Khadija Ryadi : « L’insurrection populaire va se produire au Maroc »

11 juin 2019 par Jérôme Duval , Khadija Ryadi


Khadija Ryadi

Entretien avec Khadija Ryadi, qui fut la première femme à occuper la présidence de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), autour de la situation des mouvements sociaux au Maroc.



Khadija Ryadi fut la première femme à occuper la présidence de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), fonction qu’elle occupa de 2007 à 2013. Créée en 1979, cette association fête ses 40 ans cette année, c’est une des deux plus anciennes ONG des droits humains dans le royaume. Khadija Ryadi a remporté le prix des Nations unies pour les droits de l’homme en 2013.


Jérôme Duval : Pouvez-vous nous présenter l’Association marocaine des droits humains (AMDH) ?

Khadija Ryadi : L’AMDH travaille sur différents aspects économiques, sociaux, culturels, environnementaux ou encore civils et politiques, ainsi que les droits des femmes, des migrants, des enfants ou des handicapés. L’AMDH, qui compte environ 12 000 membres, dispose de trois sections en Europe et est implantée dans tout le Maroc avec 92 sections locales. L’AMDH est membre de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, le réseau Euro-méditerranéen des droits de l’homme (Euromed Droits), l’Organisation arabe des droits humain (Arab organization for human rights) et la Coordination maghrébine des organisations des droits humains dont je suis actuellement coordinatrice au nom de l’AMDH. L’AMDH se caractérise par son unique référentiel universel des droits de l’homme.


De passage à Bruxelles, vous êtes intervenue sur la question des prisonniers politiques. De quoi s’agit-il au juste ?

En effet, au Maroc, il y a actuellement des centaines de prisonniers politiques. Il s’agit généralement de personnes qui réclament des droits élémentaires et fondamentaux, l’enseignement et la santé publiques, l’eau potable, la fin de la corruption, etc. Ces droits élémentaires devraient pourtant être garantis par l’État, vu l’engagement officiel du Maroc dans le domaine des droits humains.

Au Rif, au nord du Maroc, à Al Hoceima en particulier, un mouvement a été déclenché par la mort d’un poissonnier, Mohcine Fikri. Ce dernier a voulu récupérer sa marchandise confisquée par les autorités et jetée dans une benne à ordure, mais celle-ci l’a broyé et il est mort écrasé, c’était le 28 octobre 2016. Des milliers de personnes sont immédiatement sortis dans les rues jusqu’en mai 2017 quand, la répression a rendu impossible la poursuite du mouvement. La brutalité, le nombre démesuré d’arrestations, la torture et les procès politiques ont freiné cette ardeur populaire. Des centaines de personnes ont été arrêtées et une cinquantaine d’entre elles, dont les leaders connus de ce mouvement, ont été transférées à 700 kilomètres de leur lieu de résidence pour être jugées à Casablanca, ce qui a augmenté les souffrances des familles qui devaient faire des déplacements démesurés chaque semaine pour assister au procès et visiter leurs parents dans les prisons. Les peines atteignent jusqu’à 20 années d’emprisonnement ferme. Au-delà du Rif, d’autres villes au Maroc ont connu des protestations populaires et ont été confrontées à la répression, aux arrestations et à des procès politiques.


Combien de personnes dans le cadre du Hirak seraient encore en prison aujourd’hui ?

L’AMDH a recensé plus de mille personnes qui sont passées par la prison à cause des protestations sociales au cours du mouvement du Hirak qu’a connu le Maroc en 2017-2018. On attend le nouveau rapport de l’AMDH [1] pour voir la situation mise à jour, car plusieurs personnes sont sorties, d’autres, une centaine environ, ont été graciées l’année dernière, puis une centaine cette année. Mais, selon ma propre estimation, il y aurait entre 300 et 400 personnes encore en prison. Les arrestations et les jugements iniques continuent.


Sur quels motifs ces personnes sont incarcérées en général ?

Les vraies raisons, tout le monde les connaît. C’est une façon de sanctionner les personnes qui ont eut le courage de protester contre une situation sociale alarmante et détériorée, mais les accusations qu’on leur présente au tribunal n’ont rien à voir avec la réalité. On les accuse de violence, on les suspecte d’adhésion aux causes séparatistes, de recevoir de l’argent douteux de l’étranger, de brutaliser des agents de police ou de participer à la destruction de biens publics. Au Maroc, les tribunaux sont des instruments de l’État. Les juges prononcent des peines sans aucune preuves. Tous les observateurs présents l’ont confirmé, et toutes les ONG marocaines des droits humains sans exception, même les plus modérées et conciliantes, ainsi que des personnalités loin d’être de l’opposition, considèrent ces prisonniers innocents, revendiquent leur libération et qualifient les procès d’inéquitables.


Et au-delà de ce mouvement, sait-on combien de personnes sont incarcérées au Maroc pour raisons politiques ?

