L’Aide publique au développement aux antipodes de la solidarité

14 décembre 2017 par Jérôme Duval


Bidonville de Tondo à Manille, aux Philippines (2014). Crédit : Dewald Brand / Miran pour Oxfam.



Le 11 avril 2017, à l’issue de son rapport [1], l’OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
annonce fièrement une hausse de l’aide publique au développement pour l’année écoulée : « En 2016, les apports nets d’aide publique au développement (APD APD On appelle aide publique au développement les dons ou les prêts consentis à des conditions financières privilégiées accordés par des organismes publics des pays industrialisés à des pays en développement. Il suffit donc qu’un prêt soit consenti à un taux inférieur à celui du marché pour qu’il soit considéré comme prêt concessionnel et donc comme une aide, même s’il est ensuite remboursé jusqu’au dernier centime par le pays bénéficiaire. Les prêts bilatéraux liés (qui obligent le pays bénéficiaire à acheter des produits ou des services au pays prêteur) et les annulations de dette font aussi partie de l’APD, ce qui est inadmissible. ) des pays membres du Comité d’aide au développement (CAD) [2] de l’OCDE ont atteint un nouveau sommet, avec un montant de 142,6 milliards USD. Ce chiffre représente un accroissement de 8,9 % par rapport à 2015, compte tenu des taux de change et de l’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. . L’APD nette a aussi augmenté en pourcentage du revenu national brut (RNB) pour passer à 0,32 %. » La présidente du CAD Charlotte Petri Gornitzka s’empresse : « Je me réjouis de constater que l’aide apportée par les donneurs du CAD pour le développement a enregistré une nouvelle augmentation annuelle, et j’espère que cette évolution à la hausse se poursuivra. » [3]

Fort heureusement, le rapport du CNCD sur l’Aide belge au développement [4] vient s’ajouter aux nombreuses études qui donnent du fil à retordre à celles et ceux qui croient encore à la générosité des donateurs de l’APD vers les pays dits en développement (PED). Car derrière cette générosité affichée – et soi-disant en hausse –, se dissimule un détournement croissant de l’aide vers les pays donateurs eux-mêmes pour la mise en place de politiques migratoires restrictives qui, par ailleurs, enfreignent le droit international. Ce mécanisme de déviation de l’aide qui s’opère également au profit du secteur privé des pays occidentaux membres du CAD, transforme les pays riches en premiers destinataires de leur propre aide, au détriment des populations des pays pauvres pourtant censées en être les premières bénéficiaires.

 L’APD globale atteint 142,6 milliards de dollars en 2016, mais pour qui ?

Une réjouissance de l’OCDE qu’il faut aussitôt nuancer à la lumière des chiffres donc, en premier lieu parce que les pays les plus pauvres, appelés « pays les moins avancés » (PMA Pays moins avancés
PMA
Notion définie par l’ONU en fonction des critères suivants : faible revenu par habitant, faiblesse des ressources humaines et économie peu diversifiée. En 2020, la liste comprenait 47 pays, les derniers pays admis étant le Timor oriental et le Soudan du Sud. Elle n’en comptait que 26 il y a 40 ans.
) dans le jargon institutionnel occidental, ne bénéficient pas de cette hausse mais enregistrent au contraire une baisse de 3,9 % de l’aide qui leur est allouée entre 2015 et 2016 [5]. Ensuite, parce que la moyenne globale des donateurs de 0,32 % du RNB demeure bien trop faible puisqu’elle représente moins de la moitié de l’objectif de 0,7 % du RNB, objectif officiellement reconnu par une résolution de l’ONU… en octobre 1970 ! Seuls cinq pays sur 29 atteignent ce cap fixé voilà plus de quarante-sept ans [6] : la Norvège, le Luxembourg, la Suède et le Danemark, rejoints cette année par l’Allemagne.

Par ailleurs, en dépit de cette augmentation de l’APD, l’Unesco avertit que l’aide internationale consacrée à l’éducation de base, un axe pourtant déclaré prioritaire en matière de développement, a baissé de 6 % par rapport à 2010. L’Afrique subsaharienne a perçu moitié moins d’aide pour l’éducation de base entre 2002 et 2015, alors que la région compte pour près de la moitié des enfants non scolarisés dans le monde.

Enfin, notons que des effacements de créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). sont aussi comptabilisées dans l’APD, or ils ne correspondent pas à un transfert réel de ressources mais constituent de simples opérations comptables qui permettent aux donateurs de « gonfler » les chiffres de l’APD. Ainsi, en 2005 et 2006, l’allégement des dettes de l’Irak et du Nigeria expliquait une grande part de l’augmentation de l’aide. En 2008, servant les enjeux géostratégiques des États-Unis, les principaux destinataires de l’aide sont l’Irak (12 % de l’APD totale) et l’Afghanistan (4 %) [7].

