Série : 1944-2024, 80 ans d’intervention de la Banque mondiale et du FMI, ça suffit !

L’ajustement structurel et le Consensus de Washington n’ont pas été abandonnés par la Banque mondiale et le FMI au début des années 2000

3 juillet 2024 par Eric Toussaint


Photo : IMF, CC, Flickr, https://www.flickr.com/photos/imfphoto/47581233601

En juillet 2024, la Banque mondiale et le FMI auront 80 ans. 80 ans de néocolonialisme financier et d’imposition de politique d’austérité au nom du remboursement de la dette. 80 ans ça suffit ! Les institutions de Bretton Woods doivent être abolies et remplacées par des institutions démocratiques au service d’une bifurcation écologique, féministe et antiraciste. À l’occasion de ces 80 ans, nous republions tous les mercredis jusqu’au mois de juillet une série d’articles revenant en détail sur l’histoire et les dégâts causés par ces deux institutions.


  1. Autour de la fondation des institutions de Bretton Woods
  2. La Banque mondiale au service des puissants dans un climat de chasse aux sorcières
  3. Conflits entre l’ONU et le tandem Banque mondiale/FMI des origines aux années 1970
  4. SUNFED versus Banque mondiale
  5. Pourquoi le Plan Marshall ?
  6. Pourquoi l’annulation de la dette allemande de 1953 n’est pas reproductible pour la Grèce et les Pays en développement
  7. Domination des États-Unis sur la Banque mondiale
  8. Le soutien de la Banque mondiale et du FMI aux dictatures
  9. Banque mondiale et Philippines
  10. Le soutien de la Banque mondiale à la dictature en Turquie (1980-1983)
  11. La Banque mondiale et le FMI en Indonésie : une intervention emblématique
  12. Les mensonges théoriques de la Banque mondiale
  13. La Corée du Sud et le miracle démasqué
  14. Le piège de l’endettement
  15. La Banque mondiale voyait venir la crise de la dette
  16. La crise de la dette mexicaine et la Banque mondiale
  17. Banque mondiale et FMI : huissiers des créanciers
  18. Les présidents Barber Conable et Lewis Preston (1986-1995)
  19. L’opération de séduction de James Wolfensohn (1995-2005)
  20. La Commission Meltzer sur les IFI au Congrès des États-Unis en 2000
  21. Les comptes de la Banque mondiale
  22. De Wolfowitz (2005-2007) à Ajay Banga (2023-...) : les hommes du président des États-Unis restent à la tête de la Banque mondiale
  23. La Banque mondiale et le FMI ont jeté leur dévolu sur Timor Oriental, un État né officiellement en mai 2002
  24. Climat et crise écologique : Les apprentis sorciers de la Banque mondiale et du FMI
  25. L’ajustement structurel et le Consensus de Washington n’ont pas été abandonnés par la Banque mondiale et le FMI au début des années 2000
  26. Les prêts empoisonnés de la Banque mondiale et du FMI à l’Équateur
  27. Équateur : Les résistances aux politiques voulues par la Banque mondiale, le FMI et les autres créanciers entre 2007 et 2011
  28. Équateur : De Rafael Correa à Guillermo Lasso en passant par Lenin Moreno
  29. La Banque mondiale n’a pas vu venir le printemps arabe et préconise la poursuite des politiques qui ont produit les soulèvements populaires
  30. Le FMI et la Banque mondiale au temps du coronavirus : La quête ratée d’une nouvelle image
  31. La farce de la « prise en compte du genre » : une grille de lecture féministe des politiques de la Banque mondiale
  32. La Banque mondiale, le FMI et les droits humains
  33. Mettre fin à l’impunité de la Banque mondiale
  34. ABC Banque mondiale 2.0
  35. Abolir le duo Banque mondiale/FMI et créer une nouvelle architecture internationale démocratique
  36. Face à l’échec patent de la Banque mondiale/FMI, mettre en œuvre une politique alternative
  37. L’ABC du Fonds monétaire international (FMI) 2.0

Une grande opération de communication a été lancée dans les années 1990, pour faire face à la grave crise de légitimité, particulièrement méritée, que traversaient (et que traversent toujours) le FMI et la Banque mondiale

