Évasion fiscale et fonds vautours : une légalité de façade

7 décembre 2017 par Renaud Vivien


Quelques jours à peine après les Paradise Papers révélant comment les grandes fortunes utilisent les paradis fiscaux pour se soustraire à l’impôt, les Panama Papers refont surface avec la perquisition menée au siège de Dexia SA et de Belfius par la cellule anti-fraude de la police fédérale. De nombreuses données informatiques ont ainsi été saisies afin d’évaluer l’ampleur de l’évasion fiscale organisée par Dexia. Les Panama Papers avaient démontré en 2016 que l’une de ses filiales nommée Experta avait créé plus de 1600 sociétés offshore pour permettre à de riches clients belges d’éluder l’impôt alors que, dans le même temps, Dexia était sauvé de la faillite par les contribuables belges, français et luxembourgeois.



Ces pratiques qu’on appelle aussi pudiquement « optimisation fiscale » pourraient donc non seulement être illégitimes, en ce qu’elles violent l’intérêt général, mais aussi illégales. Rappelons à cet égard qu’il est inexact d’opposer la fraude fiscale (toujours illégale) à l’évasion fiscale comme si cette dernière, bien qu’illégitime, était forcément licite.

Avant de conclure à la légalité d’un montage fiscal, plusieurs éléments doivent être analysés comme l’origine de l’argent dissimulé dans les paradis fiscaux Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
. Est-elle licite ou bien cet argent est-il lui-même le produit d’une fraude fiscale ? À titre d’exemple, la banque HSBC a récemment conclu un accord avec le Parquet financier en France afin d’éviter des poursuites pénales pour blanchiment de fraude fiscale, en contrepartie du paiement d’une amende. Dans une autre affaire, cette banque a également collaboré avec les cartels de la drogue du Mexique et de Colombie dans le blanchiment d’argent.

La finalité du montage fiscal doit aussi être vérifiée. Lorsque l’évitement de l’impôt constitue la raison essentielle de la domiciliation dans un paradis fiscal, on est alors en présence au minimum d’un abus de droit qui est sanctionné. L’abus fiscal est notamment inscrit à l’article 344 du Code belge des impôts sur les revenus.

Cette nécessité d’aller au-delà des apparences vaut également pour les dettes publiques, dont le paiement n’est jamais questionné au motif que la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
contractée par les États dits « démocratiques » serait a priori légale et légitime. C’est notamment le cas des dettes causées par les sauvetages bancaires, dont celui de Dexia. Or, le droit pose de nombreuses limites à leur remboursement, dont certaines sont aussi liées à l’origine et à la finalité du emprunt. La Commission d’audit de la dette grecque a, par exemple, démontré qu’une large partie de cette dette est illégale et illégitime.

Un audit des dettes pour fonder un refus de payer la partie illégitime et illégale est d’autant plus pertinent que l’évasion fiscale est liée au mécanisme d’endettement des États. D’une part, l’évasion fiscale produit mécaniquement de nouvelles dettes à charge des populations, puisque ce manque à gagner pour les États est compensé par le recours à l’endettement. D’autre part, les créanciers de ces dettes sont souvent domiciliés dans les paradis fiscaux, comme les filiales de grandes banques ou encore les fonds vautours Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
qui réalisent des profits indécents en spéculant sur les dettes.

Les fonds vautours sont des sociétés privés qui rachètent à prix cassé la dette des États en difficulté pour ensuite réclamer devant les tribunaux le paiement à la valeur d’origine à 100 %, majoré d’intérêts et de pénalités. Le fonds NML Capital, enregistré aux Iles Caïmans, a, par exemple, réalisé une plus-value Plus-value La plus-value est la différence entre la valeur nouvellement produite par la force de travail et la valeur propre de cette force de travail, c’est-à-dire la différence entre la valeur nouvellement produite par le travailleur ou la travailleuse et les coûts de reproduction de la force de travail.
La plus-value, c’est-à-dire la somme totale des revenus de la classe possédante (profits + intérêts + rente foncière) est donc une déduction (un résidu) du produit social, une fois assurée la reproduction de la force de travail, une fois couverts ses frais d’entretien. Elle n’est donc rien d’autre que la forme monétaire du surproduit social, qui constitue la part des classes possédantes dans la répartition du produit social de toute société de classe : les revenus des maîtres d’esclaves dans une société esclavagiste ; la rente foncière féodale dans une société féodale ; le tribut dans le mode de production tributaire, etc.

