Synthèse du 12e séminaire international du CADTM sur la dette et les droits humains
« L’audit des créances européennes sur la Tunisie et l’Égypte »
co-organisé avec Olga Zrihen, sénatrice belge et Marie-Christine Vergiat, députée européenne [1]
La 12e édition du séminaire international sur la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
et les droits humains est organisée dans un contexte de crise économique et sociale en Tunisie et en Égypte, deux pays qui connaissent un processus révolutionnaire en gestation mais qui continuent, malgré le manque de moyens et de ressources, de payer les dettes des dictateurs déchus.
L’objectif de ce séminaire est justement de faire le bilan des campagnes menées dans ces deux pays contre la dictature de la dette, en vue d’annuler les parts illégitimes et odieuses des dettes contractées par les régimes de Ben Ali et Moubarak.
Alors que la situation dans les deux pays est en dégradation continue et ce à tous les niveaux, les dettes quant à elles ne cessent d’augmenter et constituent un poids énorme pour les budgets des deux États. Ainsi, la dette extérieure publique de la Tunisie a augmenté de 49% en 3 ans seulement. Celle de l’Égypte a augmenté de 26 à 31 milliards de dollars en une seule année. Le taux de l’endettement de l’Égypte a alors atteint 92% du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
faisant de ce pays le plus endetté dans toute la région arabe. Cette accélération du niveau de l’endettement est sûrement due à la compensation du manque de devises.
La dette demeure un outil fondamental pour maintenir en place le système pourri et pour préserver les intérêts des classes dominantes et des multinationales étrangères. Les institutions financières internationales (FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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, BM
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, BEI et BERD) continuent à mettre la main sur l’économie de ces États et à proposer des financements pour des projets inutiles et imposés (exemple de l’aéroport du Caire). Ce sont des « éléphants blancs
Éléphant blanc
éléphants blancs
L’expression « éléphant blanc » désigne un mégaprojet, souvent d’infrastructure, qui amène plus de coûts que de bénéfices à la collectivité.
Pour la petite histoire, la métaphore de l’éléphant blanc provient de la tradition des princes indiens qui s’offraient ce cadeau somptueux. Cadeau empoisonné, puisqu’il entraînait de nombreux coûts et qu’il était proscrit de le faire travailler. Ce terme est généralement utilisé pour désigner des mégaprojets développés dans les pays du Sud.
» dont ne bénéficient ni la population ni l’économie du pays en termes de valeur ajoutée. Ces institutions financent également des projets énergétiques qui endommagent l’environnement, font des dégâts énormes et qui ont pour objectifs de contrôler les économies de ces pays, de soutenir les politiques extérieures des États prêteurs (UE, USA) et de permettre aux sociétés transnationales d’accaparer les secteurs stratégiques.
Au lieu de tenir leurs engagements concernant les aides au « développement » (qui n’étaient jusqu’ici, le plus souvent, que des aides liées et très limitées), de procéder à des annulations pures et simples des dettes illégitimes, coloniales et historiques des dictateurs déchus, d’aider pour le rapatriement de l’argent détourné et des avoirs mal acquis, les États européens continuent au contraire à faire pression sur des pays comme la Tunisie, l’Égypte ou encore le Maroc et la Jordanie pour appliquer de nouveaux accords de libre-échange dits « approfondis » et « complets ». Lesdits accords, dont les négociations se font de manière secrète, n’ont pour finalité que d’approfondir davantage les libéralisations de quasi tous les secteurs de l’activité économique et d’ouvrir les marchés de ces États aux produits européens.
En Tunisie comme en Égypte, la situation politique est dramatique. La situation sociale devient de plus en plus inquiétante, et la situation économique se complique davantage avec l’ « embargo » sur le financement de la Tunisie ainsi que l’explosion de la dette.
Ainsi, l’audit de la dette s’impose mais semble difficile à réaliser avec les pouvoirs en place. A titre d’exemple le projet de loi sur l’audit de la dette publique tunisienne est mis au placard ! La société civile devra prendre les choses en main parce que l’audit de la dette doit être l’initiative des organisations sociales et des mouvements sociaux, qui sont également appelés à faire l’enquête sur les avoirs des dictateurs et de leurs familles ! Il faut aussi s’attaquer au système fiscal injuste et aux paradis fiscaux
Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.
La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
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Du coté de l’Europe, les députés devront continuer à jouer leur rôle d’interpellation des responsables gouvernementaux sur les audits de la dette des pays qui connaissent des processus révolutionnaires et des soulèvements populaires, sur les avoirs des dictateurs déchus, sur la fiscalité… Ils devront aussi soutenir les campagnes, tunisienne et égyptienne pour des audits de la dette dont l’objectif est d’annuler la part illégitime et odieuse de la dette publique. Mais il est important de ne pas confondre l’annulation avec l’allègement de la dette qui a concerné les dettes des PPTE
PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.
Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.
Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.
Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.
Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.
Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
(pays pauvres très endettés) et qui reste très limité et, parfois même, dérisoire. Les conversions des dettes en investissements sont également à rejeter car elles permettent de « blanchir » la dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
et illégitime ainsi que l’accaparement des secteurs les plus stratégiques par les sociétés européennes et étrangères.
A travers les exemples d’audits de la dette réalisés (Équateur et Norvège) ou en perspective (Tunisie), il s’avère qu’un audit, qu’il soit institutionnel ou citoyen, est non seulement possible mais il est surtout nécessaire. Le cas de la Norvège vient de nous montrer qu’un audit des créanciers est aussi possible et utile.
Les audits réalisés en Équateur et en Norvège, comme ailleurs, sont en fait des moyens et outils de sensibilisation, mais ils servent aussi à inciter d’autres audits similaires. D’où l’importance d’un audit en Tunisie qui pourra faire boule de neige dans toute la région !
Au-delà des audits, il est possible de s’appuyer sur des principes juridiques, les rapports des experts de l’ONU ainsi que sur les résolutions parlementaires portant sur la dette. Aussi, faut-il voir comment rendre possible l’application ces principes et textes juridiques, aussi bien par les créanciers (en particulier les institutions financières internationales) que par les débiteurs. Pour y parvenir, la mobilisation populaire et la poursuite du travail des ONG et des mouvements sociaux avec les élus politiques convaincus de la nécessité d’abolir les dettes illégitimes et odieuses est indispensable.
Mimoun Rahmani (ATTAC-CADTM Maroc)
[1] avec le soutien des coupoles CNCD-11.11.11 et 11.11.11, Counter Balance et EURODAD
Secrétaire général adjoint d’ATTAC Maroc, est membre d’ATTAC/CADTM Maroc et représentant du Réseau CADTM international au CI du FSM.
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