Dans les années 1980, le Fonds monétaire international FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.
(FMI) et la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

Cliquez pour plus de détails.
ont acquis, pour les populations des pays en développement, une réputation tout à fait justifiée, bien que peu enviable : celle d’être les responsables de mesures très impopulaires imposées aux gouvernements, en bref ceux par qui le malheur arrive pour les gens pauvres. Il faut dire que les gouvernements, souvent complices des classes dominantes, aiment à se défausser sur ces institutions dont le siège est situé au loin, à Washington, sur la 19e avenue. Cette réputation sulfureuse s’est répandue comme une traînée de poudre et la presse des pays du Sud a commencé à en rendre compte largement [1].

Habituées à dire sans ménagement qu’il fallait réduire drastiquement les budgets sociaux ou privatiser les entreprises de service public, ces deux institutions ont cependant compris que ce langage de franchise ne servait pas leur intérêt. Très vite, les populations ont parfaitement identifié leur rôle moteur dans les catastrophes économiques et humaines qui survenaient. Très vite, les émeutes qui suivaient les augmentations de prix des biens de première nécessité ont été baptisées « émeutes anti-FMI ». Très vite, les gouvernements ont subi de très fortes pressions de la part de leur opinion publique pour ne plus céder aux injonctions du FMI ou de la Banque mondiale. La pilule, très amère il est vrai, était de plus en plus difficile à faire avaler...

Une grande opération de communication a alors été lancée dans les années 1990, pour faire face à la grave crise de légitimité, particulièrement méritée, que traversaient (et que traversent toujours) le FMI et la Banque mondiale. Le discours mis en avant devint celui de la réduction de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
et de la lutte contre la pauvreté. Ces institutions ont compris et changé, nous disait-on alors. Pourtant, les conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. ultralibérales, de sinistre mémoire depuis les programmes d’ajustement structurel des années 1980, n’ont jamais été abandonnées. Une série d’exemples datant du début des années 2000, sur tous les continents, suffisent à mettre ces deux institutions face à leurs contradictions.

 Sri Lanka, Équateur, Haïti : poursuite des politiques néolibérales

Au Sri Lanka, en 2005 le gouvernement a refusé un prêt de 389 millions de dollars conditionné à des réformes politiques comme une refonte du régime des retraites et la privatisation des ressources en eau.

En Équateur, en juillet 2005, le gouvernement a décidé de réformer l’utilisation des ressources pétrolières. Au lieu de servir intégralement au remboursement de la dette, une partie devait servir aux dépenses sociales, notamment pour les populations indiennes, souvent défavorisées. Ulcérée, la Banque mondiale a bloqué un prêt de 100 millions de dollars qu’elle avait promis à l’Équateur (voir chapitre 22).

En Haïti, le FMI a imposé en 2003 la fin du système permettant au gouvernement de contrôler le prix de l’essence, le rendant alors « flexible ». En quelques semaines, le prix du carburant a augmenté de 130 %. Les conséquences ont été terribles : difficultés pour rendre l’eau potable ou faire cuire les aliments ; augmentation du coût des transports, que les petits producteurs répercutent au marché, ce qui entraîne une hausse des prix pour de nombreux produits de base. Comme l’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. est farouchement combattue par le FMI, celui-ci a obtenu du gouvernement qu’il impose un gel des salaires. Du coup, le salaire quotidien minimum, qui était de 3 dollars en 1994, est tombé à 1,50 $, ce qui devait, toujours selon le FMI, attirer les investisseurs étrangers... Cela a aussi servi des intérêts géopolitiques : la fragilisation du président Jean-Bertrand Aristide, préfigurant son départ du pouvoir voulu par les grandes puissances, le 29 février 2004.

Même dans des pays producteurs de pétrole, comme en Iraq ou au Nigeria, le FMI a imposé cette logique de flexibilité des prix. Les tarifs ont augmenté, provoquant des manifestations de profond désaccord de la part des populations touchées, comme ce fut le cas à Bassorah en décembre 2005...