Une dizaine de militants de l’Union nationale des étudiants au Maroc sont encore en prison. Des militants du 20 février et au moins 35 Sahraouis indépendantistes sont toujours incarcérés. Des journalistes et blogueurs sont aussi victimes de procès inéquitables et jetés en prison à cause de leurs articles ou enquêtes, des citoyens et citoyennes sont incarcérés pour avoir défendu leurs terres contre les multinationales ou des personnalités au pouvoir soutenus par les autorités. Un grand nombre d’islamistes ont également été jugé dans le cadre de la lutte contre le terrorisme sans avoir la moindre preuve de leur implication dans des actes ou des réseaux terroristes. Nous revendiquons toujours leur libérations car il s’agit de personnes qui sont arrêtés pour leurs convictions religieuses ou idéologiques.


Dans votre intervention, vous parliez de « dictature » à propos du Maroc. Or, il semblerait qu’en Europe on utilisait ce terme plus fréquemment du temps d’Hassan II qu’aujourd’hui. Que pouvez-vous dire par rapport aux États occidentaux qui vantent souvent une façade démocratique au Maroc ?

Le Maroc a soigné son image. Depuis l’arrivée du roi actuel Mohammed VI, l’Instance équité et réconciliation chargée de faire la lumière sur les violations graves de droits humains, survenues entre 1956 et 1999, a indemnisé les anciennes victimes de torture ou de disparitions forcées qui en ont fait la demande, a élucidé quelques cas d’anciens disparus politiques, mais n’a pas fait avancer le Maroc vers une démocratie réelle. En 2011, sous la pression du mouvement du 20 février qui a organisé des manifestations dans tout le pays, une nouvelle constitution a été mise en place, contenant un certain nombre de garantis de l’État pour respecter les libertés. Cependant, sans réelle indépendance de la justice, cette constitution demeure non démocratique. Ainsi, les limites à la liberté d’expression persistent, et les tabous tels que la monarchie, la religion islamique ou la question du conflit au Sahara sont toujours là. Le niveau de tolérance a même diminué, il y a maintenant des personnes en prison à cause d’un commentaire sur Facebook. Parmi les centaines d’incarcérés du Hirak, énormément ne sont même pas sorti dans la rue pour manifester, on les interpelle parce qu’ils ont juste exprimé leur colère.

Il y a quelques jours, Abdollah Chabni a été condamné à trois ans de prison ferme pour avoir dit sur Facebook que la marche de soutien aux prisonniers du Hirak, organisée le 21 avril passé, devrait se convertir en une désobéissance civile. Comment peut-on qualifier un État qui met des gens en prison pour un commentaire, autrement qu’une dictature ? Ce n’est pas parce qu’il n’y a plus de disparitions forcées comme avant, et des lieux tristement connus par de telles pratiques comme Tazmamart [2], qu’on ne va pas parler de dictature. Il n’y a plus de presse indépendante, plus de journalistes d’investigation capables de critiquer car la dissidence est systématiquement réprimée.


On pense à ce jeune algérien, Hadj Gharmoul, incarcéré simplement parce qu’une photo le montrant avec une pancarte portant le slogan « non au cinquième mandat » d’Abdelaziz Bouteflika a circulé sur Facebook…

Effectivement, c’est la même chose au Maroc où il suffit de sortir dans la rue dénoncer le pouvoir pour être interpellé. La majorité des prisonniers politiques actuellement en détention n’ont même pas dénoncé le chef d’État, ils ont juste critiqué la situation de pauvreté et le déni des droits fondamentaux des populations de leurs régions. Des personnes à Zagora, au sud du Maroc, ont été arrêtés et condamnés à de la prison ferme pour le simple fait de protester parce qu’il n’y a plus d’eau potable dans la ville.


Est-ce que l’information sur le soulèvement actuel en Algérie passe la frontière (la frontière terrestre est fermée entre le Maroc et l’Algérie) et est entendu par la population marocaine ?

Oui, l’information arrive et les militants et les organisations suivent bien ce qu’il se passe en Algérie et au Soudan. Les relations entre l’Algérie et le Maroc sont tendues, avec entre autres, le conflit du Sahara, et la télévision marocaine officielle montre les manifestations en cours en Algérie pour critiquer le pouvoir algérien qualifié d’autoritaire, voire dictatorial. Mais on ne verra jamais de manifestations marocaines à la télévision, ni les procès que subissent les activistes sauf quand il s’agit de communiqués officiels qui sont généralement qualifiés par le mouvement des droits humains, de communiqués diffamatoires, violant la présomption d’innocence.


Y a-t-il eu des manifestations de solidarité avec cette insurrection en Algérie ? Est-ce que celle-ci peut influencer la mobilisation au Maroc ?

Certainement. En tant que coordinatrice maghrébine nous avons publié des communiqués de solidarité, d’autant que le vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits humains membre de notre coordination, Saïd Salhi, a été interpellé pendant toute une journée au début de la protestation en Algérie. Ces insurrections vont certainement encourager d’autres mouvements au Maroc, mais il faut dire que ce sont surtout des facteurs internes qui font bouger les gens.

L’insurrection populaire va se produire au Maroc car toutes les raisons qui ont fait descendre la population dans la rue en 2011 sont toujours présentes, et se sont même accentuées avec la pauvreté et la détérioration des services publics. L’absence d’initiative capable de rassembler et fédérer toutes ces luttes retarde cette explosion.

