Dossier Maghreb
19 septembre 2006 par Claude Quémar
« Ici en France, c’est dur. Mais savoir à quel point c’est plus dur encore là-bas, il n’y a que nous qui pouvons décider si nous sommes mieux ici ou là-bas »
Taibou, ‘sans-papière’, Le Monde, 23-24/02/1997
Depuis trente ans, l’immigration est au cœur des débats des sociétés occidentales. L’irruption massive des ‘sans papiers’ depuis dix ans sur la scène sociale apporte une nouvelle réalité à ce débat ; une réalité plus humaine, celle d’hommes et de femmes (de plus en plus de femmes) qui choisissent de quitter leur pays, pour des raisons de plus en plus complexes.
Mais les dernières années ont vu également le traitement de l’immigration passer du cadre national au cadre européen, voire mondial, avec les négociations au sein de l’OMC
OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.
L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».
Site : www.wto.org
sur l’AGCS (Accord général sur le commerce des services). Le mode 4 de cet accord, concerne en effet le mouvement des personnes physiques.
Il est donc utile de remettre en perspective les enjeux migratoires pour le capitalisme contemporain, même si la direction et la dimension des flux migratoires n’ont jamais été réductibles aux seuls impératifs de l’accumulation du capital. La globalisation
Globalisation
(voir aussi Mondialisation) (extrait de Chesnais, 1997a)
Origine et sens de ce terme anglo-saxon. En anglais, le mot « global » se réfère aussi bien à des phénomènes intéressant la (ou les) société(s) humaine(s) au niveau du globe comme tel (c’est le cas de l’expression global warming désignant l’effet de serre) qu’à des processus dont le propre est d’être « global » uniquement dans la perspective stratégique d’un « agent économique » ou d’un « acteur social » précis. En l’occurrence, le terme « globalisation » est né dans les Business Schools américaines et a revêtu le second sens. Il se réfère aux paramètres pertinents de l’action stratégique du très grand groupe industriel. Il en va de même dans la sphère financière. A la capacité stratégique du grand groupe d’adopter une approche et conduite « globales » portant sur les marchés à demande solvable, ses sources d’approvisionnement, les stratégies des principaux rivaux oligopolistiques, font pièce ici les opérations effectuées par les investisseurs financiers, ainsi que la composition de leurs portefeuilles. C’est en raison du sens que le terme global a pour le grand groupe industriel ou le grand investisseur financier que le terme « mondialisation du capital » plutôt que « mondialisation de l’économie » m’a toujours paru - indépendamment de la filiation théorique française de l’internationalisation dont je reconnais toujours l’héritage - la traduction la plus fidèle du terme anglo-saxon. C’est l’équivalence la plus proche de l’expression « globalisation » dans la seule acceptation tant soit peu scientifique que ce terme peut avoir.
Dans un débat public, le patron d’un des plus grands groupes européens a expliqué en substance que la « globalisation » représentait « la liberté pour son groupe de s’implanter où il le veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales »
‘néo-libérale’ en cours a redéfini également ces mouvements. Les nouvelles politiques européennes vont dans le sens d’une ‘marchandisation’ accrue de l’immigration.
Des flux migratoires mouvants
Le monde a toujours connu des flux migratoires. Le peuplement de la planète en a été le premier exemple. Soit. Ces migrations sont devenues internationales avec la création des Etats-nations. Les décolonisations du XXe siècle ont fait passer le nombre de nations d’une cinquantaine à plus de 200. Mais les grandes vagues migratoires n’ont pas attendu cet éclatement : sans parler de l’esclavage, migration forcée, les vagues se sont succédées : diaspora chinoise depuis le XVIIIe siècle, peuplement du ‘nouveau monde’ (51 millions de personnes entre 1846 et 1939), colonisation, conflits mondiaux... Le nombre de migrants s’élève aujourd’hui à environ 150 millions de personnes (résidant à l’étranger depuis plus d’un an), soit 2,5 % de la population mondiale. Chiffre qu’il faut d’autant plus relativiser qu’il inclut non seulement les migrations vers les pays du Nord, mais aussi celles entre pays du Sud qui sont, de loin, les plus importantes. Par exemple, la France ‘accueille’ 3,2 millions de personnes étrangères, la Côte d’Ivoire : 3,4 millions !! [1].
Ces mouvements sont de plus en plus complexes : les politiques d’endiguement des pays du Nord, l’éloignement des frontières (espace Schengen par exemple), la séparation de moins en moins nette entre immigration économique et politique, les besoins en main-d’œuvre qualifiée au Nord... tous ces phénomènes créent des étapes de transit pour les migrants. La frontière mexicaine, le détroit de Gibraltar, le détroit de Malacca entre l’Indonésie et la Malaisie sont autant de goulets d’étranglement. Des pays comme le Sénégal et le Maroc sont aujourd’hui pays d’immigration et d’émigration à la fois.