 En Afrique subsaharienne, la Banque mondiale a prolongé les attaques néolibérales

Au Ghana, l’ancien président Jerry Rawlings avait refusé d’intégrer l’initiative pays pauvres très endettés PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
(PPTE), mais avec l’arrivée au pouvoir de John Agyekum Kufuor en janvier 2001, le Ghana s’est soumis aux conditions imposées par le FMI. L’une d’elles, et non des moindres, concernait le secteur de l’eau pour lequel le FMI exigeait le recouvrement total des coûts. Autrement dit, les ménages doivent payer l’intégralité des coûts de leur accès à l’eau sans profiter d’aides de l’État. Le prix du mètre cube d’eau doit être à un niveau tel que le coût total d’exploitation et de gestion de l’eau soit recouvert. L’électricité était aussi dans sa ligne de mire, suivant le même principe. Le but était clair : remettre à flot l’entreprise publique concernée, avant privatisation... Dès mai 2001, le prix de l’eau a augmenté de 95 %, et ce n’était que le début... Les populations, fortement touchées, se sont mobilisées par la création de la National Coalition Against Privatisation of Water (Coalition nationale contre la privatisation de l’eau). Alors qu’un Ghanéen sur trois n’a pas accès à l’eau potable, la Banque mondiale a alors pesé de tout son poids : en 2004, elle a accordé au Ghana un prêt de 103 millions de dollars en échange de la cession à une multinationale de l’alimentation en eau des principales villes.

Au Mali, c’est la filière coton qui a été sur la sellette. Depuis plusieurs décennies, le secteur du coton dans son ensemble était contrôlé par la Compagnie malienne de développement des textiles (CMDT), détenue à 60 % par l’État malien et à 40 % par la société française Dagris. Véritable colonne vertébrale de l’économie malienne, la CMDT, à travers les bénéfices et les taxes, fournissait à l’État malien la plus grande part des devises récupérées chaque année. Son rôle a toujours dépassé largement la production de coton, réalisant des missions de service public comme l’entretien des pistes rurales ou l’alphabétisation, apportant un soutien important aux organisations villageoises, comme pour l’achat de matériel agricole ou la construction d’infrastructures vitales. Jusqu’en 1999, la production n’a cessé d’augmenter : 200 000 tonnes en 1988, 450 000 pour 1997, 520 000 pour 1998, 522 000 pour 1999. Cependant, une gestion très discutable de la CMDT et des cours très bas ont provoqué une révolte des paysans et leur refus de récolter en 1999/2000. La production a alors chuté de près de moitié cette saison-là. En avril 2001, se sont tenus les États généraux de la filière cotonnière, qui ont décidé un plan draconien de réforme, avec réduction de la masse salariale de 23 %, annulation totale ou partielle de la dette des paysans, réduction des effectifs (entre 500 et 800 personnes concernées sur 2 400), non application de la hausse prévue des salaires de 7 %, prix garanti d’achat du coton aux producteurs augmenté de 170 FCFA/kg à 200 FCFA/kg, ouverture du capital, recentrage des activités et désengagement progressif de l’État malien de la CMDT. Malgré les échecs des privatisations dans les États voisins (comme au Bénin ou en Côte d’Ivoire), la Banque mondiale a préconisé la privatisation pure et simple, ce qui a inquiété fortement les villageois concernés. Déjà, les premières restructurations, notamment pour le transport et la gestion des engrais et pesticides, ont fait apparaître de graves dysfonctionnements, qui ont pénalisé durement les producteurs maliens et menacé les récoltes en 2003 et 2004 [2].

