23 février 2015 par Claude Quémar , Maud Bailly
Eric Toussaint
L’émission de débat télévisé Ce soir ou jamais présentée par Frédéric Taddeï proposait le 30 janvier 2015 un débat intitulé « Victoire de Syriza : les conséquences d’un vote anti-austérité ». L’intérêt de cette émission est d’avoir confronté des points de vue tout à fait contradictoires. Éric Toussaint, porte parole du réseau international du CADTM, a réussi à rendre un peu de souveraineté au peuple grec, en remettant les horloges à l’heure.
Cela commençait fort avec Jean-Marc Daniel, journaliste économique au Monde et à BFM, s’étonnant de l’accueil fait en France à la victoire de Syriza, « ceux-là mêmes qui vont vous voler » ! Le ton était donné, et nous avons eu droit à la quintessence des discours tenus depuis le début de l’affaire de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
grecque : ils ont doublé le nombre de fonctionnaires sur les dernières années, doublé leurs salaires, le budget était en déficit permanent... « Les Grecs ont fait n’importe quoi ! On ne peut dépenser 115 quand on gagne 100 », proclamait Arnaud Leparmentier, éditorialiste au même journal Le Monde. Heureusement, la romancière grecque Ersi Sotiropoulos a rappelé ce que signifiait l’austérité dans la vie quotidienne des Grecs.
Les thèmes essentiels abordés dans ce débat : la démocratie, l’« aide » européenne à la Grèce, le projet de Syriza.
Pour ce qui est de la démocratie, la question posée est la suivante : Syriza peut-il revenir sur les décisions et les engagements pris par les gouvernements grecs antérieurs vis-à-vis de la Troïka ? Bien sûr, pour les tenants de l’austérité et de la rigueur demandée par les créanciers, la Grèce doit tenir ses engagements, « vis-à-vis des peuples européens » précisent-ils.
Éric Toussaint a rappelé qu’en votant majoritairement pour Syriza, le peuple grec s’est clairement prononcé contre l’austérité, et en faveur d’un programme qui entend abolir toute une série de mesures injustes : retour au salaire minimum légal tel qu’il était en 2010, rétablissement de l’électricité aux 300 000 ménages qui en étaient privés, arrêt des privatisations, et y compris une décision peu mise en avant par les médias, l’attribution de la nationalité grecque aux enfants d’immigrés nés en Grèce... Ce vote du peuple a une plus grande signification que le vote d’un parlement soumis à l’exécutif, faisant ici référence au processus de ratification du TSCG
TSCG
Le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (ou « Pacte Budgétaire » européen) est un traité qui impose une discipline budgétaire toute particulière aux États membres de l’Union européenne qui l’ont signé (à l’exception de la Croatie, la République tchèque et le Royaume-Uni) et qui est entré en vigueur pour les pays qui l’avaient déjà ratifié au 01 janvier 2013.
Son article 3 concerne la fameuse « règle d’or » - que les États doivent introduire de manière contraignante et permanente dans leurs droits nationaux - imposant un déficit structurel de 0,5% (et non plus de 3%). De même, le pacte autorise un endettement public de maximum 60% du PIB qui doit être réduit d’1/20e par an le cas échéant.
Enfin, l’assistance financière prévue par le Mécanisme européen de stabilité (le MES) est conditionnée à la ratification de ce TSCG (rebaptisé « Tous Saignés Comme des Grecs » ou encore Traité de l’austérité).
(pacte budgétaire européen), lequel a été ratifié en France en 2012 par voie parlementaire, plutôt que par référendum – afin d’éviter les mêmes déconvenues que celles rencontrées pour le Traité de Lisbonne en 2005. Eric Toussaint a dénoncé la trahison par le président François Hollande et sa majorité parlementaire des engagements pris à l’égard des citoyens et citoyennes qui l’ont élu en mai 2012 dans l’espoir notamment de voir rejeter le TSCG.
Eric Toussaint a souligné par ailleurs que la Troïka n’a aucune légitimité, puisqu’elle n’a pas été formée par un corps constitutionnel. En outre, le peuple grec n’a pas été consulté sur les emprunts qui lui ont été imposés : lorsque Georges Papandréou, premier ministre d’alors, a annoncé fin 2011 la tenue d’un référendum en février 2012 sur le programme à venir « de soutien » à la Grèce, il s’est heurté à un refus catégorique des puissances européennes et du FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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Le cœur du débat a tourné autour de « l’aide » européenne à la Grèce. Arnaud Leparmentier et son confrère JM Daniel ont soutenu que la Grèce « était en train de sortir de l’enfer », « la situation est assainie, les comptes sont équilibrés », et tout cela grâce à la « solidarité européenne ». Le pays a, selon eux, bénéficié de conditions bien meilleures que le Portugal ou l’Italie, via des taux d’intérêts abaissés.
