20 novembre 2017 par Eric Toussaint , Marie Charrel
Eric Toussaint à Athènes, en mars 2015. LOUISA GOULIAMAKI / AFP
Nous reprenons une interview d’Eric Toussaint publiée par Le Monde le 18 novembre 2017 à l’occasion de la sortie du livre Le système dette. Le porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, explique les difficultés des Etats, trop dépendants des matières premières. Le titre original de l’interview est : « L’Amérique latine se débat dans le cycle infernal de la dette depuis deux cents ans »
Docteur en sciences politiques et porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM international), Eric Toussaint publie Le Système dette, histoire des dettes souveraines et de leur répudiation (Les Liens qui Libèrent, 338 p., 19,50 euros). Il explique comment les pays trop dépendants des matières premières tombent dans le piège de l’endettement.
Le Venezuela est en défaut de paiement partiel. Comment en est-il arrivé là ?
Le Venezuela est un cas emblématique du cycle infernal dans lequel l’Amérique latine se débat depuis deux cents ans. Celui-ci a démarré dès 1810, lorsque le Vénézuélien Simon Bolivar, figure de la lutte pour l’émancipation des colonies espagnoles, a commencé à emprunter à Londres, à des conditions très désavantageuses, pour financer les guerres d’indépendance.
Depuis, le même schéma s’est reproduit à de nombreuses reprises dans la région : chaque fois, les Etats s’endettent en mettant en garantie leurs ressources naturelles ou en utilisant une partie des revenus issus de ces ressources, pour rembourser leurs emprunts. Lorsque les cours des matières premières sont élevés, comme entre 2003 et 2014, les conditions imposées par les créanciers sont tenables. Mais, dès que les cours s’effondrent, les Etats se retrouvent en difficulté et à la merci des créanciers, comme le Venezuela aujourd’hui.
Vous pointez les créanciers. Les coupables ne sont-ils pas les dirigeants, qui, au Venezuela ou en Argentine, n’ont pas assez diversifié l’économie pendant les années prospères ?
Oui, les classes dominantes locales et les dirigeants. Avec la signature d’accords de libre-échange peu favorables, c’est l’autre constante du scénario observé depuis deux siècles. Chaque fois, les classes dominantes locales ont intérêt à maintenir leur pays dans une situation de subordination vis-à-vis des créanciers, puisqu’elles aussi investissent dans la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
extérieure de leur pays, qu’elles n’ont aucun intérêt à voir répudiée.
Au Venezuela, une partie des élites actuelles ont, comme au XIXe siècle, acheté des titres de dette émis par l’Etat, libellés en dollars, mais vendus en bolivars. Elles revendent ensuite ces titres aux Etats-Unis, ce qui leur permet d’obtenir des dollars en cash. Certains écoulent ensuite ces dollars au Venezuela sur le marché noir, où le taux de change est très défavorable à la population.
Vous présentez la répudiation des dettes illégitimes comme une solution. Un pays refusant d’honorer ses échéances ne risque-t-il pas d’être exclu des marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
?
C’est le grand argument des banquiers, mais l’histoire montre qu’il en est autrement. Quand un pays répudie sa dette, les compteurs sont remis à zéro. L’économie repart et, en général, de nouveaux banquiers désireux de prêter aux pays se présentent vite à la porte, puisqu’ils ont l’opportunité de gagner de l’argent.
C’est ce que l’on a observé, en 1867, au Mexique ou même, en 1917, en Russie. Après la révolution, le pouvoir soviétique a refusé d’honorer les dettes contractées par le tsar auprès de plusieurs pays occidentaux. La France a vivement protesté, d’autant que 1,6 million de résidents français détenaient des titres russes. Des négociations ont échoué en 1922. Mais, peu de temps après, le Royaume-Uni, l’Italie et la République de Weimar, puis la France, ont recommencé à accorder des crédits commerciaux aux Soviétiques, afin qu’ils puissent financer leurs importations. Il y a une telle concurrence entre les prêteurs que les pays ayant répudié leur dette ne restent jamais longtemps privés de financement.
Après son défaut, en 2001, l’Argentine n’a pourtant pas pu emprunter à l’international pendant plus de dix ans !
C’est différent : après avoir suspendu le paiement de sa dette à l’égard des banques et du Club de Paris
Club de Paris
Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.
Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.
Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
, en 2001, Buenos Aires avait les moyens de se passer des marchés. Le pays enregistrait une très forte croissance, portée par le boom des matières premières. Le gouvernement de Mauricio Macri, arrivé en 2015, a choisi de revenir sur les marchés. Le pays aurait pu s’en passer, si l’Amérique latine avait réussi à bâtir une véritable banque du Sud, offrant un financement alternatif à ceux du Fonds monétaire international
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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- FMI - et des investisseurs internationaux.
Votre comité se bat contre les dettes odieuses. Quelles sont celles qui, aujourd’hui, correspondent à ces critères ?
Le juriste - russo-américain - Alexander Nahum Sack - 1890-1955 - en a donné une définition en 1927 : une dette est odieuse si elle est contractée contre l’intérêt général de la population du pays, et si les créanciers en sont conscients ou auraient dû l’être. Selon ces critères, c’est le cas de la dette contractée par la Grèce à partir de 2010 à l’égard des pays de la zone euro, dont la France, du FMI et de la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. européenne. Ces emprunts n’ont pas été contractés dans l’intérêt du peuple hellène, mais de celui des banques étrangères exposées à la Grèce. En outre, ils sont conditionnés à l’application de réformes qui violent les droits économiques et sociaux fondamentaux des Grecs en matière d’accès à la santé, au logement ou à l’éducation. Athènes gagnerait à répudier cette dette.
Mais les prêts accordés par la zone euro correspondent également à l’argent des contribuables européens !
Prenons le cas de la France. En 2010, Paris a accordé un prêt bilatéral à la Grèce, dont les remboursements doivent démarrer en 2022. Une répudiation n’aurait donc pas d’effet avant cette date. Elle pourrait passer par une consultation du peuple français, après un audit, afin d’éclairer le public. Ce prêt, à l’époque présenté comme indispensable pour sauver la zone euro, a également aidé la Grèce à rembourser ses principaux créanciers privés, dont des banques françaises. Il serait bon de faire la lumière sur le sujet.
Source : Le Monde du 18 novembre 2017
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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