Famine et marchandisation de la charité au Niger

28 juin 2005 par Jean Nanga




Une fois de plus, un pays africain est touché par la famine. Il s’agit du Niger, dont le gouvernement a lancé un appel à la « communauté internationale » pour sauver les 3 millions de personnes touchées, sur une population de 12,4 milllions d’hab. Face à ce drame, dans un pays classé avant-dernier mondial en matière de développement humain, les réactions du gouvernement nigérien et de la « communauté internationale », peuvent servir d’illustration au cynisme criminel du néolibéralisme.

Le Niger est un vaste pays sahélien de 1’267’000 km2, un pont entre les parties septentrionale (Algérie, Libye) et subsaharienne de l’Afrique, ce qui l’expose souvent aux caprices de la pluviométrie. La production agricole a par ailleurs souffert, en 2004, de l’invasion des criquets pèlerins, qui ont dévasté une grande partie de la récolte de l’Ouest africain sahélien. Dans un pays dont la majorité de la population se livre aux activités agricoles (70%) et vit en milieu rural, 3 millions de paysan-nes de tous âges souffrent actuellement de pénurie alimentaire, dont 800’000 enfants. Parmi eux, plus de 100’000 sont dans un état critique, ce qui provoque la mort des plus fragiles au rythme d’une dizaine par jour. Une telle situation nécessite une aide alimentaire d’urgence.

Une aide marchandée

Après avoir fait l’autruche pendant des mois, le président nigérien Tandja M. (réélu en décembre 2004), vient finalement de reconnaître l’existence de cette catastrophe humanitaire et d’appeler à l’aide la « communauté internationale », qui a mobilisé des fonds pour soutenir le gouvernement nigérien face à la crise. Mais, il s’agit d’une aide bien particulière.

En effet, pour le gouvernement nigérien et les agences de l’ONU, les vivres ne doivent pas être distribués gratuitement aux populations, pourtant physiquement affaiblies et financièrement démunies : ils doivent être vendus à crédit, à des « prix modérés » ou en échange d’heures de travail. « Trade not Aid », disent les Etats-Unis ! Désormais, l’aide aux pauvres est considérée, sous toutes les latitudes, comme préjudiciable à la bonne marche de l’économie, ce qui, dans cette logique, est plus vrai encore pour un Etat classé « Pays pauvre très endetté » (PPTE PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
).

Patriotisme néolibéral

En réaction à cette attitude cynique et criminelle, la Coordination Démocratique de la Société Civile du Niger (CDSCN) a organisé une marche de protestation dans la capitale pour demander au gouvernement de procéder à une distribution gratuite de vivres dans toutes les zones touchées. Pendant ce temps, le président nigérien M. Tandja était l’un des cinq chefs d’Etat africains invités par George Bush, le 13 juin dernier, qui les a présentés ainsi : « Je considère ces hommes comme mes amis, je les considère comme des patriotes convaincus de leur nation respective, et je les considère comme des démocrates » [1].

Ce sont de véritables patriotes, mais de la mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
néolibérale. En effet, la quasi-indifférence du gouvernement nigérien à l’égard de la famine s’explique par son implication dans la « Facilité pour la Réduction de la Pauvreté et pour la Croissance (FRPC Facilité pour la Réduction de la Pauvreté et la Croissance
FRPC
Facilité de crédit du FMI avalisée en 1999, accordée fin 2007 à 78 pays à faible revenu (dont le PIB par habitant 2003 est inférieur à 895 dollars). Elle comporte la notion de lutte contre la pauvreté, mais dans une stratégie économique globale toujours axée sur la croissance. Les autorités nationales sont alors chargées de rédiger un vaste document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), sorte de programme d’ajustement structurel avec une touche de social, en accord avec les institutions multilatérales. En cas d’éligibilité, le pays peut emprunter, dans le cadre d’un accord de trois ans, un montant variable suivant ses difficultés de balance des paiements et son passé envers le FMI, en général dans la limite de 140 % de sa quote-part au FMI. Le taux annuel est de 0,5 %, sur une durée de 10 ans, avec une période de grâce de cinq ans et demi.

