Grèce : la BCE répond aux questions du CADTM... ou pas

8 avril 2016 par Anouk Renaud


CC - FLickr - William Murphy

Afin d’éclaircir le rôle de la BCE dans le dossier grec, quatre eurodéputé.e.s de la Gauche Unitaire Européenne/Gauche Verte Nordique (GUE/NGL) [1] ont interpellé, avec l’expertise du CADTM, l’institution financière en s’appuyant notamment sur les conclusions des deux premiers rapports de la Commission pour la vérité sur la dette grecque [2]. Six questions parlementaires ont été introduites. Tenue par aucun délai de réponse, la BCE en la personne de son président, Mario Draghi, a fait parvenir sa réponse trois mois plus tard. Une réponse qui tient en une page et demie. Alors certes, une courte explication vaut mieux qu’un long discours, mais l’esprit de concision de M. Draghi est tel que plusieurs de nos interrogations restent tout bonnement sans réponse.



Exit la problématique du non-respect du droit européen et particulièrement de la charte européenne des droits fondamentaux par la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
. Alors même que l’Expert indépendant de l’ONU sur les questions de dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique rappelle dans son dernier rapport sur la Grèce que : primo, à l’instar des États membres et des institutions de l’Union européenne, la BCE est tenue de respecter le droit européen et international dont le Traité sur l’Union européenne (article 2 et 3-3 [3]) la Charte des droits humains fondamentaux ou encore la Déclaration universelle des droits de l’homme [4]. Deuxio, la mise en œuvre des conditions contenues dans les protocoles d’accord, dont la BCE est partie prenante, a violé directement les droits humains fondamentaux, protégés par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et la susmentionnée charte [5].

Idem pour le rôle de la BCE avant 2010, sur lequel l’institution semble souffrir d’un début d’amnésie. Est-il vrai que la Grèce n’a reçu qu’une infime partie de l’argent des memoranda qui en réalité a été transféré sur un compte spécifique à la BCE ? La BCE s’est-elle inquiétée de la formation d’une bulle spéculative de crédit en Grèce, nourrie par les banques européennes durant les années 2000 ? Silence radio. Pourtant, l’afflux de capitaux en Grèce durant cette décennie était loin d’être marginal. Les plus grandes banques européennes (françaises et allemandes en tête, mais grecques également) [6] faisaient alors d’importants profits en prêtant en Grèce [7]. Entre 2001 et 2009, les crédits aux ménages ont augmenté de 700 %, ceux aux entreprises de 400 % et seulement de 20 % aux pouvoirs publics. La dette privée est ainsi passée de 74,1 % du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
en 2001 à 129,1 % en 2009 [8]. Forcément, et à l’instar de l’Espagne, des États-Unis ou de l’Irlande, cette bulle spéculative a fini par exploser.

C’est sur la question des profits réalisés par la BCE avec les titres souverains grecs, que M. Draghi s’avère le plus loquace. À partir de 2010, l’institution financière rachète, via le SMP (Securities Market Program), des titres de la dette Titres de la dette Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
grecque sur le marché secondaire. Titres pour lesquels elle perçoit donc des remboursements mais aussi des intérêts. Mais quand les profits que réalisait la BCE sur le dos de la Grèce ont commencé à se savoir, les États européens ont décidé de restituer à la Grèce un montant équivalent au bénéfice réalisé… mais à condition que le pays applique les politiques escomptées. Dans sa réponse, la BCE se déresponsabilise : Draghi explique que les profits réalisés par la BCE sont reversés aux banques centrales nationales, qui les reversent ensuite à leurs propres actionnaires, parmi lesquels leurs gouvernements respectifs. Ce sont les États qui décident ou pas de rétrocéder ces profits. Mais il semblerait que depuis 2013, la Grèce n’a pas vu la couleur de cet argent, qui serait sur un compte au Luxembourg (tiens donc…) et dont seule une décision de l’Eurogroupe pourrait débloquer [9].

En nous renvoyant à une de ses déclarations antérieures, M. Draghi affirme par ailleurs qu’ « en transférant à la Grèce un montant équivalent au profit que leurs banques centrales nationales ont réalisé via leur portefeuille SMP, (ce qui n’est en réalité pas le cas depuis 2013 comme dit précédemment) [10] les gouvernements de la zone euro ont fourni un soutien substantiel à la Grèce, qui s’ajoute à l’apport de prêts à faible taux d’intérêts ». Vraisemblablement, nous ne partageons pas, au CADTM, la même vision du soutien que l’institution de Francfort. Un « soutien » qui, selon la Commission européenne, devrait rapporter à l’institution 7,7 milliards d’ici 2018 [11]. La BCE et les banques centrales nationales ont en effet racheté des titres grecs à prix cassé, et elles en ont exigé ensuite le remboursement à hauteur de leur valeur initiale. Comble de leur générosité, elles ont refusé de participer à l’allègement de la dette grecque de 2012. Une aide oui, mais en réalité une aide aux banques privées européennes, qui grâce au programme SMP ont pu non seulement se débarrasser de la dette grecque, mais en plus elles en ont obtenu un prix bien plus élevé que celui du marché.

La philanthropie des États membres de l’UE semble d’ailleurs sans limite, puisque tout comme la BCE avait conditionné le rachat des titres grecs à la mise en œuvre des mesures d’austérité, la rétrocession des profits est, elle aussi, utilisée comme arme de chantage. Que ce soit pendant les pseudo-négociations de début 2015 ou encore aujourd’hui pour s’assurer de la bonne application du 3e mémorandum.