Afin d’accélérer encore le processus, désapprouvant le fait que la CMDT ait garanti un prix qu’elle jugeait trop élevé, la Banque mondiale a fait pression en bloquant le versement d’une aide de 25 millions de dollars. De ce fait, elle a nié les deux spécificités du coton malien qui ont fait la réussite de la filière : un prix minimal garanti et une intégration verticale. Une étude de la Banque mondiale [3] publiée en mai 2005 était explicite : « Le plan d’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
pour la mise en œuvre de cette stratégie visait la création de 3 ou 4 sociétés d’égrenage par la vente du patrimoine actuel de la CMDT à des investissements privés.
 » Mais le gouvernement malien a demandé un sursis jusqu’en 2008 « au motif de ne pas vouloir être accusé de brader les industries nationales à des intérêts étrangers ». La pression de la Banque mondiale s’est alors accentuée : « L’agenda de la privatisation n’est pas défini, le calendrier n’est pas clair et certaines décisions sont abordées de manière improvisée, ce qui ne garantit aucune rationalité économique ni transparence », demandant alors « un dialogue crédible sur la réforme de la filière, l’adoption d’un calendrier fiable, d’un scénario acceptable pour la privatisation et d’un plan pour limiter l’impact des déficits de la compagnie sur le budget ».

Au Niger, la réélection en décembre 2004 du président Mamadou Tandja n’a pas connu de période de grâce. Dès janvier 2005, suite aux injonctions du FMI, il a promulgué une loi de finances rectificative comportant l’augmentation de la TVA à 19 % sur des biens et services de première nécessité (farine de blé, sucre, lait, eau et électricité). Très vite, les mobilisations sociales ont été massives. En mars, la population, déjà appauvrie par des années de mauvaises récoltes (sècheresses, attaques de criquets pèlerins) et d’ajustements structurels (privatisations, réduction des budgets sociaux, licenciements et gel des salaires dans la fonction publique...), est descendue en masse dans la rue pour exprimer son mécontentement. La réaction sociale, organisée autour de trois organisations de consommateurs, a réussi à créer une large force unitaire autour d’une « coalition contre la vie chère », regroupant 29 organisations et les 4 confédérations syndicales. Après plusieurs journées « ville morte » et des arrestations arbitraires de la part des forces de l’ordre, leur mobilisation a permis de faire reculer le gouvernement.

En République démocratique du Congo (RDC), un rapport parlementaire publié en février 2006 dénonce l’action de la Banque mondiale dans le domaine minier. Les choses y ont pris une tournure dramatique autour de l’exploitation d’une mine de cuivre et d’argent à Dikulushi contrôlée par la société australo-canadienne Anvil Mining. En octobre 2004, des miliciens Mai-Mai ont occupé la ville voisine de Kilwa, d’où les minerais extraits sont expédiés vers la Zambie. L’armée congolaise a alors lancé une opération pour réprimer violemment ce soulèvement, provoquant la mort de plusieurs dizaines de personnes suspectées de soutien aux rebelles (au moins 100 personnes, selon les Nations unies). Exécutions sommaires et pillages ont marqué cette opération musclée. C’est dans ce cadre que l’entreprise Anvil Mining a fourni des véhicules et des équipements divers à l’armée congolaise. Elle voulait ainsi s’assurer au plus vite de la poursuite de ses exportations.

Cela n’a pas empêché l’Agence multilatérale de garantie des investissements (AMGI, filiale de la Banque mondiale) d’approuver en avril 2005 un contrat d’assurance offrant une garantie pour un montant de 13,3 millions de dollars afin de couvrir les risques politiques liés à l’expansion de cette exploitation minière. La Banque mondiale n’hésite donc pas à soutenir l’activité d’Anvil Mining sur laquelle il y a tant à redire : un rapport de la Commission spéciale de l’Assemblée nationale congolaise chargée de l’examen de la validité des conventions à caractère économique et financier, rédigé par 17 députés congolais de différents bords sous la conduite de Christophe Lutundula, critique durement « la politique de saucissonnage du portefeuille minier de l’État » dans laquelle est impliquée Anvil Mining, essentiellement « pour satisfaire les besoins immédiats d’argent des autorités gouvernementales ». Selon ce rapport, la collusion entre le pouvoir congolais et Anvil Mining est flagrante : « Des exonérations fiscales, douanières et parafiscales ont été accordées de façon exagérée et pour des longues périodes allant de 15 à 30 ans. [...] L’État congolais est ainsi privé d’importantes ressources fiscales indispensables à son développement. » Malgré tout, le contrôle des activités d’Anvil Mining est voué à l’échec : « Les agents de services publics affectés dans les concessions minières sont carrément pris en charge par les opérateurs privés qu’ils sont censés contrôler. […] Aussi, ces agents publics manquent-ils totalement d’autonomie, d’indépendance et d’efficacité. » Cerise sur le gâteau, jusqu’en mars 2005, un actionnaire important d’Anvil Mining était l’entreprise canadienne First Quantum (17,5 % des parts), épinglée en 2002 par un rapport de l’ONU sur la RDC pour non-respect des directives de l’OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
sur les multinationales. C’est dire si, dès le départ, le terrain était miné ! Comment la Banque mondiale, via l’AMGI, a-t-elle pu continuer d’accorder sa garantie à une entreprise qui a démontré qu’elle ne respectait pas les droits fondamentaux des habitants de la région de Kilwa ? Offrir sa garantie dans ces conditions, c’est se rendre directement complice des actions condamnables de Anvil Mining.

