10 février 2017 par Cinzia Arruzza , Linda Martín Alcoff , Tithi Bhattacharya , Nancy Fraser , Keeanga-Yamahtta Taylor , Rasmea Yousef Odeh
La massive Marche des femmes le 21 janvier 2017, dans diverses villes des Etats-Unis, a été conclue sur la décision d’un appel pour une grève générale des femmes, dont la date n’était pas précisée. En date du 6 février, la Women’s March publiait sur Twitter l’annonce suivante : « General strike : a day without a woman. Date to be announced ». Suite à la Marche du 21 janvier, la Women’s March déclare : « D’abord nous avons marché. Maintenant nous nous rassemblons, nous réunissons nos communautés et nous planifions le prochain pas. » Autrement dit, les modalités de poursuite du mouvement du 21 janvier sont largement débattues.
Dans ce contexte, le thème d’une grève générale des femmes est aujourd’hui d’actualité aux Etats-Unis. Il s’inscrit dans un mouvement international plus large initié entre autres en Amérique latine. Nous publions ci-dessous le texte publié sur Viewpoint Magazine, « un collectif militant de recherche », le 3 février 2017. La convergence effective – qui nécessite certainement un dialogue entre de multiples composantes – des diverses initiatives en cours apparaît de la plus grande importance pour consolider la mobilisation du 21 janvier. (Réd. A l’Encontre)
Il est possible que les massives marches des femmes du 21 janvier 2017 marquent le début d’une nouvelle vague de luttes féministes combatives. Mais quel en sera son axe principal ?
Il n’est, à notre avis, pas suffisant de s’opposer à Trump et à ses politiques misogynes, homophobes, transphobes et racistes agressives ; nous devons également cibler les attaques néolibérales en cours contre les dispositions sociales et les droits du travail. Alors que la misogynie éhontée de Trump a été le déclencheur de la réponse massive du 21 janvier, les attaques contre les femmes (et toutes les personnes qui travaillent) sont bien antérieures à son gouvernement. Les conditions d’existence des femmes, en particulier pour les femmes de couleur et les travailleuses, les chômeuses et les migrantes, se sont détériorées constamment au cours des trois dernières décennies en raison de la financiarisation [du capitalisme] et de la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
des entreprises.
Le féminisme « lean-in » et d’autres variantes du féminisme d’entrepreneures [1] ne correspond pas à la majorité d’entre nous, celles qui n’ont pas accès à une possibilité individuelle d’autopromotion et d’avancement et dont les conditions d’existence ne peuvent être améliorées qu’au travers de politiques qui défendent la reproduction sociale [2], garantissent la justice reproductive [3] ainsi que les droits du travail. Ainsi que nous la concevons, cette nouvelle vague de mobilisations de femmes doit aborder toutes ces dimensions de manière directe. Cela doit être un féminisme pour les 99 %.
Le type de féminisme que nous cherchons émerge déjà internationalement, au sein de luttes à travers le monde : de la grève des femmes en Pologne contre l’interdiction de l’avortement jusqu’aux grèves et marches de femmes en Amérique latine contre la violence masculine ; des manifestations des femmes massives de novembre dernier en Italie en passant par les grèves de femmes pour les droits reproductifs en Corée du Sud et en Irlande. Ce que ces mobilisations ont de frappant, c’est que nombre d’entre elles combinent les luttes contre les violences masculines avec une opposition à la précarisation du travail et aux inégalités salariales tout en combattant l’homophobie, la transphobie et les politiques migratoires xénophobes. Ces mobilisations, prises ensemble, annoncent un nouveau mouvement féministe international dont le programme est élargi, étant simultanément antiraciste, anti-impérialiste, anti-hétérosexiste et contre le néolibéralisme.
Nous voulons contribuer au développement de ce nouveau mouvement féministe, plus étendu.
Comme premier pas, nous proposons de contribuer au lancement d’une grève internationale contre les violences masculines et en défense des droits reproductifs le 8 mars 2017. Nous nous joignons en ce sens à des groupes féministes de trente pays qui ont appelé à une telle grève [voir le site parodemujeres.com]. L’idée est de mobiliser les femmes, les femmes trans et tous ceux et celles qui les soutiennent lors d’une journée internationale de lutte : un jour de grève ; de manifestations, de blocage de routes, de ponts et d’occupation de places ; d’abstention du travail domestique, de soins et de sexe ; de boycott, de ciblage des politiciens et des entreprises misogynes ; de grève dans les institutions de formation. Ces actions ont pour but de rendre visibles les besoins et les aspirations de celles que le féminisme lean-in ignore : les femmes insérées dans le marché du travail « formel », les femmes travaillant dans la sphère de la reproduction sociale et des soins ainsi que les chômeuses et les précaires.
