Frontex, Plateforme européenne du business migratoire

31 mai 2021 par Claire Rodier


(Crédits : Titom)

Dans son « Nouveau pacte sur la migration et l’asile », rendu public au mois de septembre 2020, la Commission européenne présente la gestion des frontières comme un instrument d’action indispensable pour permettre à l’Union européenne de protéger ses frontières extérieures et préserver l’intégrité et le fonctionnement d’un espace Schengen sans contrôles aux frontières intérieures . Le propos n’est pas nouveau : depuis le début des années 2000, époque à laquelle les États membres de l’Union européenne ont décidé de se doter d’une politique commune en matière d’immigration et d’asile, la surveillance des frontières et le contrôle des mouvements migratoires en constituent la pierre angulaire. Sur cette base, une multitude d’initiatives et de dispositifs, dont certains se révèlent particulièrement coûteux, ont été déployés aux frontières, et au-delà des frontières, afin de contenir une « pression » migratoire supposée menacer l’intégrité européenne. Faits et chiffres, pourtant, questionnent la pertinence et l’efficacité de cette approche.



En réalité, si l’on excepte les années 2015-2016, période marquée par ce que l’on a improprement nommé la « crise des réfugiés » – on devrait plutôt parler de « crise de l’accueil » [1] –, le nombre de franchissements irréguliers des frontières de l’Union européenne n’a guère varié aux cours des deux premières décennies du siècle, ne dépassant jamais 200 000. Si, au cours de l’année 2015, on a enregistré un pic à 1 million d’entrées irrégulières, celles-ci avaient chuté de 80 % deux ans plus tard. Ce pic, essentiellement dû à la proximité avec l’Europe de conflits qui ont jeté sur la route de l’exil des centaines de milliers de personnes, était loin de traduire un afflux « massif », par comparaison avec d’autres régions du monde : en 2017, 17 % des personnes obligées de fuir leur pays ont été accueillies en Europe, contre 30 % en Afrique subsaharienne et 26 % au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. On estime que 85 % des réfugié·es vivent dans des pays en développement, et la Turquie est le pays qui en accueille le plus grand nombre, plus que dans tous les États membres de l’Union européenne réunis. Au demeurant, comme le rappelle le démographe François Héran, accueillir 1 million d’exilé·es, pour l’Union européenne qui compte 510 millions d’habitant·es, c’est croître de 1/500e.

Si le verrouillage des frontières n’a pas fait la preuve qu’il est efficace à endiguer significativement une immigration irrégulière dont, de surcroît, il n’est pas démontré qu’elle constituerait une menace pour l’Europe, on est fondé à s’interroger sur les ressorts véritables d’une politique qui prétend opposer les murs d’une « Europe forteresse » à l’inéluctable mobilité humaine. L’actualité récente, en mettant le projecteur sur les activités douteuses d’un des instruments emblématiques de cette politique, à savoir l’agence Frontex, apporte un éclairage sur les enjeux économiques qui la sous-tendent.

Dans le sillage d’une enquête menée par l’Office européen de lutte antifraude (Olaf ) à la fin de l’année 2020, de sérieuses accusations pèsent sur l’agence européenne Frontex (officiellement « agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes »), qu’il s’agisse de dysfonctionnements internes (harcèlement, favoritisme), de la gestion des opérations de surveillance qu’elle conduit aux frontières extérieures de l’Union européenne (pushbacks en Méditerranée) ou encore d’infractions aux règles des institutions européennes sur le lobbying. Dans ce domaine, il lui est reproché de n’avoir pas déclaré ses liens étroits avec des lobbyistes de l’industrie de la surveillance et de l’armement.

