Le feuilleton portoricain continue [1], et il est des plus haletant ! Laissez-moi vous faire le « pitch », comme on dit au cinéma : Porto Rico croule sous une dette impayable de plus de 72 milliards $, et a déjà fait défaut l’été dernier sur une échéance due par une entreprise publique. Les négociations piétinent entre le gouverneur de l’île, les créanciers et le gouvernement fédéral des États-Unis pour trouver une issue qui permettrait à tout le monde d’être content – bien entendu, le peuple n’entre que rarement dans l’équation. Les cerveaux s’échauffent, les créanciers n’acceptent des décotes que très marginales, le gouvernement US ne parvient pas à se mettre d’accord pour savoir si Porto Rico pourra bénéficier de la loi sur les faillites (le fameux Chapitre 9), et les prochaines échéances approchent…
Porto Rico s’est déjà soumis à une terrible cure d’austérité, qui a plongé sa population dans la misère (près de la moitié de la population se trouve sous le seuil de pauvreté, lui-même déjà bien bas, et l’émigration explose) et le gouverneur refuse d’approfondir ces mesures antipopulaires. Comme les négociations s’enlisent, ce dernier a fait passer, le 6 avril, un décret d’urgence autorisant le gouvernement à déclarer un moratoire
Moratoire
Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.
Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
sur la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique de Porto Rico et à en suspendre le paiement s’il l’estime nécessaire : c’est le Puerto Rico Emergency Moratorium and Financial Rehabilitation Act. Cette mesure vise notamment à protéger la Banque de Développement du pays (GDB, Government Development Bank), dont les liquidités
Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
commencent cruellement à manquer, et qui doit faire face à une échéance de dette de 422 millions $ au 1er mai. Et dans le cadre de ce décret, le gouverneur a décrété, 3 jours plus tard, l’état d’urgence sur la GDB [2] : plus d’argent ne sort de la banque sans l’accord du gouvernement !
La GDB est extrêmement importante pour Porto Rico, car c’est elle qui perçoit tous les dépôts des collectivités et entreprises publiques de l’île, et qui assure le paiement de toute une série de services sociaux de première nécessité. Les mesures du gouvernement visent donc à protéger la population, puisque les seuls versements que la banque est désormais autorisée à faire doivent servir à couvrir les frais nécessaires pour assurer les services de santé, de sécurité et d’éducation. Mais l’acte en question ne constitue pas encore un moratoire sur la dette de la GDB : le gouvernement peut très bien autoriser le paiement de l’échéance du 1er mai 2016… Rien n’est encore joué.
En effet, les négociations se poursuivent, malgré les tentatives d’intimidation de la part des créanciers, qui cherchent à prouver que le décret approuvé par le gouvernement viole leurs droits, notamment dans le cadre d’un récent accord de restructuration entre une partie des créanciers de l’île et l’entreprise publique de distribution d’électricité : la Puerto Rico Electric Power Authority. Quoiqu’il en soit, les créanciers ne peuvent pas quitter la table des négociations, car sans accord sur la dette, sans projet de restructuration, Porto Rico devra faire défaut sur près de 2,5 milliards $ de dette entre mai et juillet 2016.
Le gouvernement de l’île est donc parvenu, si ce n’est à le renverser, tout du moins à équilibrer le rapport de force entre lui et ses créanciers. Malheureusement, il semble évident, et le gouvernement ne s’en cache pas, que l’objectif est bien de parvenir à un accord, et non de rechercher une véritable rupture avec la logique actuelle, d’annuler la dette, de revenir sur les mesures d’austérité mises en place ces dernières années et de chercher de réelles solutions à la pauvreté, au chômage, au manque d’éducation et à l’émigration forcée, pour ne parler que de la partie émergée de l’iceberg.
Ça n’a d’ailleurs pas manqué, puisqu’à peine quelques jours après avoir mis en place ces mesures d’urgence, le gouvernement de Porto Rico a proposé un nouveau plan de restructuration de sa dette, incluant des termes bien plus favorables aux créanciers que les précédentes propositions. Mais ceux-ci ne le trouvent toujours pas satisfaisant, et pour cause : les taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
sont très faibles par rapport à ce que les créanciers ont connu durant les années « fastes » (1,1 % les premières années, et au maximum 5 %, quand les créanciers américains s’approvisionnent à la FED à un taux compris entre 0,25 % et 0,5 %), les créanciers locaux sont avantagés avec des garanties
Garanties
Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome).
sur le long terme et les pensions des retraités du secteur public sont protégées de toute réforme [3]. Un véritable pied de nez, et la poursuite d’un bras de fer qui dure depuis plusieurs mois déjà.
Une chose reste à éclaircir : le gouvernement de Porto Rico ira-t-il jusqu’au bout, et déclarera-t-il un moratoire sur sa dette au mois de mai, ou au plus tard en juillet, lorsque l’échéance des 2 milliards tombera ? Ou essaye-t-il simplement de temporiser, utilisant le moratoire comme une menace pour pousser le gouvernement fédéral à étendre le Chapitre 9 ? Celui-ci, hors d’accès pour Porto Rico, lui permettrait d’imposer ses termes aux créanciers, mais l’obligerait à se soumettre à une supervision externe qui imposera, à n’en pas douter, des réformes qui auront peu de chances d’améliorer la situation pour la population portoricaine.
Il est évident pour nous que le gouvernement de Porto Rico doit radicaliser sa ligne et tenir ses engagements envers sa population. Mais la posture de la négociation avec les créanciers ne lui permettra pas, au final, de s’en donner réellement les moyens. Face aux exigences des créanciers, qui portent une importante part de responsabilité dans la situation actuelle [4], il faut opposer une position ferme et suspendre le paiement de la dette, afin de réaliser un audit de l’intégralité de celle-ci. La partie de la dette qui se révélera être illégale, odieuse ou illégitime devra être purement et simplement annulée, ce qui permettra à l’État d’assumer pleinement son rôle au service de sa population et d’envoyer un signal fort à tous ceux qui subissent le diktat de la dette.
[1] Voir l’article Porto Rico doit sortir du piège de la dette, CADTM, 17 novembre 2015.
[2] The Washington Post, Puerto Rico governor declares emergency at Government Development Bank, 9 avril 2016.
[3] New York Times, Puerto Rico Aims to Appease Congress With New Debt Proposal, 11 avril 2016.
[4] Voir l’article Porto Rico doit sortir du piège de la dette], CADTM, 17 novembre 2015.
11 septembre 2019, par Pierre Gottiniaux
20 juillet 2019, par Pierre Gottiniaux
9 janvier 2018, par Pierre Gottiniaux
20 décembre 2017, par Pierre Gottiniaux
5 octobre 2017, par Pierre Gottiniaux
24 mai 2017, par Renaud Vivien , Pierre Gottiniaux
14 février 2017, par Eric Toussaint , Maud Bailly , Christine Vanden Daelen , Jérôme Duval , Rui Viana Pereira , Omar Aziki , Pierre Gottiniaux , Broulaye Bagayoko
23 décembre 2016, par Pierre Gottiniaux
25 novembre 2016, par Pierre Gottiniaux
16 juin 2016, par Pierre Gottiniaux