Fausses réparations et nouvelle colonisation italienne en Libye

9 octobre 2019 par Chiara Filoni


Le 30 août 2008, à Benghazi, l"Italie de Berlusconi signait le « Traité d’amitié, partenariat et coopération » avec le gouvernement libyen de Kadhafi. Ce traité engageait l’Italie à « investir » 5 milliards de dollars en Libye en dédommagement de l’occupation coloniale entre 1911 et 1943. En échange, le gouvernement libyen s’engageait à combattre l’immigration clandestine et à favoriser les investissements des entreprises italiennes sur son territoire. Comme si la compensation pour une violation des droits humains et les dommages causés par la guerre devait s’accompagner de conditions !



Ce traité est l’aboutissement d’un processus de négociations commencé par les précédents gouvernements italiens dans le but d’apaiser les rapports entre les deux pays. Avec l’arrivée au pouvoir de Kadhafi en 1969, les rapports entre les deux pays s’étaient détériorés lorsque beaucoup d’Italiens avaient été expulsés de Libye et leurs biens confisqués en compensation partielle pour les dommages de la colonisation. En réalité, l’histoire des rapports entre l’Italie et la Libye est depuis longtemps tâchée de sang, marquée par les guerres et les déportations, dont la responsabilité revenait à l’Italie.

Malgré la proclamation de l’indépendance en 1951, la nouvelle monarchie libyenne restait un protectorat anglo-américain : des bases militaires étaient maintenues sur le territoire et des sociétés britanniques et étasuniennes empochaient les bénéfices provenant de l’extraction pétrolière, tandis que les Italiens dominaient le secteur agricole (et quelques années après également celui du pétrole). Les profits de l’extraction pétrolière ne contribuaient nullement à améliorer les conditions socio-économiques de la population libyenne, qui se retrouvait dans des conditions économiques précaires tout comme au temps de la colonisation [1].

Le mécontentement suscité par cette politique pro-occidentale est la cause principale du renversement de la monarchie Al-Sanoussi et de la proclamation de la République de Libye en 1969 par Mouammar Kadhafi. Le régime de Kadhafi lance une politique nationaliste et pan-arabe (dans la tentative de se fédérer avec les autres États arabes de la région) : 20 000 Italiens résidant en Libye (ainsi que des résident-e-s libyen-ne-s de religion juive) et les forces militaires étrangères installées dans le pays, sont expulsés, les entreprises gérées par les étrangers, nationalisées, la culture et l’éducation nationales arabisées jusqu’à l’inclusion de la loi coranique en 1977 [2].

La colonisation italienne en Libye

La première conquête par l’Italie du territoire appelé aujourd’hui Libye débute en octobre 1911 lorsque Giolitti, Président du Conseil des ministres du Royaume d’Italie, a envoyé des troupes combattre l’Empire ottoman à Tripoli et Tobruk. La résistance de l’armée turque et le déclenchement de la Première Guerre mondiale obligent les Italiens à se replier vers la côte. Avec le Traité de Lausanne en 1912, l’Empire ottoman renonce à la souveraineté politique sur la Libye, même si la résistance arabe contre l’armée italienne ne cède pas.

Ce n’est qu’avec le régime fasciste de Mussolini que reprend la colonisation. Jusque-là, la domination de l’Italie sur la Libye s’était concentrée sur la côte. L’intention de Mussolini était de rediriger l’émigration des paysans italiens (surtout du sud de la Péninsule) qui partaient en Argentine, aux États-Unis, en France et en Suisse, vers des pays « à coloniser » et à rattacher ainsi à la « Patrie ». La colonisation sous le régime fasciste arrive à juguler la rébellion en Cyrénaïque, le dernier foyer de résistance. De 1930 à 1931, 16 camps de concentration sont construits ; 270 km de barbelés sont déployés entre la Libye et l’Égypte pour empêcher la fuite des Libyens ; tortures de tout type, viols, décapitations, exécutions sont perpétrés contre la population, des armes chimiques (interdites par la Société des Nations) sont utilisées, neuf animaux d’élevage sur dix sont massacrés. En 1931, Omar al-Muktar, le leader des forces rebelles, aujourd’hui considéré comme le héros national de la guerre contre l’Italie, est pendu. En 1934, la Libye devient officiellement et totalement une colonie italienne.

