21 mai 2024 par Christine Pagnoulle , Isabelle Guérin , Santosh Kumar , Govindan Venkatasubramanian
Note de lecture de Christine Pagnoulle
Le livre présente une recherche collective combinant anthropologie, économie politique et histoire. Elle s’appuie sur des observations menées conjointement pendant deux décennies dans une communauté du Tamil Nadu où habitent, dans des zones distinctes, des Dalits et des personnes appartenant à des castes reconnues. Cette étude vient compenser le peu d’attention accordée aux femmes dans le capitalisme financier, alors que les femmes et plus spécifiquement les femmes endettées, constituent un rouage essentiel de ses mécanismes. Il ajoute la dimension sexuelle, l’utilisation du corps en garantie de dettes, qui n’est sinon quasi jamais abordée. Deux des huit chapitres y sont consacrés. Ils montrent entre autres que les femmes endettées ne sont pas victimes passives, qu’il y ait ou non une véritable attirance amoureuse, la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
s’immisçant au plus intime de leur vie, elles négocient habilement, tant avec leur mari qu’avec un amant-créancier. En même temps, les rapports sexuels hors mariage sont jugés déviants et transgressifs, et cela de plus en plus compte tenu de la montée des conservatismes. Les femmes sont donc tiraillées dans leur féminité : comment être femme, avoir besoin d’un prêt et préserver sa respectabilité ?
L’endettement est omniprésent dans la vie quotidienne des classes exploitées. Or au sein d’un ménage l’endettement des hommes et des femmes est de nature différente. Les hommes se tournent davantage vers des créanciers qui sont des personnalités connues, leurs employeurs, des amis ou parents alors que les femmes recourent à des prêts sur gage et utilisent le microcrédit, qui est à la fois cher et dégradant. La destination des prêts varie également selon les genres, mais de façon moins marquée. Il s’agit relativement peu de lancer une entreprise, contrairement aux discours des promoteurs de microcrédit, mais plutôt de faire face aux dépenses quotidiennes, aux frais de scolarité et de santé, et – de façon écrasante – au coût des cérémonies (voir tableau page 76).
Certes le néolibéralisme a réussi à instiller chez les pauvres le sentiment qu’ils sont personnellement responsables de leur condition et doivent par conséquent se soumettre à tout ce qui peut leur être imposé. Mais dans le cas de la femme endettée, en tout cas dans la communauté étudiée, la dette (impayable) est avant tout envers la parentèle et la caste. Notons que le statut de la femme a subi une évolution négative, en parallèle avec la détérioration des politiques sociales, et la fin de la mise en cause de la hiérarchie de castes et le renforcement du patriarcat : là où elle représentait un bien désirable, une source de revenus sur le marché du travail et faisait l’objet de dons avant le mariage, elle est désormais perçue comme un poids et c’est la famille de l’épousée qui doit apporter une dot. Voilà qui constitue une dette initiale, tant morale que matérielle, vis-à-vis de leur propre famille. Pourtant, le recours à un endettement financier extérieur peut les aider à briser certaines contraintes familiales et le carcan des castes. Des groupes d’entraide permettent l’accès au capital financier mondialisé et ainsi d’échapper à une relation de dépendance personnelle et dans certains cas d’affirmer sa crédibilité en tant qu’agent économique. Ces groupes d’entraide ont hélas décliné avec l’emprise du microcrédit ; celui-ci permet de limiter les dettes de caste mais déplace plutôt qu’il n’élimine la domination : les femmes sont désormais dépendantes du marché : la domination se déplace et se multiplie.
La gestion des dettes par les femmes représente un travail considérable, indispensable au fonctionnement du capitalisme, et visible. Le travail, ce n’est pas seulement la production de biens et de services avec valeur marchande, c’est aussi le travail de reproduction sociale, dont fait partie la gestion du budget du ménage. Quand les ressources financières manquent, elles doivent jongler avec les créances, emprunter là pour payer ici. La complexité des opérations est illustrée par un schéma qui donne le vertige page 93. Ce travail trop souvent ignoré tant des chercheurs que des proches compense les failles du capital privé (salaires trop bas) et de l’État (manque de protection sociale). Les remboursements absorbent en moyenne 48% des revenus du ménage, dont 30% pour les intérêts. L’objectif visé par la gestion des dettes est d’en réduire le coût, en négociant les taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
et les délais de remboursement, mais aussi en créant des circuits propres qui échappent au secteur financier. Par ailleurs le ‘travail de la dette’ génère de la plus-value
Plus-value
La plus-value est la différence entre la valeur nouvellement produite par la force de travail et la valeur propre de cette force de travail, c’est-à-dire la différence entre la valeur nouvellement produite par le travailleur ou la travailleuse et les coûts de reproduction de la force de travail.
La plus-value, c’est-à-dire la somme totale des revenus de la classe possédante (profits + intérêts + rente foncière) est donc une déduction (un résidu) du produit social, une fois assurée la reproduction de la force de travail, une fois couverts ses frais d’entretien. Elle n’est donc rien d’autre que la forme monétaire du surproduit social, qui constitue la part des classes possédantes dans la répartition du produit social de toute société de classe : les revenus des maîtres d’esclaves dans une société esclavagiste ; la rente foncière féodale dans une société féodale ; le tribut dans le mode de production tributaire, etc.