En 2008, le FRPC est remplacé par la FEC (Facilité élargie de crédit). Elle est réservée aux pays à faible revenu (soit selon les données de la Banque mondiale de 2020, 29 pays ayant un PIB par habitant inférieur à 1 035 dollars). S’inscrivant dans la continuité du FRPC, la FEC accorde des prêts d’une durée de trois à cinq ans pouvant être renouvelés, dans la limite annuelle de 75 % de la quote-part, limite pouvant être dépassée selon les circonstances. L’échéance de remboursement est étalée sur une durée de 10 ans, dont une période de grâce de cinq ans et demi, avec un taux d’intérêt nul.

Source : https://www.imf.org/external/np/exr/facts/fre/ecff.htm
) », imposée par le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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, dont l’une des exigences est « le renforcement de la gestion publique pour aider les pays à bien cibler et hiérarchiser les dépenses » [2].

C’est dans ce même cadre de l’Ajustement Structurel, qu’au lendemain de sa réélection, le gouvernement de M. Tandja a instauré une TVA de 19% sur les denrées alimentaires de première nécessité et les tranches inférieures de consommation d’eau et d’électricité, dans un pays dont 63%, au moins, de la population vit avec moins d’un dollar par jour. Vu que les salaires n’ont pas connu d’adaptation depuis quinze ans, en dépit de la hausse quasi-permanente du coût de la vie, l’instauration de cette TVA n’est rien d’autre qu’une baisse plus sévère des salaires réels.

C’est, d’une part, ce patriotisme néolibéral qui vaut au Niger de figurer parmi les 18 états qui ont vu leur dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
multilatérale « annulée » récemment. Et, d’autre part, ca coopération militaire avec les USA, au nom de la « lutte contre le terrorisme » (salafiste algérien, en l’ocurrence). sans oublier l’uranium...

Franc CFA et uranium

Dans cette sous-région, la France veille encore au grain, notamment au travers de la zone monétaire du franc, un héritage colonial. Concernant le Niger, ses intérêts sont d’une importance stratégique, puisque c’est de ce pays, aujourd’hui l’un des deux plus pauvres de la planète, que l’ex-puissance coloniale a extrait l’essentiel de l’uranium qui a contribué à son statut de puissance nucléaire. Ce pillage continue de plus belle : le Niger est le 3e producteur mondial et l’uranium représente 61,6 % de ses exportations. Il s’accompagne d’une intoxication des mineurs, par ailleurs surexploités, et d’une pollution de l’environnement, particulièrement des eaux, dans les zones minières.

Cette pollution de l’environnement n’est pas sans compromettre l’avenir agricole et écologique d’un pays déjà confronté à l’aridité sahélienne. Ainsi, l’arrêt de l’exploitation de ces mines est une nécessité du point de vue humain et écologique, de même que dans une perspective anti-nucléaire. Ceci implique la rupture avec une orientation économique fondée sur la priorité aux exportations - un volet de l’ajustement structurel - qui renforce la dépendance et la domination extérieures.
Résistance populaire

Depuis la Conférence Nationale Souveraine (1991) qui a mis fin au monolithisme politique, des organisations de la société civile ont plus d’une fois exprimé leur rejet de l’ajustement structurel, conséquence d’un endettement qui n’a servi ni à combattre l’analphabétisme (81% de la population), ni à développer une politique viable de santé publique, ni à créer des emplois à revenus décents...Les femmes en sont les principales victimes, jusqu’au trafic des jeunes filles par des réseaux de prostitution. Bien au contraire, les très maigres acquis en matière d’éducation, de santé, d’emplois sont chaque fois rognés, dans un climat de démocratie minimale.

Ce régime s’est illustré par la répression des étudiant-e-s opposés à la marchandisation de l’Université, de certains organisateurs du Forum social nigérien, des syndicalistes en grève contre le nouveau plan de retraite des fonctionnaires, des principaux dirigeants de la Coordination Démocratique de la Société Civile du Niger (CDSCN), qui ont organisé la longue mobilisation populaire (en mars-avril 2005), avec une manifestation de 100’000 personnes (à Niamey, la capitale) contre la TVA et la vie chère [3]...

En cette période de mobilisation contre la mondialisation néolibérale, les luttes menées par ce peuple, de façon presque permanente, loin des médias qui édifient « l’opinion internationale » souffrent d’un flagrant déficit de solidarité de la part du mouvement altermondialiste.


Source : SolidaritéS (www.solidarites.ch/).

Jean Nanga

est militant du CADTM en Afrique, il collabore régulièrement à la revue Inprecor.