Entre 1911 (année du débarquement des Italiens à Tripoli) et 1943 (année où la Libye passe sous occupation anglaise), les morts libyens s’élèvent à 100 000, soit dans les opérations militaires de défense, soit dans les camps de concentration ou par déportation. Comme la population de l’époque était d’environ 800 000 personnes, cela veut dire qu’un-e Libyen-ne sur 8 est mort-e à cause de la colonisation italienne.

Contrairement à d’autres pays européens, la fin du colonialisme italien ne se produit pas par une proclamation d’indépendance au nom de la colonie : l’Italie perd toutes ses possessions (Libye, Érythrée, Somalie...) suite à sa défaite pendant la Seconde Guerre mondiale. Le Traité de Paris de 1947 crée le Royaume-Uni de Libye (dirigé par la famille Al-Sanussi), un État fédéral qui proclame son indépendance en 1951.

La junte militaire utilise l’Italie comme « ennemi extérieur » pour cimenter le consensus interne, au travers d’initiatives de propagande comme la confiscation des biens des Italiens (justifiée par Kadhafi comme compensation partielle pour les dommages causés par la colonisation), l’expulsion des Italo-libyen-ne-s et l’institutionnalisation du « jour de la vengeance » le 7 octobre, anniversaire de cette expulsion.

L’accord de Benghazi est précédé par un autre accord, celui de Dini-Mountasser de juillet 1998, anticipant toute une série de décisions qui seront en bonne partie confirmées à Benghazi : recherche de descendant-e-s de Libyen-ne-s déporté-e-s en Italie, aide pour le déminage, dédommagement pour les Lybien-ne-s, ainsi que la réalisation de projets économiques par une société mixte italo-libyenne qui aurait récolté les financements par des agences publiques et privées.


Le traité de Benghazi

Le « Traité d’Amitié, partenariat et coopération » est signé le 30 août 2008 et entre en vigueur en mars 2009.

Selon les intentions des signataires, ce traité devait instaurer un véritable partenariat même si, comme on le verra, certaines des dispositions sont déjà prévues par le droit international tandis que d’autres institutionnalisent des formes de néocolonialisme économique de la part du gouvernement italien sous prétexte des réparations de guerre.

Du point de vue symbolique, le 30 août (date d’anniversaire de la signature du Traité) devient le jour de l’ « Amitié italo-libyenne » et remplace le « jour de la vengeance ».

Du point de vue économique, est prévue la réalisation d’infrastructures de base (autoroutes, signalisation ferroviaire) pour un montant de 5 milliards de dollars (environ 4,3 milliards d’euros de l’époque), soit un montant annuel de 250 millions de dollars durant 20 ans. Au chapitre « faire table rase du passé et des contentieux », le Traité stipule qu’il faudra « indemniser la Libye pour la période coloniale ». Or pas un euro ne sera transféré du Ministère de Finances italien à la Libye : la réalisation de tous les projets sera confiée à des entreprises italiennes et les financements seront gérés par l’Italie. La Libye, de son côté, s’engage à abroger toutes les procédures douanières et d’importation ainsi que les impôts sur la consommation d’énergie électrique, eau, téléphone qui entraînent des « charges » pour les entreprises italiennes opérant en Libye ! Une commission mixte italo-libyenne veillera à la conclusion et à la bonne réalisation des contrats commerciaux et des engagements des deux parties.

Cette partie du Traité est une des plus importante puisqu’elle ouvre la voix à d’autres investissements commerciaux pour les entreprises italiennes, en premier lieu en matière énergétique et militaire : Eni, la première compagnie énergétique en Italie, entre 2008 et 2010 a investi 28 milliards d’euros en Libye tandis que l’Italie est le premier pays dans l’UE qui exporte des armes en Libye.

