Biden : bien mais pas assez...

États-Unis 2021 : Néolibéralisme malmené et la gauche en embuscade !

7 mai 2021 par Yorgos Mitralias


Ayant été député ou sénateur pendant 39 ans, et vice-président du pays pendant huit années supplémentaires, Joe Biden a eu évidemment tout le temps pour se faire un profil de politicien que Wikipedia situe avec raison à “l’aile droite du parti Démocrate”. Alors, que se passe-t-il que les uns après les autres des économistes de gauche et même d’extrême gauche se déclarent “surpris agréablement” par le bilan des 100 premiers jours de la présidence de Biden, allant même jusqu’à constater qu’il s’éloigne du néolibéralisme dominant ?



Comme à notre époque il n’y a plus de miracles, ce qui se passe c’est tout simplement qu’il y a désormais aux États-Unis non seulement de très importants mouvements populaires mais aussi des forces de la gauche radicale jouissant d’une influence sociale sans précédent, capables de faire sentir leur présence au centre de la scène politique, et même d’imposer quelques-unes de leurs thèses et de leurs propositions ! Et pour preuve, voici tout de suite comment se manifeste cette capacité sans précédent de la nouvelle gauche américaine d’influencer et de “gauchiser” les politiques de ce président Biden, par ailleurs conservateur chevronné, tout en luttant et mobilisant sur son propre programme revendicatif et émancipateur.

Alors, tandis qu’en Europe, où les gouvernants ne ressentent pratiquement pas de pressions venant de la gauche, les plans de relance économique se résument à la recette usée jusqu’à l’os de l’austérité draconienne, les plans correspondants de la présidence de Biden se distinguent par leurs différences quantitatives et surtout, qualitatives. Non seulement parce qu’ils représentent des investissements de plusieurs milliers de milliards de dollars, mais surtout parce qu’ils ignorent les vaches sacrées du néolibéralisme que sont la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
et l’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. , mettent en avant la politique au lieu de l’économie et partent de la satisfaction des besoins de la population. En d’autres termes, ils constituent un changement de cap après un demi-siècle de politiques néolibérales de tous les gouvernements précédents, tant républicains que démocrates. Et certainement, ils constituent un éloignement sinon une première rupture avec les dogmes et les contraintes du néolibéralisme !

Évidemment, la situation politique pour le moins malsaine et la menace permanente représentée par Trump et les siens, ainsi que la pression asphyxiante exercée par les crises cataclysmiques économique, sanitaire, climatique et sociale expliquent en partie le changement de cap de la nouvelle administration américaine. Cependant, les plans de relance du président Biden n’auraient jamais été axés sur la lutte contre la catastrophe climatique et les inégalités, si on n’avait pas vu se développer ces 5-6 dernières années aux États-Unis des mouvements sociaux de masse (pour le climat, la santé, l’éducation, les salaires, le logement, l’antiracisme, les infrastructures délabrées et évidemment, les droits des femmes et des minorités) qui ont convaincu et mobilisé des dizaines de millions de citoyens autour de la nécessité de donner au plus vite des solutions à ces problèmes.

Mais, tout cela étant dit, que fait actuellement la nouvelle gauche américaine ? Est-ce qu’elle se repose sur ses lauriers et se limite au classique “soutien critique” au président Biden ? La réponse est un Non catégorique. D’autant plus que la politique étrangère de la nouvelle administration est – pour l’instant – très agressive et réactionnaire, ne se différenciant substantiellement de celles des administrations précédentes [1]. C’est ainsi que tandis que, tout au moins à l’intérieur du pays, prévaut le constat que Biden surprend agréablement de puisqu’il prend la bonne direction, tous les mouvements sociaux, les syndicats de lutte de classes et les représentants de la gauche radicale (d’Alexandria Ocasio-Cortez et Bernie Sanders au vieux anarchiste Noam Chomsky) déclarent d’une seule voix qu’il “s’agit seulement d’un premier pas positif”, qui n’est pourtant pas suffisant car les temps et les besoins des gens demandent beaucoup plus !

