« Il ne faut pas négocier avec le chantage, il faut rompre avec lui »

Compte-rendu de la deuxième journée de présentation du rapport préliminaire de la Commission pour la Vérité sur la dette publique grecque

20 juin 2015 par Emilie Paumard


Press and Parliamentary Info Office

Ce 18 juin se tenait au sein du Parlement hellénique en présence de nombreux dirigeants politiques grecs, de plusieurs ambassadeurs et d’une série d’invités internationaux [1], la deuxième et dernière journée de présentation du rapport préliminaire de la Commission pour la Vérité sur la Dette publique grecque. La journée s’est conclue par une conférence de presse qui actait la remise officielle de ce rapport qui affirme le caractère illégitime, illégal, odieux et insoutenable de la dette publique grecque.



Cette deuxième journée a également offert son lot d’accablantes découvertes

Si la première journée de présentation des travaux avait été l’occasion pour les membres de la Commission d’audit de révéler une série importante d’irrégularités concernant le processus d’endettement de la Grèce depuis 30 ans, et en particulier au cours des 5 dernières années [2], cette deuxième journée a également offert son lot d’accablantes découvertes.

Ainsi le coordinateur scientifique de la Commission d’audit, Éric Toussaint, a dévoilé de nouveaux éléments concernant le contexte dans lequel le premier « plan d’aide » a été octroyé à la Grèce. L’affaire est pourtant déjà connue et se trouve d’ailleurs actuellement entre les mains de la justice grecque : en 2009, le gouvernement Papandréou a falsifié les données statistiques du pays. En gonflant le déficit, les autorités grecques souhaitaient convaincre l’opinion publique de la nécessité d’accepter le « sauvetage » de 2010. Mais cette affaire aux multiples rebondissements ne cesse de dévoiler de nouveaux scandales. Ainsi le ministère de la défense grec a révélé aux membres de la Commission d’audit, il y a deux jours, que dans le cadre de cette falsification un montant de 3 milliards d’euros relatifs à des dépenses militaires n’aurait pas dû figurer dans les comptes de 2009. Un trucage qui vient donc s’ajouter à la longue liste déjà connue [3] . Et les découvertes ne s’arrêtent pas là puisque le ministère de la justice affirme également qu’au cours de la période 2009-2014 des achats d’armes ont été effectués sans factures, permettant ainsi aux entreprises qui ont réalisé la vente d’échapper à tout impôt !

Mais la justification donnée au plan d’aide de 2010 ne s’avère pas être le seul mensonge offert aux peuples européens, son contenu fut également un écran de fumée. Ainsi on a pu apprendre par la voix de Leonidas Vatikiotis que, tandis que les dirigeants européens ne cessent de rappeler - en particulier ces derniers jours - qu’ils ont fait preuve d’une grande solidarité envers le peuple grec, seuls 10 % des montants octroyés au pays dans le cadre des mémorandums ont, en réalité, été consacrés aux dépenses courantes du gouvernement. « Les sommes soi-disant versées pour la Grèce ont fait le tour de l’Acropole et sont reparties directement dans les poches des créanciers et dans les caisses des banques privées » a-t-il expliqué.

Quant aux « mesures de redressement » qui ont accompagné les prêts accordés à la Grèce et dont l’objectif officiel est de retrouver l’équilibre des finances du pays, elles sont également épinglées par la Commission d’audit. Les experts de la Commission nous apprennent ainsi que dans le cadre des privatisations imposées par les Institutions quelque 28 bâtiments publics ont été vendus pour une bouchée de pain. Or les contrats de vente prévoient un leasing qui oblige la Grèce à verser un loyer pour ces bâtiments. « Au bout du compte, déclare Éric Toussaint, l’État grec va payer au moins trois fois le montant qu’il a reçu pour ces privatisations ». La découverte de ces chiffres invite effectivement à la réflexion quant à savoir si ces mesures ont bien pour objectif l’équilibre des comptes publics.

Au-delà de la remise en question de l’efficacité économique des mesures d’ajustement appliquées depuis 5 ans en Grèce, l’équipe de scientifiques a également dressé le bilan humain de ces dernières. Et les chiffres énoncés par l’historien Spyros Marketos ont de quoi donner le tournis. « Depuis l’application des mémorandums les retraites ont chuté d’environ 40 %, laissant près de 2/3 des pensionnés sous le seuil de pauvreté. 40 % des postes de fonctionnaires ont été supprimés. 500 000 personnes sont sans domicile fixe ou vivent dans un logement indécent. Quant au chômage il est passé de 7,3 % à 27,9 % entre 2008 et 2013 » déclarait-il à la tribune du Parlement.

Il est indéniable que les institutions responsables de ces politiques ont violé un nombre impressionnant de traités et de conventions internationaux dont ils sont pourtant signataires

Les conséquences des mesures d’austérité sur les droits humains ont d’ailleurs fait l’objet d’une attention particulière de la part des auteurs du rapport puisque plusieurs éminents juristes se sont penchés de façon spécifique sur la légalité de ces politiques eu égard au respect des droits fondamentaux. Parmi eux Cephas Lumina, ancien expert indépendant de l’ONU sur la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
et les droits humains et auteur d’un important rapport sur cette question en 2013 [4], a présenté les conclusions des juristes de la Commission à ce propos : « Ces politiques ont conduit des millions de Grecs dans la pauvreté extrême. Cette situation lamentable est due aux actes et aux omissions des institutions impliquées dans les mémorandums qui n’ont pas respecté leurs obligations en matière de droits humains ». Pour ces spécialistes du droit, il est indéniable que les institutions responsables de ces politiques ont violé un nombre impressionnant de traités et de conventions internationaux dont ils sont pourtant signataires. Monsieur Lumina a d’ailleurs tenu à mettre les points sur les « i » : « On entend très souvent que le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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n’a pas l’obligation Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
de respecter ces textes. Il s’agit d’une fiction ».

