L’Europe tiers-mondisée

9 janvier 2015 par Eric Berr


Franco-Folini - cc

C’était en 1982

Une grave crise de la dette débutait en Amérique latine, avec le Mexique comme première victime, et allait se propager à de nombreux pays en développement. Elle était la conséquence d’un laxisme certain de la part des créanciers quant aux prêts accordés et d’une utilisation trop souvent inefficace des sommes reçues par certains dirigeants de pays en développement, peu soucieux de démocratie (parfois avec la bénédiction des créanciers eux-mêmes). Mais elle n’aurait pu prendre une telle ampleur sans la mise en œuvre de politiques anti-inflationnistes au début des années 1980 par les pays occidentaux, entraînant une forte hausse des taux d’intérêt et un ralentissement économique mondial, ouvrant ainsi une période d’austérité (déjà !).



Cette crise fut gérée, avec l’accord des créanciers et dans leur intérêt (et parfois aussi dans celui des élites collaboratrices des pays en développement), par les institutions financières internationales. Ainsi, dans un contexte de retour au libéralisme, le Fonds monétaire international FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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(FMI) conditionna toute restructuration de dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
à la mise en place de politiques économiques reposant sur les dix commandements de la bible économique néo-libérale fondant le consensus de Washington [1]. Il s’agissait d’instaurer la suprématie du marché, de favoriser les activités privées en libéralisant tout ce qui pouvait l’être et de limiter le rôle de l’État en lui imposant une cure d’austérité. L’objectif avoué de ces politiques était d’« assainir » les économies des pays endettés afin d’assurer leur insertion sur le marché mondial et leur permettre de développer des activités exportatrices générant les devises nécessaires au remboursement de leur dette. Dans les faits, loin de favoriser un rattrapage des pays en développement − même si certains ont réussi à « émerger » −, ces politiques conduisirent à un accroissement des inégalités de revenu entre pays de plus de 20 % au cours des trente dernières années, tandis que les inégalités entre riches et pauvres d’un même pays explosaient dans nombre de pays en développement. Aujourd’hui, 2,2 milliards de personnes sont pauvres ou vivent dans le quasi-dénuement et 80 % de la population mondiale ne bénéficie pas d’une couverture sociale.

C’était en 2008

La crise des subprimes Subprimes Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
, déclenchée aux États-Unis par l’incurie d’un système bancaire jouant à l’apprenti sorcier spéculateur, diffusait son venin à l’ensemble de la planète. Contraints de voler au secours de banques irresponsables, incapables de sortir de la récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. , de nombreux États virent leur déficit budgétaire s’accroître et leur dette fortement augmenter ce qui, pour les pays de la zone euro, les plaçait en porte-à-faux au regard de leurs engagements (un déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
, une dette publique inférieure à 60 % du PIB). Dans un contexte récessif, il fut alors demandé aux pays de l’Union européenne de mettre en œuvre des « réformes structurelles » et « d’assainir leurs finances publiques ». Malgré un échec patent dans les pays en développement, le consensus de Washington se vit relégitimé par une Troïka (FMI, Banque centrale européenne BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
et Commission européenne) qui inocule aujourd’hui encore le poison de l’austérité en Europe sous couvert de promotion de politiques d’offre.

Aujourd’hui comme hier, les pays surendettés le sont pour des raisons qui leur échappent pour une bonne part. Aujourd’hui en Europe, comme hier dans le tiers-monde, ils sont pourtant jugés comme étant les seuls responsables de leur situation alors que l’endettement des uns n’est que la conséquence du désir des autres d’accumuler des richesses (hier les pays de l’OPEP OPEP
Organisation des pays exportateurs de pétrole
En anglais, OPEC : Organization of the Petroleum Exporting Countries

En 2020, l’OPEP regroupe 13 pays producteurs de pétrole : Algérie, Angola, Arabie saoudite, Congo, Émirats arabes unis, Gabon, Guinée équatoriale, Irak, Iran, Koweït, Libye, Nigeria, Venezuela. Ces 13 pays représentent 40 % de la production de pétrole dans le monde et possèdent plus de 79 % des réserves connues. Créée en septembre 1960 et basée à Vienne (Autriche), l’OPEP est chargée de coordonner et d’unifier les politiques pétrolières de ses membres, dans le but de leur garantir des revenus stables. À cette fin, la production obéit en principe à un système de quota. Chaque pays, représenté par son ministre de l’Énergie et du Pétrole, se charge à tour de rôle de la gestion de l’organisation.

Afin de limiter leur production, l’OPEP est à l’initiative de la création de l’OPEP+, réunissant 10 autres pays producteurs dont 7 PED : Azerbaïdjan, Bahreïn, Brunei, Kazakhstan, Malaisie, Mexique, Oman, Russie, Soudan et Soudan du Sud.

Site : www.opec.org
, aujourd’hui la Chine ou l’Allemagne). Et c’est à partir de ce diagnostic erroné que des mesures drastiques, que l’on croyait jusque-là réservées aux pays pauvres du tiers-monde, sont imposées aux pays européens les plus fragilisés (Portugal, Irlande, Grèce, Espagne, stigmatisés au travers de l’acronyme anglais PIGS) et essaiment dans le reste de l’Union européenne.

Aujourd’hui comme hier, l’austérité est un remède qui aggrave le mal qu’il est supposé combattre

Sous couvert de compétitivité, les pays européens sont conviés à se livrer une guerre économique les conduisant à une course au moins-disant fiscal et à la baisse des coûts de main-d’œuvre. Les coupes sombres dans les dépenses publiques ne servent qu’à offrir à l’appétit des marchands des pans de l’économie qui leur échappaient jusqu’à maintenant (santé, éducation, protection sociale). Les dégâts d’une telle approche sont connus. Ils étaient visibles hier dans les pays du tiers-monde, nous nous décidons à les voir maintenant qu’ils font des ravages au cœur de l’Europe : plus d’inégalités ; des services privatisés dont la qualité baisse à mesure que leur coût augmente ; une demande atone qui exclut tout succès des politiques d’offre, entretient le chômage et fragilise l’investissement ; des solidarités qui s’effritent à mesure que la loi du plus fort (aux antipodes des vertus de liberté qu’elle prône) gangrène nos sociétés. Aujourd’hui comme hier, l’austérité est un remède qui aggrave le mal qu’il est supposé combattre.


Notes

[1Forgé en 1989 par l’économiste américain John Williamson, le consensus de Washington regroupe les mesures de politique économique partagées par le gouvernement américain, la banque centrale des États-Unis (la Fed), le FMI et la Banque mondiale.

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