Voici donc pourquoi, dans la rue mais aussi dans le Parlement et le Sénat, la gauche radicale américaine choisit de contrer et dépasser Biden pas seulement en paroles mais surtout en actes. C’est ainsi qu’au plan présidentiel de 2 mille milliards de dollars à investir dans les cinq ans à venir principalement dans les infrastructures et contre les inégalités, elle oppose son propre projet de loi – déjà déposé au Parlement – qui prévoit des investissements de mille milliards de dollars par an, ou 10.000 milliards pour les 10 ans à venir, dans les infrastructures, le climat et l’emploi ! Mais, la différence avec le plan présidentiel n’est pas seulement quantitative. Elle est surtout qualitative puisque son propre plan appelé THRIVE (Transform, Heal, and Renew by Investing in a Vibrant Economy), met en toute première ligne de ses priorités les minorités opprimées, les peuples indigènes, les syndicats ouvriers et plus généralement, les victimes des politiques néolibérales et de la catastrophe climatique. De quelle manière ? En stipulant que 50 % des investissements du plan devront aller à ces communautés opprimées, lesquelles devraient d’ailleurs fournir 50 % des citoyens embauchés pour travailler pour le plan THRIVE. Et aussi, en prévoyant la constitution d’organes communs représentatifs de ces groupes sociaux opprimés, afin qu’ils soient ces organes et nul autre, qui décident où et comment se feront les investissements, et quels de leurs besoins devront être satisfaits en priorité.

Ce n’est pas un hasard que le plan THRIVE qui tire son inspiration du Green New Deal New Deal Nom donné aux mesures prises aux États-Unis par Roosevelt à partir de son élection en 1933 à la présidence pour faire face à la crise économique déclenchée en 1929.

Rappelons que dans le cadre du New Deal aux États-Unis et des politiques keynésiennes qui ont été étendues à l’Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale sous la pression d’importantes mobilisations populaires, les droits sociaux ont été nettement améliorés, une protection sociale importante a été mise en place, les banques d’affaires ont été séparées des banques de dépôts, le taux d’imposition des revenus les plus élevés a atteint 80 % aux États-Unis. On pourrait ajouter que les inégalités dans la répartition des revenus et du patrimoine ont été réduites. À cette époque, le Grand Capital avait été contraint de faire des concessions aux classes populaires qui s’étaient fortement mobilisées. Le gouvernement du président Roosevelt, qui voulait réformer le capitalisme pour le sauver et le consolider, avait dû affronter la Cour suprême qui avait essayé de faire abroger plusieurs de ses décisions. Roosevelt, pressé par la radicalisation à gauche des classes populaires, avait réussi à contrecarrer les décisions de la Cour suprême et avait imposé des mesures fortes, y compris en permettant aux syndicats de se renforcer dans les usines et aux travailleurs de recourir aux grèves pour obtenir des concessions des patrons.
, est signé et présenté par le sénateur Ed Markey qui, ensemble avec Alexandria Ocasio-Cortez, a élaboré le plan Green New Deal il y a deux ans. Il est donc intéressant de voir comment ce même sénateur Markey a présenté il y a quelques semaines, la “philosophie” du plan THRIVE et plus généralement, de la nouvelle gauche américaine : “Les politiciens ne peuvent plus ignorer les réalités vécues par des millions de Noirs, de “Browns”, des Indigènes, des immigrants et des familles ouvrières dans toute l’Amérique. Les quatre crises qu’affronte l’Amérique nous tuent littéralement. C’est le changement climatique, la pandémie de la santé publique, l’injustice raciale et l’inégalité économique. Nous ne pouvons pas vaincre une seule de ces crises. Nous devons développer un plan d’action qui les affronte toutes à la fois...

Est-ce qu’il est envisageable qu’un projet de loi comme THRIVE soit voté et devienne loi ? Ses inspirateurs n’ont pas d’illusions. Il ne sera pas voté bien qu’il y a déjà une centaine de députés Démocrates qui s’empressent de le parrainer ! Cependant, pour l’instant, leur objectif est tout autre : Ayant ce projet de loi comme arme, provoquer une agitation sociale de grandes dimensions, en mobilisant les communautés et les classes directement intéressées sur leurs concrètes revendications et plans d’action. D’ailleurs, le même objectif est partagé par les auteurs d’un autre projet de loi encore plus ambitieux et radical, qui vient lui aussi s’opposer an plan du président Biden.