Face à l’impressionnante liste de violations de droits et au vu des nombreuses irrégularités présentées au cours de ces deux journées, le coordinateur scientifique a présenté devant la presse les conclusions qu’en tire la Commission. « Nous considérons que le remboursement de la dette a des effets tels que l’État grec est parfaitement en droit de suspendre de manière souveraine le paiement de sa dette » a-t-il ainsi déclaré. Et lorsqu’un journaliste l’interroge sur ce que pourraient être les possibilités pour le gouvernement suite à une suspension, la réponse est très claire : « Le gouvernement fera ce qui lui semble juste. Je ne peux donc qu’énoncer ce qui ressort de notre rapport. L’ensemble des prêts du FESF, l’ensemble des prêts bilatéraux, l’ensemble des prêts du FMI ainsi que les titres détenus par la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
recouvrent, selon notre étude, un caractère odieux. Or, en vertu du droit, une dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
n’a pas à être remboursée. En revanche », s’empresse-t-il d’ajouter, « les dettes qui sont détenues par des petits porteurs doivent être honorées et les fonds de pension Fonds de pension Fonds d’investissement, appelé aussi fonds de retraite, qui a pour vocation de gérer un régime de retraite par capitalisation. Un fonds de pension est alimenté par l’épargne des salariés d’une ou plusieurs entreprises, épargne souvent complétée par l’entreprise ; il a pour mission de verser des pensions aux salariés adhérents du fonds. Les fonds de pension gèrent des capitaux très importants, qui sont généralement investis sur les marchés boursiers et financiers. qui ont été lésés doivent être indemnisés à 100 % ».

Si l’issue des négociations entre le gouvernement et ses créanciers reste le grand point d’interrogation, cette deuxième journée de présentation fut une fois de plus l’occasion de constater que nombreux sont les citoyens européens qui soutiennent la résistance du peuple grec à ses créanciers et souhaitent que la vérité soit faite sur la dette.

Les appuis sont effectivement nombreux, en témoigne la liste des représentants étrangers qui ont fait le déplacement pour l’occasion : Renato Soeiro du Bloco de Esquerda du Portugal, Miguel Urbán député européen Podemos, Andrej Hunko député allemand pour Die Linke, Claudio Lozano député argentin pour le parti Unidad popular, Francisco Louça, un des fondateurs du Bloco de Esquerda (Portugal), Maite Mola, Vice-présidente du PGE ainsi que Nicolas Sansu député français pour le PCF. À l’image de Miguel Urbán (député européen Podemos), ils sont montés à la tribune chacun à leur tour pour affirmer l’importance de cette initiative et la dimension cruciale de cette lutte au-delà des frontières grecques : « Ils nous ont tout justifié par la dette. Ce fut un chantage énorme ! Or il ne faut pas négocier avec le chantage, il faut rompre avec lui ! Il est maintenant temps de rappeler ce que la rue a maintes et maintes fois entonné au cours de ces dernières années »ya basta !" déclarait ainsi l’eurodéputé espagnol.

Fort heureusement, ce soutien ne se limite pas à des interventions dans des hémicycles et se matérialise par des initiatives concrètes qui ont été présentées au cours de ces deux journées. Ainsi, un appel international [5] de soutien à la Commission d’audit pour la Vérité de la Dette publique a été lancé il y a quelques semaines et réuni plus 9000 signatures venant des quatre coins du monde. Rejoints tant par des anonymes que par des personnalités connues [6], les signataires ne se contentent pas toujours de signer mais accompagnent parfois leur paraphe de mots d’encouragements ou de témoignage, à l’image de cette vidéo réalisée par la plateforme d’audit citoyen espagnole : http://cadtm.org/Presentacion-Auditamos-Grecia. Cette solidarité se concrétisera également tout au long de la semaine à venir dans le cadre de la semaine d’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
en solidarité avec la Grèce organisée par de très nombreux mouvements sociaux partout en Europe [7].

La semaine à venir s’annonce définitivement décisive et nous permettra une fois de plus de mettre à l’épreuve des faits, ce propos de Thucydide lorsqu’il évoquait la constitution de son peuple : « Elle a reçu le nom de démocratie, parce que son but est l’utilité du plus grand nombre et non celle d’une minorité ».


Notes

[1La liste des ministres grecs, des ambassadeurs, des représentants des administrations grecques et des représentants des mouvements sociaux, et des invités internationaux présents au cours de ces deux journées sera transmise ultérieurement sur ce site.

[3Voir l’encadré sur la falsification des compte dans le deuxième chapitre du rapport préliminaire d’audit : http://cadtm.org/Preliminary-Report-of-the-Truth

[6La liste des 800 personnalités qui ont signé l’appel est reprise sur le site mentionné en note de bas de page (5). On y trouve notamment Noam Chomsky, Ken Loach, Etienne Balibar, Ada Colau, etc.

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