Éric Toussaint : « Tant que les créanciers feront des prêts qui violent les droits fondamentaux des peuples, ils doivent s’attendre à ne pas être remboursés »
Éric Toussaint a toutefois précisé que c’est suite à la crise des subprimes
Subprimes
Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
en 2007, que les banques du Centre de l’Europe empruntaient à la Réserve fédérale des États-Unis à moins de 0,25 % et recyclaient cela dans des prêts à la Grèce. Par la suite, a-t-il rectifié, les prêts accordés par la BCE
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
ont servi à rembourser ces mêmes créanciers, afin qu’ils puissent se dégager et être remplacés par la Troïka. Le programme de « sauvetage » de 2010 visait donc, non pas à sauver la Grèce et le peuple grec, mais à sauver les banques françaises, allemandes et de quelques autres pays centraux. En 2012, quand la dette grecque auprès des créanciers privés a été restructurée et réduite, ces banques avaient déjà revendu à d’autres (y compris à la BCE) leurs créances
Créances
Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur).
sur les marchés secondaires. Mais surtout, le porte-parole du CADTM a insisté sur le fait que les prêts européens étaient liés à des conditionnalités
Conditionnalités
Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt.
qui ont entraîné des violations des droits fondamentaux : « Tant que les créanciers feront des prêts qui violent les droits fondamentaux des peuples, ils doivent s’attendre à ne pas être remboursés ». Les memorandums imposés par la Troïka interdisent de revenir sur les privatisations et sur la baisse du salaire minimum à 580 euros, quand bien même l’équilibre budgétaire serait maintenu (ce qui est sujet à caution). Il s’agit bel et bien d’un déni de démocratie.
La députée socialiste Karine Berger a affirmé qu’elle avait voté en faveur du plan de sauvetage de la Grèce en 2010 afin de permettre à la Grèce de poursuivre le versement des allocations aux retraités. Eric Toussaint l’a contredite en affirmant qu’en réalité il ne s’est pas agi d’aider les retraités grecs mais de réduire leurs retraites et de s’attaquer à une série de droits fondamentaux de la population grecque, tout cela pour rembourser les banquiers privés français (en réalité essentiellement 3 banques : BNPParibas, Crédit Agricole et Société Générale), allemands, belges, luxembourgeois,...
Troisième thème abordé, le programme de Syriza. Pour les duettistes du Monde, le programme de Syriza est irréalisable et inacceptable. Syriza a un programme intérieur visant à se libérer de la contrainte externe et à retarder les échéances, en attendant les effets de la relance. Arnaud Leparmentier exprimait peu avant l’élection grecque dans un éditorial du Monde sa haine sociale : « dette annulée ou pas, nous allons continuer de nous ruiner pour les Grecs. Après les plans d’aide passés, Syriza demande aux Européens d’annuler ou de diviser par deux leur dette,comme l’obtinrent les Allemands en 1953 à la conférence de Londres [...]. Dans une Europe de paix, notre internationale revancharde invoque les réparations de guerre pour l’occupation nazie qui n’ont jamais été versées à la Grèce », avant de résumer son analyse vis à vis de la Grèce : « les Grecs refusent de payer des impôts ».
Alexandre Delaigue, économiste également, pense que la situation des banques grecques va se jouer dans les jours qui viennent en fonction des décisions de la BCE de les refinancer ou pas. L’État grec couvre aujourd’hui par le biais de prêts à court terme.
Pour Karine Berger, la Grèce est aujourd’hui en position de force vis-à-vis des créanciers, d’autant que les politiques imposées par la Troïka ont démontré leur caractère néfaste. Eric Toussaint lui a fait remarquer que si les politiques appliquées par la Troïka en Grèce étaient néfastes depuis 2010, c’est bien la preuve qu’elle, en tant que députée, n’aurait pas dû voter le prêt de la France à la Grèce en 2010 car celui-ci était octroyé à condition que la Grèce applique la politique exigée par la Troïka.
Par ailleurs, selon Éric Toussaint, le gouvernement de Tsipras est en fin de compte « très modéré », contrairement à l’image brandie par les médias. Il veut simplement « enlever une partie du fardeau social » en « redonnant aux pauvres ce qu’on leur a pris et en prenant aux riches », afin de maintenir l’équilibre budgétaire. D’autre part, plutôt que de suspendre unilatéralement le paiement de la dette, Syriza entend renégocier sa dette [1] et mettre en place une conférence européenne sur la dette, ce qui se heurte au refus de l’Union européenne. La possible victoire à venir de Podemos en Espagne peut toutefois modifier le rapport de force. Rappelons que l’Espagne avait en 2010 une dette publique inférieure à 60 % du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
et ce sont les mesures imposées par la Troïka qui ont aggravé la situation. Le discours tenu sur la Grèce sera donc encore moins tenable pour l’Espagne. C’est maintenant que se joue l’avenir de l’Union Européenne. Eric Toussaint a affirmé qui si on demandait aux travailleurs en France s’ils sont d’accord que les salariés en Grèce gagnent beaucoup moins qu’eux (environ la moitié du salaire), ils se prononceraient contre cette politique car ils comprennent que le fait de réduire le salaire dans d’autres pays d’Europe va renforcer la compétitivité des produits de ces pays par rapport aux produits réalisés en France.
Au bout du compte, cette émission de Frédéric Taddéi a permis de remettre en question le discours dominant sur la Grèce,en démontant le discours des journalistes présents, auxquels Eric Toussaint rappelait qu’ils appartiennent à une ’élite’ coupée des réalités sociales, mais fort proches des dominants de la Troïka et des banques. Le modèle Mario Draghi, tant loué dans les pages du Monde, a pourtant été directement lié, en tant que responsable de Goldmann-Sachs, à la manipulation des comptes grecs.
Voir l’émission :
NB : ce compte rendu ne prend pas en compte pour des raisons d’espace le débat sur l’Union européenne et l’euro, en particulier les propos tenus par Emmanuel Todd, démographe et historien.
[1] Depuis cette émission, la position du gouvernement Tsipras a évolué vers encore plus de modération. Dans l’accord du 20 février 2015 entre l’eurogroupe et la Grèce, il est précisé que la Grèce s’engage à rembourser tous ses créanciers selon le calendrier prévu.
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