Série : Les États au service des banques au prétexte du « Too big to fail » (partie 4)

États-Unis : La Fed au secours de Wall Street

28 septembre 2014 par Eric Toussaint




La Fed (voir encadré sur la Fed) octroie depuis 2008 un crédit illimité aux banques au taux officiel de 0,25 %. En réalité, comme l’a révélé en juillet 2011 un rapport du GAO, équivalent de la Cour des Comptes aux États-Unis, la Fed a prêté 16 000 milliards de dollars à un taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
inférieur au taux officiel de 0,25 % [1]. Le rapport démontre que la Fed n’a pas respecté ses propres règles prudentielles et qu’elle n’en a pas averti le Congrès. Selon les travaux d’une commission d’enquête du Congrès des États-Unis, la collusion entre la Fed et les grandes banques privées a été évidente : « Le PDG de JP Morgan Chase était membre de la Réserve fédérale de New York au moment où « sa » banque recevait une aide financière de la Fed s’élevant à 390 milliards de dollars. De plus, JP Morgan Chase a également servi d’intermédiaire pour les crédits d’urgence octroyés par la Fed. » [2]. Selon une étude indépendante de l’Institut Levy auquel collaborent des économistes comme Joseph Stiglitz, Paul Krugman et James K. Galbraith, les crédits de la Fed auraient atteint un montant plus élevé que celui révélé par le GAO, ce ne serait pas 16 000 milliards de dollars, mais 29 000 milliards de dollars [3].

Les grandes banques européennes ont eu accès à ces prêts de la Fed jusqu’au début 2011 (Dexia a ainsi reçu en prêt 159 milliards de dollars [4] , Barclays 868 milliards, Royal Bank of Scotland 541 milliards, Deutsche Bank 354 milliards, UBS 287 milliards, Crédit Suisse 260 milliards, BNP-Paribas 175 milliards, Dresdner Bank 135 milliards, Société Générale 124 milliards). L’arrêt de ce financement (notamment sous la pression du Congrès américain) a constitué une des raisons pour lesquelles les money market funds Money Market Funds
MMF
Les Money Market Funds (MMF) sont des sociétés financières des États-Unis et d’Europe, très peu ou pas du contrôlées ni réglementées car elles n’ont pas de licence bancaire. Ils font partie du shadow banking. En théorie, les MMF mènent une politique prudente mais la réalité est bien différente. L’administration Obama envisage de les réglementer car, en cas de faillite d’un MMF, le risque de devoir utiliser des deniers publics pour les sauver est très élevé. Les MMF suscitent beaucoup d’inquiétude vu les fonds considérables qu’ils gèrent et la chute depuis 2008 de leur marge de profit. En 2012, les MMF états-uniens maniaient 2 700 milliards de dollars de fonds, contre 3 800 milliards en 2008. En tant que fonds d’investissement, les MMF collectent les capitaux des investisseurs (banques, fonds de pension…). Cette épargne est ensuite prêtée à très court terme, souvent au jour le jour, à des banques, des entreprises et des États.
Dans les années 2000, le financement par les MMF est devenu une composante importante du financement à court terme des banques. Parmi les principaux fonds, on trouve Prime Money Market Fund, créé par la principale banque des États-Unis JP.Morgan, qui gérait, en 2012, 115 milliards de dollars. La même année, Wells Fargo, la 4e banque aux États-Unis, gérait un MMF de 24 milliards de dollars. Goldman Sachs, la 5e banque, contrôlait un MMF de 25 milliards de dollars.
Sur le marché des MMF en euros, on trouve de nouveau des sociétés états-uniennes : JP.Morgan (avec 18 milliards d’euros), Black Rock (11,5 milliards), Goldman Sachs (10 milliards) et des européennes avec principalement BNP Paribas (7,4 milliards) et Deutsche Bank (11,3 milliards) toujours pour l’année 2012. Certains MMF opèrent également avec des livres sterling. Bien que Michel Barnier ait annoncé vouloir réglementer le secteur, jusqu’à aujourd’hui rien n’a été mis en place. Encore des déclarations d’intention...
1. L’agence de notation Moody’s a calculé que pendant la période 2007-2009, 62 MMF ont dû être sauvés de la faillite par les banques ou les fonds de pensions qui les avaient créés. Il s’est agi de 36 MMF opérant aux États-Unis et 26 en Europe, pour un coût total de 12,1 milliards de dollars. Entre 1980 et 2007, 146 MMF ont été sauvés par leurs sponsors. En 2010-2011, toujours selon Moody’s, 20 MMF ont été renfloués.
2 Cela montre à quel point ils peuvent mettre en danger la stabilité du système financier privé.
états-uniens ont commencé eux-mêmes à fermer le robinet de leurs prêts aux banques européennes à partir de mai-juin 2011 car ils ont considéré que, sans l’appui de la FED, prêter aux banques européennes présentait trop de risque.

