Intérêts de la dette publique : 5 plans de relance européens chaque année

31 août par Olivier Bonfond


Alisdare Hickson, CC, Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cost_of_living_protest_in_London_-_12_February_2022.jpg

Malgré une séquence historiquement favorable depuis 2015, avec des taux proches de zéro, les montants transférés ces dernières années vers les créanciers au titre du paiement des intérêts de la dette publique ont été gigantesques. Au niveau européen, cela représente 5 plans de relance européen chaque année, et 14 au niveau belge.

Et cette charge de la dette, ce transfert permanent de richesses vers les marchés financiers, va inexorablement augmenter dans les années qui viennent. En effet, les récentes crises ont fait exploser les déficits et la dette, tandis que les taux d’intérêts ont fortement augmenté. Dans ce contexte, et alors que les politiques d’austérité appliquées au cours des années 2010 ont largement échoué, il serait salutaire d’avoir, enfin, un vrai débat sur les alternatives au paiement inconditionnel de la dette publique.



 Cinq plans de relance européen chaque année

Lancé en février 2021, le plan de relance de la Commission européenne est qualifié d’historique, en particulier au niveau des montants dégagés : 724 milliards. S’il est vrai que c’est la première fois que la Commission européenne lève des fonds sur les marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
pour les mettre à disposition des Etats membres, le caractère « historique » s’arrête là.

Premièrement, il ne s’agit pas de 724 milliards mais en réalité de la moitié. En effet, sur les 724 milliards de ce plan, 338 sont composés de subsides, tandis que 386 sont composés de prêts (à des taux légèrement plus avantageux) qui, s’ils sont contractés par les Etats bénéficiaires, devront être remboursés intégralement avec intérêts. Il est donc exagéré de parler d’aide, a fortiori historique, pour désigner un petit différentiel de taux d’intérêts. Notons que, jusqu’à présent, peu de pays ont contracté ces prêts (l’Italie, qui emprunte à des taux élevés, l’a fait). En janvier 2023, seuls 45 milliards de prêts sur ces 386 ont été utilisés.

Deuxièmement, en plus de l’obligation Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
d’investir ces subsides dans la transition écologique (au moins 37 % des projets) et numérique (au moins 20 %), ces « aides » sont fortement conditionnées à la mise en œuvre de nouvelles politiques libérales. Un exemple en Belgique : début juin 2023, on apprenait que l’Union européenne pourrait lourdement sanctionner la Belgique, en lui supprimant jusqu’à 300 millions d’euros de subsides, si celle-ci ne concrétisait pas rapidement une nouvelle réforme des pensions. La première tranche du plan de relance n’a d’ailleurs toujours pas été versée, tandis qu’il a été signalé que la deuxième et la troisième tranche, soit plus de 2 milliards d’euros, pourraient également être remises en cause. Ce plan ne marque donc aucune rupture avec la logique néolibérale dominante.

Mais revenons sur les montants de ce plan et comparons-les avec les intérêts de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique. Au niveau européen, le plan est donc de 338 milliard sur 6 ans, soit 56 milliards par an. Qu’en est-il des intérêts de la dette ? Entre 2012 et 2021, les 19 pays de la zone euro ont payé aux créanciers, c’est-à-dire aux grandes banques, 2.523 milliards d’euros en intérêts de la dette, soit une moyenne de 250 milliards d’euros par an (source Eurostat). Les Etats paient donc, chaque année, l’équivalent de 5 plans de relance en intérêts de la dette.

Au niveau belge, l’Etat devrait bénéficier de 4,5 milliards de subsides européens (le montant initial était de 5,9 milliards mais il a été revu à la baisse suite à une amélioration du contexte économique) sur 6 ans, soit 750 millions d’euros par an. Qu’en est-il des intérêts de la dette ? Entre 2012 et 2021, la Belgique a payé aux créanciers 110 milliards d’euros en intérêts de la dette (source BNB), soit une moyenne de 11 milliards d’euros par an. La Belgique paie donc en intérêts de la dette aux créanciers l’équivalent de 14 plans de relance chaque année.

 Augmentation de la charge de la dette : minimum un milliard de plus chaque année

Le monde dans lequel nous vivons est très incertain (crises économique, sanitaire, financière, énergétique, catastrophes écologiques, conflits armés, …), mais une chose est sûre : la période des taux d’intérêts très bas que nous avons connu ces 10 dernières années (avec des taux inférieurs à 1% depuis 2015 et des taux nuls ou négatifs entre 2019 et 2021 - pour l’emprunt de référence, à savoir les emprunts de 10 ans), est terminée. Nous sommes passés, en moins d’un an, à des taux supérieurs à 3%, et rien n’indique que ces taux vont diminuer à court ou moyen terme, au contraire.