Il s’agit du gigantesque plan CCC (Civilian Climate Corps for Jobs and Justice Act) d’Alexandria Ocasio-Cortez (dite AOC) et du sénateur Ed Markey, lequel est opposé au plan présidentiel du même nom. Tous les deux sont une version actualisée du célèbre CCC (Civilian Conservation Corps) du président Roosevelt qui, dans les années 30, a mis au travail 3 millions de chômeurs pour mettre en application son New Deal. Mais, les ressemblances s’arrêtent là. En effet, tandis que le plan de Biden ne prévoit pas d’embaucher plus de 200.000 travailleurs, celui de AOC-Markey veut créer une “armée” de 1,5 million de travailleurs destinée à soigner quelques-unes des plus grandes plaies des États-Unis : les infrastructures vieillissantes et délabrées, l’eau dangereusement polluée au plomb (presque la moitié des Américains ne boivent pas de l’eau propre), la pollution atmosphérique, les incendies de plus en ravageurs, et avant tout, le changement climatique mais aussi le chômage puisqu’il est calculé que ce plan pourrait bien créer 15,5 millions de nouveaux emplois.

Mais, attention : Les différences entre ce plan et ceux de Biden et Roosevelt sont énormes. Tandis que le plan de Roosevelt, et dans une certaine mesure celui de Biden, laissent leurs travailleurs sans sécurité sociale et ne les rémunèrent pas bien, celui des AOC-Markey qui vient d’être déposé à la Chambre des Représentants, garantit une pleine et complète couverture maladie, un salaire horaire de 15 dollars et des bourses pour la formation professionnelle de ses 1,5 million de travailleurs. Et à l’opposé du CCC de Roosevelt, qui acceptait les discriminations raciales et excluait les femmes et les minorités, le CCC de la nouvelle gauche américaine donne la priorité à la satisfaction des besoins des communautés opprimées (dont la toute première est celle des peuples indigènes), libres de décider en commun avec les syndicats ouvriers et les collectivités locales, le contenu et la planification de leurs actions !

Cela étant dit, il est clair qu’on se trouve devant des plans qui dépassent largement la simple résolution des problèmes, aussi grands soient-ils, et nous introduisent potentiellement à la problématique de la construction d’une société démocratiquement organisée de transition méta-capitaliste. Et tout cela de manière claire, concrète et directement compréhensible par une grande partie de la population, et aussi avec la participation active de cette même population, laquelle y aura le rôle de protagoniste !

En dernière analyse, beaucoup sinon tout, dépendra de la direction que prendra la lutte de classe, de quel côté va pencher la balance sociale. Et avant tout, dans quelle mesure on assistera à la répétition des grèves de masse et des autres grandes mobilisations sociales sur lesquelles s’est appuyé le New Deal dans les années 30. Nous terminons donc en donnant la parole à celle qui est peut-être la figure la plus emblématique du nouveau syndicalisme de lutte de classes américain, la présidente du syndicat des personnels navigants Sara Nelson, qui déclare sans ambages que le moment de la mobilisation des travailleurs est arrivé : “C’est à nous d’exploiter ce moment et construire sur cette conjoncture favorable pour faire passer la PRO Act (le projet de loi qui protège les droits syndicaux), récupérer les droits électoraux, s’organiser par millions, battre l’inégalité, lutter pour l’égalité, gagner l’assurance maladie pour tous, sauver la planète avec des bons emplois syndiqués, et assurer l’épanouissement de notre démocratie”...


Notes

[1C’est peu après la publication de la version en grec de ce texte qu’est tombée la nouvelle du positionnement de l’administration américaine en faveur de la suspension des brevets sur les vaccins anti-covid. Il s’agit d’un énième, mais cette fois très important développement qui confirme pleinement que les mouvements sociaux et la nouvelle gauche américaine sont bien capables d’influencer et même de changer en mieux les politiques du président Biden et de son administration. La suite des événements promet d’être passionnante.

Yorgos Mitralias

Journaliste, Giorgos Mitralias est l’un des fondateurs et animateurs du Comité grec contre la dette, membre du réseau international CADTM et de la Campagne Grecque pour l’Audit de la Dette. Membre de la Commission pour la vérité sur la dette grecque et initiateur de l’appel de soutien à cette Commission.

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