La Banque de la Réserve Fédérale des États-Unis



La Banque de la Réserve Fédérale (Fed en anglais) est la banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. des États-Unis. La Fed est chargée de la politique monétaire du pays et joue dès lors un rôle central dans le fonctionnement des marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
mondiaux. C’est une entité indépendante au sein du gouvernement des États-Unis avec une participation active du secteur privé. Selon la loi, ses objectifs principaux sont de garantir la stabilité des prix, d’atteindre le plein emploi et d’assurer la stabilité du système financier, en prenant des mesures visant à prévenir et à atténuer l’impact des paniques et des crises financières. Dans ce but, la FED dispose de trois instruments importants : la gestion des taux d’intérêt, qui influent sur les niveaux de consommation, d’investissement et d’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison.  ; la mise à disposition de liquidités Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
pour les marchés financiers, qui permet de les stabiliser en temps de crises ; la supervision et la régulation des entités financières.

La Fed fut établie par le Federal Reserve Act de 1913, suite à l’instabilité croissante du système financier nord-américain à la fin du 19e et au début du 20e siècle. Jusqu’alors, le pays ne disposait pas d’un système centralisé de contrôle et de régulation du système financier. Chaque État était chargé de réguler et contrôler les banques qui opéraient sous sa juridiction. La Fed fut établie afin d’assurer la stabilité du système financier états-unien par le biais d’un mécanisme de prêteur en dernier ressort. Cette faculté permet à la Fed de fournir des ressources à des banques qui sont en difficulté.

Du point de vue institutionnel, le système de la Fed est composé de douze banques régionales et d’un Conseil des gouverneurs au niveau national. Les banques régionales fonctionnent comme des sociétés par actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
. Pour être membres du système, les banques doivent posséder des actions au sein du système régional dont la Fed assure la supervision. Ces actions ne peuvent être vendues ni commercialisées, et offrent à leurs propriétaires un rendement annuel de 6 %. Elles permettent aux banques de participer à l’élection des membres du Conseil d’administration en charge des succursales de la Fed au niveau régional. Ce Conseil comprend neuf membres : trois sont choisis par les banques et représentent directement leurs intérêts ; trois représentent les intérêts commerciaux et industriels de la région et sont également choisis par les banques ; trois sont choisis par le Conseil des gouverneurs qui opère au niveau national.

De son côté, le Conseil des gouverneurs a pour mission de superviser les douze banques régionales et de s’assurer de l’application adéquate de la politique monétaire. Il est composé de sept membres, nommés par le Président des États-Unis et confirmés par le Sénat, pour des mandats de 14 ans. Une des fonctions principales du Conseil est la réalisation du Federal Open Market Committee (FOMC), qui fixe les taux d’intérêt et détermine l’orientation générale de la politique monétaire du pays.

A titre de comparaison, deux différences clefs distinguent la Fed de sa contrepartie européenne, la Banque centrale européenne BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
(BCE). Tandis que la Fed a pour mission de garantir simultanément la stabilité des prix et le plein emploi, la BCE a pour objectif principal de maintenir une inflation basse et stable au sein de la zone euro. La seconde différence réside dans la capacité de régulation et de contrôle des entités financières. Tandis que la Fed est en mesure de réguler et surveiller toutes les entités au sein du système de la Fed, la BCE dépend des banques centrales au niveau national, lesquelles exercent cette fonction de régulation et de contrôle. Dernièrement, la Commission européenne a approuvé l’extension des pouvoirs de la BCE afin qu’à partir de l’automne 2014, celle-ci puisse superviser et réguler directement les grandes banques au sein du système européen. Affaire à suivre.


Éric Toussaint, maître de conférence à l’université de Liège, préside le CADTM Belgique et est membre du conseil scientifique d’ATTAC France. Il est auteur des livres Bancocratie, Aden, 2014, http://cadtm.org/Bancocratie ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010.

Notes

[1GAO, « Federal Reserve System, Opportunities Exist to Strengthen Policies and Processes for Managing Emergency Assistance », juillet 2011, http://www.gao.gov/assets/330/321506.pdf. Ce rapport, d’une institution qui est l’équivalent de la Cour des Comptes (GAO = United States Government Accountability Office), a été réalisé grâce à un amendement à la loi Dodd-Frank introduit par les sénateurs Ron Paul, Alan Grayson et Bernie Sanders en 2010. Bernie Sanders, sénateur indépendant, l’a rendu public http://www.sanders.senate.gov/imo/media/doc/GAO%20Fed%20Investigation.pdf

[2« The CEO of JP Morgan Chase served on the New York Fed’s board of directors at the same time that his bank received more than $390 billion in financial assistance from the Fed. Moreover, JP Morgan Chase served as one of the clearing banks for the Fed’s emergency lending programs. » http://www.sanders.senate.gov/newsroom/news/?id=9e2a4ea8-6e73-4be2-a753-62060dcbb3c3

[3Voir James Felkerson, « $29,000,000,000,000 : A Detailed Look at the Fed’s Bailout by Funding Facility and Recipient », www.levyinstitute.org/pubs/wp_698.pdf

[4Voir notamment le rapport du GAO mentionné plus haut à la page 196 qui atteste les prêts à Dexia pour un montant de 53 milliards de dollars, ce qui représente seulement une partie des prêts dont a bénéficié Dexia de la part de la Fed. http://www.gao.gov/assets/330/321506.pdf

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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