Haïti : de la traite à la dette

27 septembre 2017 par Jérôme Duval


Ce pays des Antilles n’est pas endetté, il est créancier. C’est la France qui lui doit de l’argent. Explications de Jérôme Duval, du CADTM.



La misère des pays colonisés s’est largement accrue en raison d’un transfert de dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
 : les dettes contractées par les puissances coloniales auprès de la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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pour rentabiliser au mieux leurs exploitations dans leurs colonies ont ensuite été transférées sans leur consentement aux pays colonisés qui accédaient à leur indépendance. Elles constituent un cas de dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
, tout comme les dettes ultérieures contractées pour rembourser celles-ci.

À Saint-Domingue, dans la nuit du 22 au 23 août 1791, des dizaines de milliers d’esclaves entrent simultanément en insurrection armée, impulsant un long processus qui amène à la première abolition de l’esclavage de toute l’histoire, le 29 août 1793, et à la proclamation de l’indépendance. Saint-Domingue, récupérant alors le nom d’Haïti, devient la première république noire indépendante en 1804, cas unique dans l’histoire d’une révolte d’esclaves qui ait accouché d’un État. La France n’a sans doute jamais pardonné cette insurrection, entraînant la perte de revenus issus de son système esclavagiste et des milliers de plantations de sucre et de café détruites. Haïti le paie très cher : en 1825, le pays est contraint de payer à la France 150 millions de francs-or (soit le budget annuel de la France de l’époque) destinés à « indemniser » les anciens colons maîtres d’esclaves pour perte « de propriété », en échange de la reconnaissance de son existence en tant qu’État-nation. La rançon est imposée sous la menace d’invasion militaire : le 17 avril 1825, une flotte de 14 navires de guerre était massée dans la rade de Port-au-Prince, prête à intervenir, laissant entrevoir une possible restauration de l’esclavage en cas d’insoumission.

Cette rançon extorquée au peuple haïtien pour avoir « osé » accéder à l’indépendance, fut renégociée treize ans plus tard, en 1838, à 90 millions suite à un accord scandaleusement nommé « Traité de l’amitié ». Faisant ployer des générations sous le poids d’une dette illégitime Dette illégitime C’est une dette contractée par les autorités publiques afin de favoriser les intérêts d’une minorité privilégiée.

Comment on détermine une dette illégitime ?

4 moyens d’analyse

* La destination des fonds :
l’utilisation ne profite pas à la population, bénéficie à une personne ou un groupe.
* Les circonstances du contrat :
rapport de force en faveur du créditeur, débiteur mal ou pas informé, peuple pas d’accord.
* Les termes du contrat :
termes abusifs, taux usuraires...
* La conduite des créanciers :
connaissance des créanciers de l’illégitimité du prêt.
, Haïti qui a lutté de longues années pour s’émanciper de la tutelle française et s’affranchir de l’esclavage, paiera, de 1825 à 1883, jusqu’au dernier centime la rançon à ses anciens colons. Pour Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires (Cran), « l’argent doit revenir à l’État haïtien et à la société civile haïtienne. L’heure est venue de réparer cette double peine subie par l’île, l’esclavage puis la rançon. Le dénuement d’Haïti est dû au paiement de ces 90 millions de francs-or qui ont obligé le pays à s’endetter sur des décennies ».

Haïti acheva de rembourser l’emprunt contracté en 1825 pour indemniser les colons en 1893


Ni excuse, ni réparation, ni restitution : imperturbable, la France rançonne le peuple

En avril 2003, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture, le président Jean-Bertrand Aristide affirme que c’est la France qui a une dette envers Haïti et non l’inverse. Il demande « restitution et réparation » pour les dommages commis par l’esclavage et pour la rançon exigée en 1825. Il réclame à la France 21 milliards de dollars, soit la valeur capitalisée des 90 millions de francs-or payés comme tribut. Mais après l’intervention politique et militaire franco-étasunienne qui a abouti au renversement d’Aristide en février 2004, les différents régimes qui vont se succéder à la tête de l’État haïtien, abandonneront la réclamation de restitution.