Le salarié et la salariée, le prolétaire et la prolétaire, ne vendent pas « du travail », mais leur force de travail, leur capacité de production. C’est cette force de travail que la société bourgeoise transforme en marchandise. Elle a donc sa valeur propre, donnée objective comme la valeur de toute autre marchandise : ses propres coûts de production, ses propres frais de reproduction. Comme toute marchandise, elle a une utilité (valeur d’usage) pour son acheteur, utilité qui est la pré-condition de sa vente, mais qui ne détermine point le prix (la valeur) de la marchandise vendue.

Or l’utilité, la valeur d’usage, de la force de travail pour son acheteur, le capitaliste, c’est justement celle de produire de la valeur, puisque, par définition, tout travail en société marchande ajoute de la valeur à la valeur des machines et des matières premières auxquelles il s’applique. Tout salarié produit donc de la « valeur ajoutée ». Mais comme le capitaliste paye un salaire à l’ouvrier et à l’ouvrière - le salaire qui représente le coût de reproduction de la force de travail -, il n’achètera cette force de travail que si « la valeur ajoutée » par l’ouvrier ou l’ouvrière dépasse la valeur de la force de travail elle-même. Cette fraction de la valeur nouvellement produite par le salarié, Marx l’appelle plus-value.

La découverte de la plus-value comme catégorie fondamentale de la société bourgeoise et de son mode de production, ainsi que l’explication de sa nature (résultat du surtravail, du travail non compensé, non rémunéré, fourni par le salarié) et de ses origines (obligation économique pour le ou la prolétaire de vendre sa force de travail comme marchandise au capitaliste) représente l’apport principal de Marx à la science économique et aux sciences sociales en général. Mais elle constitue elle-même l’application de la théorie perfectionnée de la valeur-travail d’Adam Smith et de David Ricardo au cas spécifique d’une marchandise particulière, la force de travail (Mandel, 1986, p. 14).
de 1270 % contre l’Argentine en obtenant 2,426 milliards de dollars pour des dettes rachetées seulement à 177 millions.

Ce fonds vautour est la propriété du milliardaire Paul Singer, cité à plusieurs reprises dans les Paradise Papers en raison de ses activités dans les paradis fiscaux et de l’influence qu’il exerce sur la politique des États-Unis. Classé parmi les principaux donateurs du Parti Républicain, Singer possède un autre fonds vautour, également basé aux Iles Caïmans, le fonds Kensington ; le même qui, pour se payer, a saisi une partie de l’argent belge de la coopération au développement qui était destiné à la République du Congo.

Les Paradise Papers nous révèlent d’ailleurs plusieurs faits douteux et répréhensibles dans la procédure ayant opposé ce fonds vautour au Congo. D’abord, Kensington refuse de donner au juge les noms de ses actionnaires et celui de sa société-mère. Ensuite, dans l’accord amiable qu’il conclut finalement en 2008 avec les représentants congolais, le fonds vautour s’engage à détruire tous les documents sur cette affaire et à abandonner toute accusation de fraude à l’encontre du régime corrompu de Brazzaville mais à la condition expresse que ce dernier lui paye ce que qu’il demande.

On est ici non seulement dans le refus de coopérer avec la justice, dans l’extorsion de fonds et dans l’opacité la plus totale. Que contiennent ces documents que Kensington promet de détruire ? Dans quelles circonstances ce fonds vautour a-t’il racheté la dette congolaise ? Pourquoi refuser de donner l’identité de ses actionnaires ? Pourquoi Paul Singer utilise ses sociétés basées dans les Iles Caïmans pour attaquer la République du Congo, l’Argentine mais aussi la loi belge contre les fonds vautours adoptée le 12 juillet 2015 ?

En effet, Paul Singer, via NML Capital, demande aujourd’hui à la Cour Constitutionnelle belge d’annuler cette loi pionnière qui pourrait créer un effet d’entraînement au niveau international. Cependant, il refuse de transmettre les statuts de sa société et la composition du conseil d’administration. Cet affaire qui oppose ce fonds vautour à l’État belge ainsi qu’au CADTM, au CNCD-11.11.11 et son homologue flamand pourrait être jugée en 2018. Nul doute que l’issue de cette procédure en Belgique aura une répercussion mondiale.


Cet article de Renaud Vivien a été publié comme Carte Blanche dans le journal Le Soir du 6 décembre 2017.

Renaud Vivien

membre du CADTM Belgique, juriste en droit international. Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015. Il est également chargé de plaidoyer à Entraide et Fraternité.

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