En adoptant un féminisme pour le 99 %, nous tirons notre inspiration de la coalition argentine Ni Una Menos [Pas une de moins, lancée contre les violences sexistes, manifestations en juin 2015 et juin 2016]. Les violences contre les femmes, ainsi que nous les définissons, ont des facettes multiples : c’est la violence domestique mais aussi la violence du marché, de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
, des rapports de propriété capitalistes et de l’Etat ; la violence des politiques discriminatoires à l’encontre des lesbiennes, des trans et des femmes queer, la violence de la criminalisation des mouvements migratoires par l’Etat, la violence des incarcérations de masse et la violence institutionnelle contre les corps des femmes par l’interdiction des avortements et l’accès limité à des soins gratuits ainsi qu’à l’avortement gratuit. Leurs perspectives informent notre détermination à nous opposer aux attaques institutionnelles, politiques, culturelles et économiques contre les musulmanes et les migrantes, les femmes de couleur, les travailleuses et les chômeuses, les lesbiennes, les femmes trans et transgenres.
Les marches des femmes du 21 janvier ont démontré qu’aux Etats-Unis également un nouveau mouvement féministe pourrait bien être en train de se former. Il est important de ne pas perdre cet élan. Rassemblons-nous le 8 mars pour la grève et les manifestations. Utilisons l’occasion de cette journée internationale d’action pour en finir avec le lean-féminisme et pour le remplacer par un féminisme des 99 %, un féminisme de la base, un féminisme anticapitaliste : un féminisme solidaire des travailleuses, de leurs familles et de leurs alliés à travers le monde. (Article publié le 3 février 2017 sur le site Viewpointpointmag.com ; traduction A l’Encontre)
Source : A l’Encontre
[1] Allusion au titre de l’ouvrage de Sheryl Sandberg, directrice des opérations de Facebook après un passage à la direction de Google. Sandberg a été régulièrement classée parmi les 100 femmes les plus puissantes du monde par le magazine Fortune. Le livre s’intitule Lean In : Women, Work, and the Will to Lead. Il a été traduit en français avec le titre de En avant toutes : les femmes, le travail et le pouvoir avec une préface de l’ancienne ministre des Finances française et actuelle directrice du FMI, Christine Lagarde. La féministe afro-américaine Gloria Jean Watkins (bell hooks, de son nom de plume) en a fait une critique intitulée Dig Deeper : Beyond Lean In. (Réd. A l’Encontre)
[2] La « reproduction sociale » est entendue ici comme un processus intégré de production des biens et des services et de production de la vie. (Réd. A l’Encontre)
[3] La « justice reproductive » se développe lorsque l’ensemble des personnes disposent d’un pouvoir social, politique et économique et des ressources permettant de prendre de bonnes décisions ayant trait à leur genre, leur corps, leur sexualité et leurs familles pour elles-mêmes et leur communauté. La justice reproductive vise à transformer les inégalités de pouvoir et créer sur le long terme un changement systémique. La théorie de la justice reproductive s’est développée depuis 1994, en intégrant un ensemble de droits intriqués. (Réd. A l’Encontre)
est professeure assistante de philosophie à la New School for Social Research de New York. Elle a publié Dangerous Liaisons : The Marriages and Divorces of Marxism and Feminism.
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est professeure de philosophie au Hunter College et auteure de Visible Identities : Race, Gender, and the Self.
enseigne l’histoire à Purdue University. Son premier livre porte le titre de The Sentinels of Culture : Class, Education, and the Colonial Intellectual in Bengal et Social reproduction theory : remapping class, recentering oppression (Pluto press, 2017). Elle est membre du mouvement International Women’s Strike aux Etats-unis.
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est Loeb Professor de Philosophy and Politics à la New School for Social Research. Parmi ses ouvrages, mentionnons Redistribution or Recognition et Fortunes of Feminism.
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est professeure assistante du Center for African American Studies de l’Université de Princeton et auteure de From #BlackLivesMatter to Black Liberation.
est la directrice associée de l’Arab American Action Network et ancienne membre du Front populaire de libération de la Palestine.