurs majeurs des activités économiques et financières internationales.
annoncent vouloir créer une alternative à la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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(BM). Une bonne nouvelle pour le développement ?
Éric Toussaint : Vouloir créer une alternative à la BM serait en effet une excellente nouvelle, mais je ne crois pas du tout que ce soit le cas ici. Les cinq États qui constituent les BRICS sont des pays capitalistes émergents qui cherchent à préserver leurs intérêts, dans la mesure où le Fonds monétaire international
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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(FMI) et la BM sont des instruments contrôlés par les grandes puissances traditionnelles. La Nouvelle banque de développement (NBD) se différencie, en promettant de ne pas mettre de conditionnalités
Conditionnalités
Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt.
, telles que des plans d’ajustement structurel, à ses prêts et d’appliquer – mais le fera-t-elle ? – le principe : un pays-une voix. Ça ne suffit pas à en faire une alternative. Ce serait juste un moindre mal.
Si je résume : on échangerait une BM soumise à Washington par une NBD au service de l’impérialisme chinois ?
On peut parler, à la suite de l’économiste brésilien Rui Mauro Marini, de sous-impérialisme, au sens que ces pays, Brésil et Chine en tête, investissent massivement dans les pays en développement pour défendre des intérêts politiques ou économiques propres, pas pour le développement des récipiendaires des fonds. Ce qui les différencie du vrai impérialisme, comme celui des États-Unis, c’est qu’ils n’emploient pas – encore ? – de moyens militaires. A l’exception de la Russie.
Que serait, selon vous, une vraie alternative à la BM ?
L’annonce en 2007 de la création de la Banque du Sud (BdS) représentait cet espoir. À la demande du président Rafael Correa, j’ai participé à la rédaction de la position équatorienne lors de la création de la Banque du Sud, puis à un conseil des ministres des sept pays fondateurs. L’Équateur et le Venezuela avaient une vision claire d’un établissement devant servir l’emploi et l’intégration continentale. Et des projets très concrets, comme une industrie pharmaceutique de produits génériques ou la reconnexion des pays d’Amérique du Sud par le rail, avec production de matériel roulant, qui aurait aussi signifié moins de pollution et des avancées industrielles et technologiques. La BdS, c’était encore une monnaie commune et alternative, « le sucre ». Ou l’idée de transférer des moyens des pays les mieux dotés en réserves de change vers les autres. C’était un projet d’intégration, qui tenait compte de l’intérêt des peuples et aurait pu s’élargir sans peine à l’Amérique centrale et à la Caraïbe, notamment car il se voulait transparent – comptes publics, audits externes – et démocratique. Pour être alternatif à la BM, il fallait être un exemple, et donc ambitieux. Ainsi, il était exclu que les fonctionnaires de la BdS bénéficient d’une immunité judiciaire, contrairement à ceux de la BM... Malheureusement, ce projet est aujourd’hui paralysé. Sept ans après sa fondation, la banque n’a octroyé aucun prêt !
La Banque des BRICS connaîtra-t-elle un meilleur sort ?
Parviendront-ils à se mettre d’accord sur des projets ? On peut se demander si ces cinq pays ne s’associent pas surtout pour montrer aux puissances traditionnelles qu’ils pourraient le faire. En réalité, selon moi, ces cinq pays ont peu d’intérêts communs.
Ont-ils la surface financière pour faire vivre une telle banque ?
Sans aucun doute ! La Chine, à elle seule, possède plus de 3000 milliards de dollars de réserves de change dont elle ne sait que faire. C’est énorme, presque deux fois le total des dettes publiques externes des pays en développement. Une bonne part de cet argent est placé en bons du Trésor américain : la Chine est la première créancière des États-Unis. Le Brésil et la Russie, également, ont des réserves très importantes. Seule l’Afrique du Sud aura de la peine à mettre les 10 milliards de dollars au capital de départ de l’établissement.
L’investissement du Brésil dans la NBD ne signe-t-il pas l’acte de décès de la BdS ?
Celle-ci est déjà mal en point... Mais, avec ou sans le Brésil, l’Amérique du Sud possède encore les moyens financiers de démarrer ce projet. Selon moi, Brasilia est le principal responsable du blocage. Le Brésil possède sa propre banque de développement, la BNDES, qui investit énormément à l’étranger. Son poids, en Amérique du Sud, équivaut à celui de la Banque interaméricaine de développement et aux prêts de la BM dans la région ! Le Brésil la privilégie. Il n’a participé à la BdS que pour freiner un concurrent potentiel.
Cet échec et les difficultés financières de l’Argentine et du Venezuela ne sont-ils pas le signe que le rêve d’indépendance latino-américain était hors de portée ?
Au moment où Hugo Chávez a proposé la BdS, le projet était tout à fait raisonnable ! L’erreur a peut-être été de penser qu’il fallait à tout prix mettre le Brésil dans le coup. La plupart des pays du continent ont quand même prouvé qu’ils pouvaient s’éloigner du consensus néolibéral. Des structures nouvelles ont commencé à fonctionner, telle que l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA). Il y a aussi la décision de l’Équateur, de la Bolivie et du Venezuela de se retirer du tribunal de la BM en matière d’investissement. Et l’augmentation des impôts payés par les entreprises étrangères qui exploitent les ressources naturelles. C’est insuffisant en regard du potentiel réel de ces pays et des défis à relever, mais il est encore temps : il faudrait une réaction forte dans les deux ans à venir. Des responsables gouvernementaux poussent dans ce sens. Sans quoi je crains que le sous-continent n’aille vers de grandes difficultés financières. Un scénario semblable à celui de la crise de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
de 1982 est dans l’air.
Y-a-t-il des signes avant-coureurs ?
Oui, les États-Unis se préparent à augmenter les taux d’intérêts qu’ils ont massivement baissés avec la crise de 2007-2008. Cela va renchérir le refinancement de la dette au moment même où les revenus des États sud-américains sont menacés par une baisse de la demande mondiale de matières premières. Je crains que ces pays ne se rendent compte d’ici deux à trois ans qu’ils ont raté une magnifique occasion, durant la décennie passée, de se doter d’instruments financiers alternatifs destinés à les blinder contre des décisions prises par les pays du Nord.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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