Au Tchad, depuis l’origine du projet, de nombreuses organisations écologistes, de défense des Droits humains et de solidarité internationale se sont alarmées du soutien de la Banque mondiale à la construction du pipe-line reliant la région pétrolifère de Doba (Tchad) au terminal maritime de Kribi (Cameroun), à 1 070 kilomètres de là. Les risques écologiques, humains et financiers étaient exorbitants dès le départ, à tel point que Shell et Elf ont préféré reculer. Mais le consortium final, regroupant ExxonMobil, ChevronTexaco (États-Unis) et Pétronas (Malaisie), a pu mener ce projet de 3,7 milliards de dollars à son terme grâce au puissant soutien stratégique et financier de la Banque mondiale.

Pour se justifier, la Banque mondiale avait engagé sa crédibilité dans un programme pilote qui devait permettre aux populations tchadiennes de profiter des bénéfices réalisés. Réalisant là son investissement le plus important en Afrique noire, elle imposa au président tchadien Idriss Déby de consacrer 90 % des sommes récupérées par la vente de pétrole à des projets sociaux sélectionnés avec son aval et à des investissements dans la région de Doba. Les 10 % restants devaient être réservés pour les générations futures : ils ont été déposés sur un compte bloqué à la Citibank de Londres, sous le contrôle de la Banque mondiale.

Or, ce dispositif a échoué car Déby a mis la main sur les sommes destinées aux générations futures : au moins 27 millions de dollars. De plus, il a changé les règles du jeu en incluant les dépenses de sécurité dans la définition des secteurs prioritaires à financer avec les recettes pétrolières. Fragilisé par de fortes tensions sociales, des tentatives de renversement et des désertions dans l’armée, Déby a cherché à renforcer son dispositif militaire et répressif. La Banque mondiale a réagi en décembre 2005 en bloquant les prêts en cours pour le Tchad, faisant mine de découvrir la nature autoritaire et corrompue du régime, alors que ce projet qu’elle soutenait avait permis à Déby de renforcer son pouvoir et d’accroître sa fortune personnelle.

Le discours tonitruant des experts de la Banque mondiale sur la bonne gouvernance, la corruption et la réduction de la pauvreté n’est qu’une sinistre farce. Il était clair dès le début que ce projet allait aboutir à l’enrichissement d’un dictateur notoire qui s’est offert un bras d’honneur magistral. En fait, une fois de plus, chacun a fait ce qu’on attendait de lui. La Banque mondiale a rendu possible un oléoduc qui permet à des multinationales pétrolières de faire main basse sur une richesse naturelle et à leurs actionnaires de réaliser de juteux profits. Le président tchadien a fait main basse sur les richesses de son peuple.
La corruption et la dictature au Tchad doivent être dénoncées et combattues, mais cela ne saurait suffire. La Banque mondiale fut l’élément déterminant d’un projet qui endette lourdement le Tchad, aggrave à la fois corruption et pauvreté, détériore l’environnement et permet la captation abusive d’une ressource naturelle. En somme, là comme ailleurs, la Banque mondiale soutient un modèle prédateur et, depuis 30 ans, une dictature corrompue en toute connaissance de cause. En 2021, le régime du dictateur Idriss Déby est toujours en place et la Banque mondiale l’a financé jusqu’à son décès le 20 avril 2021.
À noter qu’une évaluation commanditée par la Banque mondiale et communiquée à la direction de celle-ci en 2009 considérait que le projet était un échec du point de vue de la réduction de la pauvreté, du respect de l’environnement et de la bonne gestion publique : « L’évaluation constate que l’objectif fondamental de développement du programme, à savoir la réduction de la pauvreté et l’amélioration de la gouvernance au Tchad par la meilleure utilisation possible des revenus pétroliers de manière durable sur le plan environnemental et social, n’a pas été atteint. Elle estime donc que le résultat global du programme est insatisfaisant malgré le succès technique et financier du projet de l’oléoduc principal. » [4]
Comme plusieurs autres pays africains, le Tchad est toujours confronté à un endettement élevé dans un contexte de crise du coronavirus et de prix bas pour le pétrole (son principal produit d’exportation).