Mais ce qui a fondamentalement basculé au cours du XXe siècle, c’est le sens global de ces flux : ils sont essentiellement aujourd’hui issus du Sud, vers le Nord ou vers d’autres pôles du Sud (pays pétroliers en particulier). L’appauvrissement de ces pays par les politiques d’ajustement structurel, par le pillage de leurs ressources naturelles, par l’endettement qui permet de maintenir une domination issue de la colonisation, tous ces phénomènes créent ces mouvements d’une minorité de la population pour s’en sortir. D’une minorité car rappelons que, hormis lors de vagues de réfugiés liées à des conflits violents, ce n’est pas n’importe qui qui émigre. Un émigré sub-saharien sur trois possède un diplôme supérieur. Ce sont les classes moyennes qui sont concernées, les plus aptes à valoriser leur savoir, linguistiquement et socialement. D’où l’imbécillité d’une formule comme ‘la France [ou la Belgique] ne peut accueillir toute la misère du monde’. De plus, désormais, la décision d’émigrer est prise par le migrant lui-même, souvent en accord avec sa famille, et non plus par les entreprises du Nord. S’il y a des immigrés, c’est malgré tout parce qu’il existe une demande pour cette main-d’œuvre, docile et flexible. Et plus seulement dans les secteurs traditionnels comme la construction, la restauration, l’agriculture, le nettoyage urbain... Aujourd’hui, ce sont des secteurs comme la santé ou l’informatique qui sont concernés.
Le reste des activités manufacturières ne va plus chercher sa main-d’œuvre au Sud, on ‘délocalise’ dès que son coût est de 6 à 10 fois inférieur à celui d’un salarié européen, de 1 à 3 pour les services informatiques et comptables. Ce phénomène ne touche pas l’Afrique sub-saharienne où, paradoxalement, la main d’œuvre est chère, à faible productivité et les ‘coûts de transaction’ considérables (à l’exception de Maurice et Madagascar).
Un enjeu pour le capitalisme
Mais alors si il y a d’un côté une offre importante et continue et de l’autre une demande, où est le ‘problème’ ?
Le ‘problème’ est double : adéquation de la main-d’œuvre aux besoins au Nord et problème politique.
Les besoins en main-d’œuvre du capital sont mobiles : les transnationales profitent de la libéralisation des mouvements de capitaux, des investissements directs avec une très grande fluidité. Les maquilas en Amérique centrale sont un bon exemple. On déménage l’usine de montage de zone franche en zone franche en fonction des conditions du moment. La coïncidence entre besoins du capital et main d’œuvre est donc rarement réalisée.
Enfin l’immigration a pris dans les pays du Nord une dimension politique avec la crise de surproduction des années 70. On a vu se multiplier les réformes législatives placées sous le sceau de la méfiance et de la nécessaire protection contre une immigration ‘subie’ supposée porteuse de multiples dangers (terrorisme, déstabilisation des systèmes sociaux...).
Ces réformes successives ont un objectif quasi exclusif : diminuer l’attractivité du pays d’accueil par l’abaissement des droits des migrants. La France, la Grande-Bretagne sont en pointe dans ce contexte. Des pays comme le Maroc ou le Sénégal, attirés habituellement par la France, pour des raisons historiques et linguistiques, voient aujourd’hui leurs migrants préférer l’Espagne, l’Italie ou les Etats-Unis.
Une logique de prédation
Et c’est donc cette contradiction fondamentale que doivent gérer les pays du Nord : leur besoin en main d’œuvre, lié à une natalité en baisse (d’où l’attirance vers l’Espagne et l’Italie) et cette fermeture pour raison politique (montée de l’extrême droite, contre-réformes sociales...).
La réponse en cours, lourde de dangers, est celle de ‘l’immigration choisie’ en cours dans tous les pays du Nord : Union européenne mais y compris la Suisse avec ses réformes actuelles de la loi sur les étrangers (Letr) et sur l’asile (Lasi). Il s’agit de choisir ses immigrés, en fonction des besoins des entreprises locales et des ‘talents’ des demandeurs. Le ‘marché du travail international’, ‘l’armée industrielle de réserve ‘ mondiale : voilà le projet. La marchandisation de la force de travail prend ainsi une nouvelle dimension. Les projets actuels de l’OMC y sont directement liés. Nous assistons à ce qu’Antoine math, du Gisti, appelle une ‘logique de prédation’.
Reste à savoir si la contradiction entre besoins économiques et xénophobie ambiante sera levée par ces politiques.
Il n’en demeure pas moins que ces politiques d’ ‘endiguement’ ont des conséquences sur les libertés. Le récent premier Forum social caribéen qui s’est tenu à la Martinique a vu sa participation restreinte par les refus massifs de visas par la France.
Un mouvement social qui sort de l’ombre
Le mouvement des sans-papiers est dans ce contexte un des grains de sable qui pourraient enrayer ce projet. Voilà des hommes et des femmes qui bravent ces obstacles, au risque de leur vie souvent, payent des passeurs pour arriver ici. Et dire : c’est à nous de choisir où nous voulons vivre.
Ils et elles n’ont plus rien à perdre : retourner au pays, c’est décevoir la famille qui les a envoyés, se retrouver condamné(e)s à un mariage forcé, à l’excision de leur fille, à la répression, à la misère. Les grèves de la faim entamées par des dizaines de sans-papiers, les occupations en Belgique sont la preuve de cette volonté de rester malgré tout.
Encore plus intéressant est la mise en réseau international des structures de migrants du Sud (les refoulés de Ceuta par exemple) et les associations du Nord (collectifs de sans-papiers, soutiens locaux...). Après le Forum de Bamako en janvier dernier, la conférence non gouvernementale euro-africaine, réunie à Rabat début juillet, a adopté un manifeste rappelant l’exigence première de la liberté de circulation.
Lors du Forum social européen d’Athènes, il a été décidé d’organiser une 3e journée d’action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
sur les migrations le 7 octobre 2006, en mémoire des évènements de Ceuta et Melilla de 2005.
[1] chiffre d’avant la crise ivoirienne actuelle
Haïti
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