Le salarié et la salariée, le prolétaire et la prolétaire, ne vendent pas « du travail », mais leur force de travail, leur capacité de production. C’est cette force de travail que la société bourgeoise transforme en marchandise. Elle a donc sa valeur propre, donnée objective comme la valeur de toute autre marchandise : ses propres coûts de production, ses propres frais de reproduction. Comme toute marchandise, elle a une utilité (valeur d’usage) pour son acheteur, utilité qui est la pré-condition de sa vente, mais qui ne détermine point le prix (la valeur) de la marchandise vendue.
Or l’utilité, la valeur d’usage, de la force de travail pour son acheteur, le capitaliste, c’est justement celle de produire de la valeur, puisque, par définition, tout travail en société marchande ajoute de la valeur à la valeur des machines et des matières premières auxquelles il s’applique. Tout salarié produit donc de la « valeur ajoutée ». Mais comme le capitaliste paye un salaire à l’ouvrier et à l’ouvrière - le salaire qui représente le coût de reproduction de la force de travail -, il n’achètera cette force de travail que si « la valeur ajoutée » par l’ouvrier ou l’ouvrière dépasse la valeur de la force de travail elle-même. Cette fraction de la valeur nouvellement produite par le salarié, Marx l’appelle plus-value.
La découverte de la plus-value comme catégorie fondamentale de la société bourgeoise et de son mode de production, ainsi que l’explication de sa nature (résultat du surtravail, du travail non compensé, non rémunéré, fourni par le salarié) et de ses origines (obligation économique pour le ou la prolétaire de vendre sa force de travail comme marchandise au capitaliste) représente l’apport principal de Marx à la science économique et aux sciences sociales en général. Mais elle constitue elle-même l’application de la théorie perfectionnée de la valeur-travail d’Adam Smith et de David Ricardo au cas spécifique d’une marchandise particulière, la force de travail (Mandel, 1986, p. 14).
pour le capital, et ceci de deux façons, directement par le paiement d’intérêt et indirectement, en compensant des salaires trop bas, source évidente de plus-value pour les patrons.
En plus de leur savoir-faire et de leur ingéniosité, les femmes doivent pouvoir compter sur la solidarité. Ensemble, elles créent des interstices hors capitalisme et obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
de parenté.
La situation des femmes endettées au Tamil Nadu rappelle la condition des ouvrières de l’époque victorienne, qui assumaient de la même manière la gestion des dettes, à une différence près : la culture capitaliste du 19e siècle valorisait l’épargne alors que la spéculation
Spéculation
Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
actuelle multiplie les sollicitations à la dépense à crédit. Elle est similaire à celles des femmes dans bien d’autres parties du monde.
Pour conclure, si les contraintes du mariage et des liens de parenté sont tout autant des formes de violence et d’oppression sur la ‘femme endettée’ que l’argent et le marché, il ne faut pas sous-estimer sa capacité à créer des espaces interstitiels de liberté (pour leur corps et pour leur parole) en dehors des règles du patriarcat et du marché.
Certains débiteurs sont davantage que d’autres astreints au remboursement, les femmes le sont au premier chef. Mais cela n’a rien d’inévitable et les campagnes pour l’annulation des dettes se multiplient. Cependant à elle seule une annulation ne suffit pas : il faut remédier aux causes structurelles de l’endettement. Enfin soyons conscientes que si l’on tient compte de tout le travail gratuit fourni par les femmes, la situation d’endettement est renversée : les femmes sont en fait créancières d’une énorme dette de soins et à ce titre aussi il faut en finir avec la honte et la culpabilité que ressentent trop souvent les femmes endettées.
Isabelle Guérin est directrice de recherche en socio-économie à l’Institut de Recherche et Développement. Elle définit l’objet de ses travaux actuels comme étant « la financiarisation des économies, ce qu’elles produisent en termes de renforcement et reconfiguration des inégalités mais aussi d’émergence de pratiques alternatives et solidaires ».
Santosh Kumar, outre son activité de chercheur, est directeur de la Mithralaya International School of music, dance and arts qu’il a fondée en 2012.
Govindan Venkatasubramanian est un sociologue à l’Institut français de Pondichéry ; ses recherches portent entre autre sur les rapports entre travail, finance et dynamique sociale.
est membre d’Attac Liège, du CADTM Belgique et de l’équipe ’traduction english’.
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Directrice de recherche à l’IRD-Cessma (Université de Paris), affiliée à l’Institut Français de Pondichéry, Institut de recherche pour le développement (IRD)
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Outre son activité de chercheur, est directeur de la Mithralaya International School of music, dance and arts qu’il a fondée en 2012.
Sociologue à l’Institut français de Pondichéry ; ses recherches portent entre autre sur les rapports entre travail, finance et dynamique sociale.