Il faudra attendre le tremblement de terre du 12 janvier 2010, provoquant au moins 250 000 morts et près de 1,3 million de sans-abris, pour qu’un président français se décide à fouler le territoire de son ancienne colonie pour la première fois depuis l’indépendance de l’île en 1804. Ainsi, après avoir laissé passer plus d’un mois après le séisme, Nicolas Sarkozy effectue finalement une visite éclair d’à peine quatre heures le 17 février. C’est l’occasion de faire l’apologie du secteur privé français en rendant hommage à Suez et Veolia qui « ont réparé des conduites d’eau » ou d’EDF qui a « rétabli l’éclairage public ». Et d’annoncer quelque 326 millions d’euros d’aide. Or de cette somme, 56 millions ne seront pas mobilisés puisqu’il s’agit d’effacement comptable auprès du Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
de la dette bilatérale que l’île a contractée vis-à-vis de la France.

La généreuse déclaration d’effacement de la dette brandie par Sarkozy comme réponse à la catastrophe relève d’un mécanisme de blanchiment de dette odieuse. De plus, il n’y a là rien de nouveau puisque cette décision date en fait de juillet 2009, après qu’Haïti a atteint le point d’achèvement de l’initiative renforcée en faveur des pays pauvres très endettés PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
(initiative PPTE renforcée) le 30 juin 2009. De son côté, la Banque mondiale n’annule pas le remboursement de 38 millions de dollars, mais ne fait que le suspendre pour cinq ans et, le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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décide d’octroyer une « aide » de 100 millions de dollars sous forme de… prêt, certes sans intérêts, mais qu’il faudra bien rembourser. Nous sommes bien loin des 21 milliards de dollars réclamés par Aristide et les mouvements sociaux tel la Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA).

Saisissant l’occasion, un collectif de militants baptisé Comité pour le remboursement immédiat des milliards envolés (Crime) lance en juillet 2010 un canular et annonce sur un faux site du ministère français des affaires étrangères l’intention de la France de restituer aux Haïtiens le 14 juillet les sommes indûment perçues. Rien. Malgré une lettre ouverte au président français Sarkozy, la France refuse toujours de restituer la dette historique à Haïti. La France a pourtant une lourde responsabilité dans l’état de pauvreté dans lequel se démène sa population. Par exemple, lorsqu’elle accorde le statut de réfugié politique et l’immunité à Jean-Claude Duvalier, exilé sur la Côte d’Azur en France après 29 ans de dictature de père en fils, avec une fortune de 900 millions de dollars volée dans les caisses de l’État haïtien, soit une somme alors supérieure à la dette externe du pays estimée à 750 millions de dollars en 1986.

Port-au-Prince, 12 mai 2015. Photo Jean-Claude Coutausse


Mensonge et aberration de « dette morale » de Hollande

Ce n’est sans doute pas dû au hasard s’il aura fallu attendre plus de deux siècles depuis l’indépendance de l’île pour voir le premier voyage – officiel cette fois – d’un chef d’État français en Haïti. La visite du président François Hollande le 12 mai 2015 a été accueillie par des manifestants réclamant « réparation » et « restitution » par la France de la somme versée par Haïti pour son indépendance. « Hollande, l’argent oui, la morale non », pouvait-on lire sur des pancartes, en référence au discours prononcé quelques jours plus tôt par le chef d’État en visite en Guadeloupe le 10 mai. Suscitant beaucoup d’espoirs en Haïti, celui-ci avait affirmé : « Quand je viendrai en Haïti, j’acquitterai à mon tour la dette que nous avons. » Mais, en réalité, Hollande ne voulait parler que de « dette morale » et non de restitution des milliards qu’Haïti a versés à la France. Comme le dit Louis-Georges Tin, également auteur de l’ouvrage Esclavage et réparations, comment faire face aux crimes de l’histoire (Stock, 2013) : « La repentance est une question morale ou religieuse ; la réparation est un problème économique et politique. » Or, Le Nouvelliste, principal quotidien de l’île, écrit : « … cette dette morale, jamais Haïti n’en a demandé réparation. Elle est irréparable, nous en convenons. Nous la laissons comme une tache sur le blason des civilisés ». mais poursuit plus loin : « ... la France a aussi une dette financière vis-à-vis d’Haïti. Cette dette est un cas unique dans l’histoire. C’est la seule fois où les vainqueurs ont payé tribut aux vaincus ». Et c’est de cette rançon payée pendant tout le XIXe siècle qu’il faut parler, puisqu’elle a entravé l’économie haïtienne, étranglé son développement et hypothèque encore son avenir.

On préfère appeler la population à faire œuvre de charité et oublier les questions qui dérangent le passé plutôt que de comprendre enfin qu’Haïti n’est pas endettée, mais créancière.


Tribune publiée dans Politis le 19 septembre 2017, extrait de l’article Haïti : de la colonisation à l’esclavage économique publié sur ce site.

Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

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