Une augmentation de la charge de la dette est donc inévitable. Celle-ci sera progressive, et se réalisera via deux mécanismes. D’une part, via le « roulement de la dette », c’est-à-dire, le refinancement des emprunts qui arrivent à échéance. Comme la majorité des emprunts sont à 10 ans (85% - source Agence de la dette), et que les taux ne sont descendus à du 1% qu’à partir de 2015, cette augmentation ne se fera réellement sentir qu’à partir de 2025. D’autre part, via les emprunts réalisés pour financer les déficits. En gros, un déficit de 25 milliards en 2021 se finançait à un coût de 125 millions par an pendant 10 ans (emprunts à 0,5%). En 2023, un même déficit coûte à l’Etat belge 875 millions par an (emprunts à 3,5%).

Alors que la charge de la dette s’est élevée à 8,2 milliards d’euros en 2022, la Commission européenne prévoit que la charge de la dette belge s’élèvera à 9,4 milliards d’euros en 2023 et 10,5 milliards en 2024. Et les augmentations seront encore plus importantes au cours des années suivantes. Sauf si …

 Avoir un vrai débat sur la dette publique

Malgré plusieurs mea culpa de dirigeants belges et européens admettant que l’austérité des années 2010 avait aggravé le problème, on se dirige à nouveau dans la même direction : « la dette est trop élevée », « les déficits sont insoutenables », « les Etats vivent au-dessus de leurs moyens », « il n’y a pas d’alternative : il faut couper dans les dépenses publiques », … Autant d’affirmations qu’on entendait déjà après la crise financière de 2008. Négocier une restructuration de la dette ? Annuler la dette détenue par la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
en échange d’investissements ? Diminuer notre dépendance aux marchés financiers en réfléchissant à une autre politique de financement des Etats ? Neutraliser les agences de notation Agences de notation Les agences de notation (Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch en tête) sont des agences privées qui évaluent la solvabilité et la crédibilité d’un émetteur d’obligations (État, entreprise). Jusqu’aux années 1970 elle étaient payées par les acheteurs potentiels d’obligations, depuis la libéralisation financière la situation s’est inversée : ce sont les émetteurs d’obligations qui rémunèrent les agences pour qu’elles les évaluent... Reconnaissons leur qualité de travail : c’est ainsi que Lehman Brothers se voyait attribuer la meilleure note juste avant de faire faillite.  ? Circulez, il n’y a rien à voir.

Pourtant, il serait salutaire d’arrêter de traiter la question de la dette uniquement comme une question comptable ou technique, ou de poser l’hypothèse qu’elle doit être remboursée quoi qu’il en coûte, car les marchés financiers seraient trop puissants. Il conviendrait d’organiser un vrai débat public sur la dette. Sans rentrer dans les détails, quelques éléments permettent déjà d’alimenter le débat : de nombreuses annulations de dette se sont produites dans le passé, sans que cela entraîne des conséquences néfastes, au contraire ; en 1953, l’Allemagne a bénéficié d’une annulation de 70% de sa dette et d’une réduction des intérêts de 5% à 0%, ; en 2015, le gouvernement espagnol de Mariano Rajoy (de droite) a imposé aux banques privées une réduction des taux d’intérêts de 5,65% à 1,31% ; l’idée selon laquelle un pays qui remettrait en cause sa dette serait plongé dans le chaos et serait boycotté par les prêteurs est infirmée par la réalité ; pendant des décennies, la France (comme d’autres pays) s’est en grande partie financée, avec succès, sans recourir aux marchés financiers ; toutes les dettes n’ont pas à être remboursées : une dette est un contrat entre deux parties et, comme tout contrat, il faut que certaines conditions soient respectées pour qu’il soit valide [1] ; de nombreux pactes et traités internationaux affirment très clairement que les droits humains sont supérieurs aux droits des créanciers ; …

Avancer vers une remise en cause du paiement de la dette comporte des incertitudes, notamment dans la confrontation aux marchés financiers. Mais ces incertitudes ne peuvent justifier le statut quo, dont les résultats sont, quant à eux, connus d’avance : approfondissement des politiques néolibérales, détérioration des services publics, aggravation des inégalités et incapacité des Etats à relever les défis (environnementaux et sociaux) à venir.


Notes

[1Lire notamment : « Quels sont les 4 types de dettes publiques qui ne se remboursent pas ? », par BONFOND Olivier et TOUSSAINT Eric, 16 décembre 2020

Olivier Bonfond

est économiste et conseiller au CEPAG (Centre d’Éducation populaire André Genot). Militant altermondialiste, membre du CADTM, de la plateforme d’audit citoyen de la dette en Belgique (ACiDe) et de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.
Il est l’auteur du livre Et si on arrêtait de payer ? 10 questions / réponses sur la dette publique belge et les alternatives à l’austérité (Aden, 2012) et Il faut tuer TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le monde (Le Cerisier, fev 2017).

Il est également coordinateur du site Bonnes nouvelles

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