Vendu à l’époque comme le Traité des réparations de dommages coloniaux causés par l’Italie coloniale, ce Traité devient en réalité une opportunité pour le business italien. Et une opération de publicité pour le gouvernement Berlusconi, ainsi qu’une énorme honte pour Kadhafi, qui avait fait des réparations des crimes de guerre perpétrés par le fascisme italien un de ses chevaux de bataille. Tout cela sans compter évidemment l’injustice infligée à la population libyenne, injustice qui restera impunie.

Cette mesure économique qui, derrière des déclarations louables, cache le business as usual est comparable à celle des Contrats de désendettement et développement (C2D), une pratique très fréquente dans l’aide au développement français : lorsqu’un pays du Sud rembourse une tranche d’un prêt dans le cadre de l’APD APD On appelle aide publique au développement les dons ou les prêts consentis à des conditions financières privilégiées accordés par des organismes publics des pays industrialisés à des pays en développement. Il suffit donc qu’un prêt soit consenti à un taux inférieur à celui du marché pour qu’il soit considéré comme prêt concessionnel et donc comme une aide, même s’il est ensuite remboursé jusqu’au dernier centime par le pays bénéficiaire. Les prêts bilatéraux liés (qui obligent le pays bénéficiaire à acheter des produits ou des services au pays prêteur) et les annulations de dette font aussi partie de l’APD, ce qui est inadmissible. (aide publique au développement), la France reverse ce montant sous forme de dons. Ces « dons » sont cependant fléchés et bénéficient souvent aux intérêts publics et privés français à travers des investissements dirigés dans certains secteurs (agro-business, formation professionnelle...), activités et pays. En réalité, via ce nouvel outil au service du « soft power », les C2D remettent au goût du jour le vieux mécanisme de l’aide liée.

Le Traité prévoit également :

  • L’interdiction pour les deux pays de poser des actes d’hostilité, le respect des principes de souveraineté et de non ingérence dans les affaires intérieures, des obligations déjà prévues par le droit international et la Charte des Nations unies.
  • Certaines « initiatives spéciales », comme la construction de 200 logements (au profit des entreprises italiennes), l’assignation de bourses d’étude pour les étudiant-e-s libyen-ne-s, un programme de réhabilitation pour les victimes des mines [3] et la restitution des découvertes archéologiques de la part de l’Italie. Parmi ces initiatives spéciales figure aussi le « paiement de pensions pour les fonctionnaires libyens et leurs descendances qui, sur la base de la législation italienne, en ont le droit ». C’est un peu comme si on prévoyait de payer les collaborateurs du régime nazi tout en ignorant que les familles des victimes de vols, massacres, tortures et viols attendent encore des dédommagements après plus de 70 ans... Cette mesure balaye également la tragédie des camps de concentration et des tribunaux militaires qui ont condamné à mort une bonne partie de la population libyenne.
  • L’intensification de la collaboration dans la lutte contre le terrorisme, la criminalité organisée, le trafic de stupéfiants et l’immigration clandestine. Le Traité de Benghazi promeut le contrôle aux frontières (terrestres) libyennes, à confier à des sociétés italiennes avec les compétences technologiques nécessaires. L’Italie s’engage à soutenir 50 % des coûts de réalisation, tandis que les 50 % restants devaient être en charge de l’Union européenne.

La politique de contrôle des frontières n’est pas une invention du nouveau gouvernement italien à tendance raciste : l’arrêt et le refoulement des bateaux de l’Italie vers la Libye et les accords secrets qui les accompagnent ne sont pas, malheureusement, une histoire récente. En 2004, l’embargo international en matière économique et d’équipement militaire vers la Libye [4] est révoqué grâce à la pression de l’Italie : sans cet équipement militaire, la Libye n’aurait pas disposé des moyens nécessaires pour contrôler les frontières [5] !