Il faut rappeler que Frontex a été créée en 2004 pour « améliorer la gestion intégrée des frontières de l’UE ». À ce titre, elle assiste les États membres dans la surveillance de leurs frontières extérieures et coordonne des opérations maritimes, aériennes et terrestres avec des garde-frontières qu’ils mettent à sa disposition, auxquels peuvent s’ajouter les membres d’un corps permanent de garde-frontières et de garde-côtes dont les effectifs atteindront jusqu’à 10 000 agents opérationnels d’ici 2027 ; elle organise également l’expulsion de migrant·es dans les pays d’origine, et assure une veille de la situation aux frontières extérieures de l’UE et de l’espace Schengen en produisant des « analyses de risques » à partir des données qu’elle collecte. L’agence a par ailleurs la possibilité d’intervenir sur le sol de pays extérieurs à l’UE.

Pour mener à bien ces différentes missions, Frontex peut compter sur des équipements qui lui sont fournis par les États membres (bateaux, avions, hélicoptères, voitures de patrouille, détecteurs de CO2, etc.). Mais, dotée d’un budget qui n’a cessé d’augmenter dans des proportions vertigineuses (6 millions d’euros en 2005, 320 millions en 2018, 460 millions en 2020, 5,6 milliards prévus à l’horizon 2027), l’agence a aussi la possibilité d’acquérir son propre matériel et peut bénéficier de fonds supplémentaires pour certaines opérations spécifiques, ce qui en fait un acteur central du marché de la sécurité migratoire qui se développe en Europe, comme dans le reste du monde, depuis le début des années 2000.

Si, à la lumière de récentes « révélations », le Parlement européen et la presse semblent découvrir, en 2021, les accointances suspectes de Frontex avec l’industrie militaro-sécuritaire, le phénomène, dénoncé de longue date par les ONG, n’a rien de nouveau [2]. Depuis sa création, l’agence est partie prenante de multiples forums consacrés à la sécurisation des frontières et, au-delà, aux dispositifs de prévention contre les menaces qui visent l’UE. Elle a par exemple été l’un des principaux protagonistes du Forum ESRIF (Forum européen de la recherche et de l’innovation en matière de sécurité) qui, entre 2007 et 2009, a rassemblé les acteurs de l’offre et de la demande en matière de technologie sécuritaire. Frontex y animait un groupe de travail rassemblant vingt agences d’État et quatre-vingt représentants des grands groupes qui se partageaient le marché dans ce domaine. Un peu plus tard, elle organisait des démonstrations en vol des drones dont elle entendait s’équiper pour lutter contre l’immigration irrégulière, donnant ainsi un coup de pouce prometteur au marché européen du véhicule aérien sans pilote, désormais instrument incontournable de la surveillance des frontières. Ce n’était qu’un début : au fil du temps, Frontex est devenue une irremplaçable courroie de transmission entre les industriels du secteur de la sécurité, qu’elle fréquente de longue date, et les décideurs institutionnels.

Dans un rapport publié au début de l’année 2021, Corporate Europe Observatory (CEO), un réseau de chercheurs qui étudie l’influence des entreprises et de leurs groupes de pression dans l’élaboration des politiques européennes, dresse un état des lieux du lobbying industriel ayant Frontex pour cible, recensant notamment la liste des 108 entreprises rencontrées par l’agence entre 2017 et 2019 au cours d’une vingtaine de symposiums consacrés à des sujets tels que l’armement, la biométrie, la surveillance maritime et aérienne, les détecteurs de battements de cœur et les systèmes de détection des documents [3]. Au moment même de la sortie de ce rapport, on apprenait que Frontex avait renouvelé, moyennant 2,6 millions d’euros, un contrat passé avec la société israélienne Windward, spécialisée dans la récolte et l’évaluation numériques des données de suivi des navires. Fondée sur des techniques d’intelligence artificielle, cette plateforme vise à détecter et évaluer automatiquement les « risques » sur les mers européennes, à partir du repérage d’activités irrégulières suspectes affichées dans une « carte des menaces » actualisée en permanence. S’ajoutant à la surveillance des frontières maritimes par drones et par satellites, ce dispositif est destiné à traquer les embarcations de migrant·es susceptibles de s’approcher des côtes européennes, alors même que depuis 2019 l’Union européenne a mis un terme aux opérations navales susceptibles d’effectuer des sauvetages en mer Méditerranée [4].