Des médecins ont manifesté il y a quelques jours pour interpeller sur le manque de moyens, il n’y a plus rien dans les hôpitaux, c’est la faillite totale du système de santé publique. Pareil pour les enseignants qui ont fait grève pendant des semaines, la lutte la plus médiatisée et la plus mobilisatrice ces derniers mois, à cause de la faillite du système public.

Les populations en détresse n’attendront pas indéfiniment, surtout que ce ne sont plus les partis et les syndicats qui mobilisent, les masses populaires sortent spontanément dans les rues lorsqu’elles n’en peuvent plus.


Le mouvement du Hirak est-il retombé ?

Dans le nord oui, car il suffit de sortir dans la rue pour risquer des années de prison. De plus, beaucoup de jeunes sont partis vers l’Espagne. Actuellement, les luttes sont sectorielles donc dispersées.

Après la répression de Al Hoceima, la rébellion a commencé, dans le nord-est du pays à Jerada, où des mines de charbon sont fermées officiellement depuis 1998-2000, mais où la population vit encore de ce minerais et descend dans les mines de façon non conventionnelle, sans aucune sécurité. Beaucoup y perdent la vie. En réaction à la mort des deux frères, Houcine et Jedouane, dans une mine le 22 décembre 2017, les gens sont sortis dans les rues et cela a créé un autre Hirak. D’autres personnes ont été arrêtées et un jeune heurté par une voiture de police, a perdu ses jambes. Il est actuellement handicapé et complètement délaissé par les autorités qui n’ont d’ailleurs fait aucune enquête pour élucider les circonstances et les responsabilités de ce crime. Mais la répression n’empêche pas que d’autres Hirak éclatent ailleurs.

À Imiter, une petite ville près Ouarzazate, se trouve la plus grosse mine d’argent d’Afrique [3]. Son exploitation cause beaucoup de problèmes écologiques, les terres sont infectées et les impacts sont énormes sur la santé des habitants qui n’ont plus les moyens de vivre de l’agriculture comme avant. Réactivé en 2011, le mouvement social d’Imiter, même faible numériquement, est très ancien. De nouvelles personnes ont été arrêtées et ont passé jusqu’à cinq années en prison. Comme pour d’autres centres ouvriers, les responsables de la mine n’embauchent pas localement mais recrutent des travailleurs d’autres villes pour éviter toute solidarité des familles avec les mineurs.


Avec autant d’activisme ne craignez-vous pas pour votre sécurité ?

Oui, on vit toujours sous la menace. On mène des campagnes de mensonges et d’insultes contre moi dans la presse créée et financée par le pouvoir. On est dans un pays non-démocratique et on risque tous d’être réprimé, mais à quoi sert de rester libre si on doit se taire et ne pas dénoncer les injustices ?


Comment voyez-vous l’avenir proche au Maroc ?

Je suis certaine qu’un autre Hirak va surgir au Maroc. Tout ce qu’on espère c’est qu’il soit aussi pacifique et organisé qu’en 2011, qu’il réalise plus que le mouvement du 20 février qui a pourtant fait avancer les mentalités des marocains, puisque depuis 2011, les gens ne se taisent plus, ils n’ont plus peur et parlent des vrais problèmes politiques. On attend des organisations politiques et syndicales qu’elles dépassent leurs différences, leurs querelles pour des motifs souvent trop futiles, et agissent enfin à la hauteur de leurs responsabilités.


Qu’en est-il, aujourd’hui, de la solidarité internationale pour le respect des droits humains en soutien avec les mouvements populaires réprimés au Maroc ?

L’Europe aussi a changé. Durant les années de plomb (1956-1999), les droits humains avaient une place dans les politiques des États. Il y avait une gauche assez forte, le mouvement de solidarité des organisations des droits humains en France et en Europe, les Comités de lutte contre la répression au Maroc… Tout cela a changé. Les gouvernements européens sont plus axés sur les priorités financières, sécuritaires avec les questions du terrorisme, de la migration… Le discours d’extrême droite s’étend. La gauche est devenue très faible, la solidarité avec les luttes marocaines est moins présente et les gouvernements européens sont de plus en plus complices avec le pouvoir au Maroc. Ils ferment les yeux sur tout ce qu’il s’y passe pour que cela ne perturbe pas leurs intérêts économiques et financiers.


Entretien publié sur le blog Un monde sans dette du journal Politis.
Traduit en arabe par Mohamed Hilali pour Ahewar.org et reproduit également sur le site Ritajepress.

Notes

[1Dans son rapport annuel, l’AMDH publie, dans le chapitre dédié à la détention politique, la liste nominative des personnes dont il a les preuves des emprisonnements pour raison politique.

[2Tazmamart était une prison secrète pour prisonniers politiques. Symbole d’oppression sous le règne du roi Hassan II, le bagne a finalement été fermé en 1991 sous la pression de groupes internationaux de défense des droits humains.

[3Les mines du Maroc appartiennent à la société Managem qui fait partie d’une Holding royale.

Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

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