 Les frais d’accueil des demandeurs d’asile comptabilisés dans l’APD

Ce rebond de l’APD en 2016 s’explique en partie par une déviation de l’aide de plus en plus mobilisée pour enrayer les flux migratoires. Les flux d’immigration en provenance de pays en crise (Syrie, Irak, Afghanistan, de nombreux pays d’Afrique assaillis par les guerres et la famine [8] et autres dictatures avérées…), auxquels certains des plus gros contributeurs de l’APD vendent leurs armes et envoient des contingents armés, viennent grossir les rangs des demandeurs d’asile, ce qui implique une augmentation des « frais d’accueil ». Or, une règle du Comité d’aide au développement datant de 1988 autorise les pays donateurs à comptabiliser dans l’APD certaines dépenses consacrées aux réfugiés pendant la première année qui suit leur arrivée [9], telles les dépenses destinées à assurer leurs transferts dans le pays hôte considéré, les centres d’accueil pour les demandeurs d’asile, les hébergements d’urgence, les services d’accompagnement social, la nourriture et la formation, même si ces personnes sont expulsées au bout du compte. Certains États, comme la Grèce, y incluent même des montants affectés au contrôle de leurs frontières !

Les coûts associés à la prise en charge des demandeurs d’asile ont enregistré une hausse de 27,5 % entre 2015 et 2016 pour atteindre le montant de 15,4 milliards de dollars, soit 10,8 % de l’APD totale en 2016. La part de l’aide aux réfugiés passe ainsi en moyenne de 2,1 % de l’aide nette des pays du CAD en 2008 à 10,8 % en 2016 [10]. L’explosion de ces budgets, évidemment dépensés dans les pays donateurs, transforme la majorité des contributeurs européens en premiers bénéficiaires de leur propre aide. Pour onze pays, les dépenses en matière de gestion des migrations, représentent plus de 10 % de leur APD. L’Allemagne, la Grèce, l’Italie, l’Autriche y ont consacré plus de 20 %, toujours comptabilisé en APD. Par exemple l’Allemagne, qui rejoint en 2016 le club des pays ayant atteint le seuil fixé par l’ONU de 0,7 % du RNB, observe un doublement du coût des réfugiés dans le pays par rapport à 2015, ce qui fait gonfler artificiellement son budget APD. En Belgique, les « frais d’accueil » des demandeurs d’asile inclus dans l’APD se chiffrent à 349 millions d’euros en 2016, soit 17 % de l’aide publique belge dans son ensemble. Et ce montant dépasse désormais le sous-total de la coopération gouvernementale. En ce qui concerne la France, le montant d’APD définitif déclaré au CAD au titre de l’accueil des réfugiés s’est élevé à 422 millions d’euros en 2016 [11].

Si l’argent mobilisé ne concourt pas à l’objectif de réduction de la pauvreté et ne sert nullement au développement des pays que l’APD est censée aider, le durcissement de la politique d’asile contribue ainsi à gonfler artificiellement la part de l’aide du pays donateur. Comble du cynisme, cette déviation de l’aide bénéficie aux entreprises occidentales du secteur de la gestion des migrations largement en voie de privatisation [12].

En comparaison d’autres flux, cette aide, qui se vante d’œuvrer au développement, représente bien peu. Malgré l’incohérence de l’APD en matière de politique migratoire, celles et ceux qui contribuent réellement plus efficacement au développement, sont les migrants qui envoient trois fois plus d’argent que l’APD vers leurs pays d’origine. En effet, malgré un ralentissement pour la deuxième année consécutive des envois des migrants en provenance des PED vers leurs pays d’origine, ceux-ci atteignent 429 milliards de dollars en 2016 (contre 440 milliards en 2015) [13], une somme 3 fois plus importante que l’APD (142 milliards). Sans ces apports de migrants des pays occidentaux à leurs familles, la survie d’une grande partie de la population des PED serait d’autant plus compromise.


Voir en ligne : Politis
Notes

[2Organisme chargé au sein de l’OCDE de centraliser les informations concernant l’APD.

[4CNCD, « Aide belge au développement », rapport 2017.

[5Déjà en 2002-2003, seulement 41 % de l’APD mondiale était dirigée vers les 50 pays les moins avancés (PMA).

[6Voir la liste des 29 pays en plus de l’Union européenne membres du CAD ici et .

[7Gérard Perroulaz, Claudie Fioroni et Gilles Carbonnier, « Évolutions et enjeux de la coopération internationale au développement », Graduate Institute, Geneva, 2010.

[8Les Nations unies ont annoncé en mars 2017 qu’au Yémen, au Nigeria, au Soudan du Sud et en Somalie, quatre pays en guerre, 20 millions de personnes étaient menacées de famine. Au Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo, 3 millions de personnes ont besoin d’une aide alimentaire d’urgence d’après l’Union économique et monétaire d’Afrique de l’Ouest (UEMOA). Lire le communiqué de l’UEMOA, 8 juin 2017. Voir aussi « Afrique de l’ouest : 3 millions de personnes en urgence alimentaire selon l’UEMOA », Jeune Afrique avec AFP, 9 juin 2017.

[9Le terme de « réfugiés » au sens du CAD recouvre la notion de demandeurs d’asiles.

[10Gérard Perroulaz, Claudie Fioroni et Gilles Carbonnier, ibidem.

[11Voir l’avis enregistré à la Présidence du Sénat le 23 novembre 2017 par M. Jean-Pierre VIAL et Mme Marie-Françoise PEROL-DUMONT, Sénat, https://www.senat.fr/rap/a17-110-4/a17-110-41.pdf.

[12Benoit Coumont, Jérôme Duval, Ludivine Faniel, « À qui profite la gestion des migrations ? », CADTM, 27 octobre 2017.

Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

-https://www.politis.fr/articles/2017/12/l-aide-publique-au-developpement-aux-antipodes-de-la-solidarite-38085/

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