Ce choix d’investir dans la surveillance plutôt que dans le sauvetage des vies humaines explique qu’en 2019, la proportion de boat people qui ont perdu la vie en tentant la traversée de la Méditerranée pour rejoindre l’Europe a atteint le seuil historique de 14 % (contre en moyenne 2 % au cours des années précédentes). Encore ce pourcentage ne tient-il compte que du nombre des morts recensés : on ignore combien de personnes ont disparu sans que leurs embarcations aient été repérées dans cette mer devenue un cimetière pour les migrant·es en quête d’une terre d’accueil. Il résume également les orientations d’une politique pour partie façonnée par les intérêts de l’industrie de la sécurité à laquelle un opaque business migratoire est venu apporter des débouchés inépuisables.

Si, aujourd’hui, commence à se fissurer l’impunité dont a joui Frontex pendant des années, tant pour les violations répétées des droits des migrant·es dont elle se rend complice [5] que pour le défaut de transparence qui caractérise ses rapports avec les lobbies Lobby
Lobbies
Un lobby est une structure organisée pour représenter et défendre les intérêts d’un groupe donné en exerçant des pressions ou influences sur des personnes ou institutions détentrices de pouvoir. Le lobbying consiste ainsi en des interventions destinées à influencer directement ou indirectement l’élaboration, l’application ou l’interprétation de mesures législatives, normes, règlements et plus généralement, toute intervention ou décision des pouvoirs publics. Ainsi, le rôle d’un lobby est d’infléchir une norme, d’en créer une nouvelle ou de supprimer des dispositions existantes.
industriels, ne nous y trompons pas : l’agence n’est que le symptôme d’une logique qui régit l’ensemble de la politique de l’Union européenne en matière de contrôle de ses frontières. Qu’il s’agisse d’empêcher les personnes jugées « indésirables » de pénétrer sur son territoire, comme le fait Frontex, ou de les maintenir à distance, comme s’y emploient les États membres dans le cadre de l’externalisation, l’Europe fait prévaloir, quel qu’en soit le coût humain, les intérêts économiques et idéologiques sur la recherche d’une gestion cohérente et respectueuse des droits fondamentaux des déplacements de population.

Article extrait du magazine AVP - Les autres voix de la planète, « Dettes & migrations : Divisions internationales au service du capital » paru en mai 2021. Magazine disponible en consultation gratuite, à l’achat et en formule d’abonnement.


Notes

[1A. Lendaro, C. Rodier et Y-L Vertongen, La crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances, La Découverte, 2019.

[2Voir par exemple F. Lévêque, « Contrôler les frontières : un business très rentable », in Demain le monde, n°19, mai-juin 2013, https://www.cncd.be/Controler-les-frontieres-un

[3M. Douo, L. Izuzquiza, M. Silva, Lobbying Fortress Europe. The making of a border-industrial complex, février 2021, https://corporateeurope.org/en/lobbying-fortress-europe

[4Euromedrights, « Fin des moyens navals pour l’opération Sophia : non au renvoi des personnes migrantes et réfugiées vers la Libye », 2 avril 2019, https://euromedrights.org/fr/publication/fin-des-moyens-navals-pour-loperation-sophia-non-au-renvoi-de-personnes-migrantes-et-refugiees-vers-la-libye/

[5Au mois de janvier 2021, Frontex a annoncé qu’elle suspendait toutes ses activités opérationnelles en Hongrie. Sa décision – la première du genre – intervient après un jugement de la Cour de justice européenne du 17 décembre 2020 qui estime que ce pays a manqué à son obligation d’assurer un accès effectif à la procédure d’asile. Au mois de février, deux ONG ont mis en demeure l’agence de faire de même en mer Egée, où elle se rend, selon elles, complice des pratiques systématiques d’expulsions collectives perpétrées par la police grecque.

Claire Rodier

membre du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré.es) et du réseau Migreurop.