Quant à l’autre acte de bienfaisance des États de l’Union européenne envers la Grèce, qu’évoque M. Draghi à savoir les prêts bilatéraux de 2010, leurs taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
étaient tellement bas, qu’ils ont dû être revus… à la baisse ! En effet, le coût de financement des États européens était bien inférieur au taux exigé à la Grèce [12].

Mais le toupet de la BCE ne s’arrête pas là. Concernant la décision de ne pas restructurer la dette grecque dès 2010, véritable virtuose du ballon M. Draghi botte splendidement en touche, en se justifiant par des statistiques grecques insuffisamment fiables. Et pour cause. Rappelons à la BCE, qu’à l’époque du bidouillage des chiffres du déficit grec, le directeur de l’institut des statistiques (Elstat) avait directement été choisi par Eurostat et le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.
(qui par ailleurs le rémunérait illégalement). Et que malgré plusieurs voix internes qui contestaient ces chiffres, la falsification des statistiques commanditée par le ministère des finances grec a largement été couverte par ces deux institutions [13].

Concernant des faits d’armes plus récents, la BCE n’a pas lésiné sur les moyens pour infléchir, début 2015, les négociations entre le gouvernement grec et ses créanciers, en faveur de ces derniers. Et cela en violation de l’article 130 du TFUE et de ses propres statuts qui prohibent toute ingérence politique de l’institution. En février 2015, elle coupe le robinet de liquidités Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
aux banques grecques et en juin elle prolonge l’asphyxie en baissant le plafond des liquidités d’urgence, auxquelles elles peuvent accéder. À la veille du référendum, le vice-président de la BCE, Vitor Constancio, laisse même planer la menace d’une coupure de ces liquidités d’urgence si le non venait à l’emporter [14]. Benoît Cœuré, membre du directoire exécutif de la BCE met lui aussi le feu aux poudres en évoquant, dans une interview fin juin, la possibilité d’une exclusion de la Grèce de la zone euro : « une sortie de la zone euro, jusqu’à présent tout à fait théorique, ne peut malheureusement plus être exclue » [15].
 
Et lorsque l’on demande à M. Draghi de s’expliquer sur ces spéculations publiques de plusieurs des représentants de l’institution qu’il dirige, il reste droit dans ses bottes et confirme que : « le caractère irrévocable de l’euro fait partie du cadre institutionnel européen (…) la sortie d’un État membre de la zone euro n’est pas prévu dans les traités ».
Alors, malheureuse erreur de communication ? Rien n’est moins sûr. Laissons toutefois à Francfort le bénéfice du doute, qui on n’en doute pas, saura prendre les sanctions qui s’imposent…

Finalement, cette réponse de la BCE dont la maigreur n’a d’égale que la mauvaise foi, pourrait presque prêter à sourire, si seulement les politiques d’ajustement imposées à la Grèce, notamment par la BCE, n’avait pas plongé le pays dans un crise sociale et humanitaire, sans précédent en temps de paix. N’en déplaise à M. Draghi, las de nos velléités de transparence, mais nous interpellerons de nouveau en collaboration avec les parlementaires européen.ne.s la BCE : La Grèce a-t-elle oui ou non reçu l’argent des prêts de la Troïka ? Est-ce que la BCE pourrait décider de restructurer ou d’annuler les titres grecs qu’elle détient ? Si non pourquoi ? La BCE qui participe à nommer les responsables du FHSF, pense-t-elle qu’il est judicieux de confier à d’anciens banquiers responsables de désastres bancaires, l’assainissement des banques grecques ? Quelles seront les sanctions prises à l’encontre de M.M Cœuré et Constancio pour leurs déclarations publiques erronées ayant contribué à mettre à mal la stabilité financière, dont la BCE est censée être la garante ?


Notes

[1Les quatre parlementaires sont : Fabio De Masi, Miguel Urban, Sofia Sakorafa, NiKolaos Chountis

[2Voir le rapport préliminaire sur : http://cadtm.org/Rapport-preliminaire-de-la
Voir le deuxième rapport sur : http://cadtm.org/Grece-Le-troisieme-memorandum

[3Article 2 : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. »
Article 3-3 : « Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant. Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres ».

[4Report of the Independent Expert on the effects of foreign debt and other related international financial obligations of States on the full enjoyment of human rights, particularly economic, social and cultural rights - Mission to Greece, 29 février 2016). Page 7, point 21

[5Ibid., page 18-19, point 77

[6Dont BNP, Société Générale et Crédit Agricole pour la France, Commerzbank, Baden Bank, Postbank et DZ Bank pour l’Allemagne et NBG, Agricultural Bank, Piraeus, EFG Eurobank, Hellenic Postbank et Alpha pour la Grèce.

[7Également par la prise de participation directe dans des banques grecques, comme dans le cas de Geniki (Société Générale) et Emporiki (Crédit Agricole).

[8Commission pour la vérité sur la dette publique grecque, La vérité sur la dette grecque, Les Liens qui libèrent, 2015, p. 48 et et http://cadtm.org/Rapport-preliminaire-de-la

[9Godin Romaric (2016, 22 mars). Grèce : où sont passés les milliards de la BCE ?, La Tribune : http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-ou-sont-passes-les-milliards-de-la-bce-559169.html

[10Note de l’auteure de l’article

[12Antonin Cécile, « Le Sisyphe grec et sa dette publique : vers la fin du calvaire ? », ofce, le blog, 22 janvier 2015

[13Pamela Colette et Bison Gwyneth, « Statistiques et jiu-jitsu. Entretien avec Zoé Georganta », Revue Z, n°7, 2013

[14Commission pour la vérité sur la dette grecque, « Analyse de la légalité du mémorandum d’août 2015 et de l’accord de prêt en droit grec et international », octobre 2015 : http://cadtm.org/Analyse-de-la-legalite-du

Anouk Renaud

Militante au CADTM Belgique

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