En 2021, le Tchad est devenu le premier pays à demander une restructuration de sa dette. Le FMI a annoncé la décision du Tchad dans une déclaration concernant un nouveau programme de quatre ans d’une valeur d’environ 560 millions de dollars dans le cadre de ses facilités de crédit et de fonds élargi.

Les résultats officiels de l’élection présidentielle tchadienne de mai 2024 ont confirmé la consolidation à long terme du pouvoir de Mahamat Déby, le fils du dictateur décédé en avril 2021. Les Tchadiens se préparent à un nouveau cycle de régime autoritaire. Helga Dickow a raison d’écrire : « Plusieurs incidents ont montré que l’usage de la force par le fils dépassait celui du père. Le 20 octobre 2022, plusieurs centaines de personnes ont été abattues lors de manifestations contre la candidature de Mahamat Déby à l’élection. La pression sur l’opposition a été intensifiée par l’exécution du chef de l’opposition Yaya Dillo le 28 février 2024. Dillo était un cousin de Mahamat Déby et un candidat sérieux à l’élection présidentielle. Après son assassinat, presque toute l’opposition a été réduite au silence. » Tchad : Mahamat Déby confirme la continuité du régime autoritaire après sa victoire électorale, The Conversation, 7 juin 2024, https://theconversation.com/tchad-mahamat-deby-confirme-la-continuite-du-regime-autoritaire-apres-sa-victoire-electorale-231692


Notes

[1Cet article trouve sa source dans un document écrit début 2006 par Damien Millet et l’auteur, ainsi que dans différents communiqués de presse du CADTM. 

[2Voir Damien Millet, L’Afrique sans dette, CADTM/Syllepse, 2005.

[3«  La situation actuelle des défis et enjeux de la filière coton du Mali  », A. David Craig (Directeur des Opérations pour le Mali de la Banque mondiale) cité par Afribone «  Privatisation de la CMDT, La Banque mondiale accable le gouvernement  » https://www.afribone.com/privatisation-de-la-cmdt-la-banque-mondiale-accable-le-gouvernement/ consulté le 14 avril 2021.

[4«  The evaluation finds that the program’s fundamental development objective of reducing poverty and improving governance in Chad through the best possible use of oil revenues in an environmentally and socially sustainable manner was not achieved. It therefore rates overall program outcome unsatisfactory despite the technical and financial success of the main pipeline project.  » Document of The World Bank Group Report No. 503 15 THE WORLD BANK GROUP PROGRAM OF SUPPORT FOR THE CHAD- CAMEROON PETROLEUM DEVELOPMENT AND PIPELINE CONSTRUCTION PROGRAM PERFORMANCE ASSESSMENT REPORT CHAD (WE3 LOAN 4558-CD  ; IDA CREDITS 3373-CD and 3316-CD  ; IFC LOAN 4338) CAMEROON (WB LOAN 7020-CM  ; IDA CREDIT 3372-CM  ; IFC LOAN 4338) CHAD IFC ADVISORY SERVICES (537745,534603,533974), 16 September 2009, https://www.oecd.org/derec/worldbankgroup/44392731.pdf consulté le 13 décembre 2020.

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

Autres articles en français de Eric Toussaint (1066)