Plus tard, le Traité de 2008 permet à l’Italie de commanditer de manière officielle la construction de « camps d’accueil temporaire » en Libye, en attendant le rapatriement dans les pays d’origine. La Libye n’a pas encore ratifié les conventions internationales les plus basiques sur les droits d’asile et les droits humains [6] et l’Italie en est bien consciente. Cette politique migratoire qui, depuis déjà trop longtemps rend illégale la personne migrante, est à l’origine du business de l’immigration, de l’exploitation par les passeurs, des violences perpétrées envers les migrant-e-s dans les centres de détention, de la vente de ces dernières au même titre que des marchandises.

À partir de février 2011, et en « raison de violences continues de la part du gouvernement libyen contre les forces rebelles », l’Italie déclare vouloir suspendre le Traité. La suspension n’est pas encore officiellement en vigueur puisqu’elle peut avoir lieu seulement par consensus mutuel. En revanche, la suspension est de facto et elle a été motivée par la peur d’une nouvelle vague de demandeur-euses d’asile provenant de la Libye et des pays voisins en révolte, au début des années 2010. La suspension de facto du traité a permis à l’Italie de participer à l’opération militaire de l’ONU-Odyssey Down (sans violer le pacte de non agression) mais n’a pas empêché que les échanges économiques ne reprennent dès que la situation politique en Libye l’a permis. En juin 2016 la Libye réclame la reprise des engagements pris par le Traité au-delà de l’exploitation par l’entreprise ENI.


Conclusion

Le mythe du colonialisme italien comme un « colonialisme gentil » comparé à celui des autres pays européens est démenti par les faits et par le génocide perpétré sur la population libyenne, l’utilisation d’armes chimiques et la constructions de camps de concentration, notamment entre 1930 et 1931. Ce n’est pas sans raisons si la répression fasciste italienne est encore aujourd’hui vive dans la mémoire du monde arabe, et il est significatif que la principale rue de Gaza porte le nom d’Omar al-Mukhtar. La volonté des élites italiennes de l’après Seconde Guerre mondiale de faire table rase du passé a eu une conséquence historique grave : aucun général italien n’a été poursuivi pour ses crimes de guerre en Libye. L’histoire du colonialisme a été effacé, comme si aucun crime n’avait été commis, là-bas en Afrique.

Le Traité de Benghazi, qui est présenté par les médias comme des « réparations complètes et morales » de la colonisation en Libye, est de la pure rhétorique qui cache un grave « blanchiment de l’histoire » et une occasion manquée de faire justice pour cette population. De fait, l’accord non seulement ignore les crimes des fascistes (et des Italiens qui les ont précédés) et récompense les Libyens qui ont contribué à les commettre, mais transforme aussi les réparations dues, en une occasion de profits pour les investisseurs italiens. Ce Traité représente également une occasion précieuse pour l’Italie d’arrêter les migrations en provenance du continent africain tout en violant les traités internationaux en matière de droits d’asile et d’obligation de sauvetage en mer. À qui profitent les « réparations » ?


Cet article est tiré du magazine semestriel AVP (Les autres voix de la planète) du CADTM, n°76, « Dettes coloniales et réparations » disponible à cette adresse : http://www.cadtm.org/Dettes-coloniales-et-reparations-17397


Notes

[1Di Meo A., La decolonizzazione italiana, Mars 2015, disponible sur : http://www.instoria.it/home/decolonizzazione_italiana.htm

[2Ibid.

[3De la fin de la Seconde Guerre mondiale à aujourd’hui 400 000 mines antipersonnel ont été détruites. Il en reste encore environ 7 millions. Pour plus d’informations à ce sujet lire : Resta P., Rapporti Italia -Libia, Gruppo dello Zuccherificio, 2010

[4Le régime de Kadhafi est accusé de s’être livré à des actes de terrorisme d’État suite à l’attentat de Lockerbie en 1988 en Écosse et celui contre un vol reliant Brazzaville à Paris en 1989. En 1992, la Libye est soumise à un lourd embargo par les Nations unies.

[5Ronzitti I., Il Trattato Italia-Libia di Amicizia, Partenariato e Cooperazione, Gennaio 2009

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