26 décembre 2019 par Rachel Knaebel , Aurore Koechlin
La manifestations « Nous toutes », à Paris, le 23 novembre / © Serge d’Ignazio
De la lutte pour le droit à l’avortement au mouvement MeToo contre les violences sexuelles, une nouvelle vague féministe déferle sur la planète. Quelle est sa particularité ? Entretien avec Aurore Koechlin, militante féministe et sociologue.
Basta ! : Une nouvelle vague de féminisme est apparue ces dix dernières années, très forte en Amérique latine notamment. Qu’est ce qui la différencie des mobilisations féministes précédentes ?
Aurore Koechlin [1]. : Une quatrième vague du féminisme se développe depuis le début des années 2010 à une échelle internationale [2]. Partie d’Amérique latine, en particulier d’Argentine, elle s’est propagée dans le reste du monde en partie avec le moment « MeToo ». Elle hérite des vagues qui l’ont précédée : de la deuxième vague [celle-ci porte avant tout sur les droits à la contraception et à l’avortement, après la Seconde Guerre mondiale, ndlr], elle conserve la nécessité d’un mouvement de masse qui se cristallise autour de revendications, de la troisième vague, apparue dans les années 1980, elle conserve la nécessité d’un féminisme inclusif, qui pense ensemble toutes les dominations sociales. Mais elle présente aussi des spécificités.
Ce nouveau mouvement féministe a éclaté dans un contexte international particulier : celui du néolibéralisme triomphant et de l’après-crise économique de 2008. Les questions économiques jouent un rôle important dans la prise de conscience féministe aujourd’hui. Cette quatrième vague met en son centre l’enjeu du « travail reproductif » [tout ce qui relève de la reproduction de la force de travail : travail domestique, maternité, éducation, santé…, ndlr] pour penser l’oppression des femmes et des minorités de genre aujourd’hui : leur assignation au travail domestique, au travail du care Care Le concept de « care work » (travail de soin) fait référence à un ensemble de pratiques matérielles et psychologiques destinées à apporter une réponse concrète aux besoins des autres et d’une communauté (dont des écosystèmes). On préfère le concept de care à celui de travail « domestique » ou de « reproduction » car il intègre les dimensions émotionnelles et psychologiques (charge mentale, affection, soutien), et il ne se limite pas aux aspects « privés » et gratuit en englobant également les activités rémunérées nécessaires à la reproduction de la vie humaine. (du soin, ndlr), au travail dans les services à la personne fonde leur oppression. Ce féminisme dénonce également les violences sexistes, qui augmentent dans le cadre de la crise. En miroir, cette vague met en son centre l’arme de la grève. Depuis 2016-2017, le collectif argentin Ni Una Menos (« Pas une de moins », ndlr) appelle pour le 8 mars à une grève féministe internationale.
L’autre aspect qui distingue cette vague des précédentes, c’est qu’entretemps, le mouvement ouvrier s’est affaibli, suite à l’effondrement de l’URSS, à la remise en cause de l’hypothèse communiste, et aux attaques sans précédents du néolibéralisme. Nous semblons entrer dans une nouvelle période, que certain·es qualifient de « fin de la fin de l’histoire », au sens où on assiste à une formidable reprise des luttes à une échelle internationale. Le féminisme y participe pleinement. Dans beaucoup de pays, comme l’Italie, il devient l’étendard de l’ensemble du mouvement social. Dans d’autres pays, les différents mouvements s’entre-alimentent, comme cela peut être le cas au Chili entre le mouvement étudiant, le mouvement féministe et le mouvement social.
En France, comment le relation entre mouvement féministe et mouvement ouvrier s’articule-t-elle aujourd’hui ?
Le mouvement ouvrier lui-même n’est pas uni, il est traversé par différentes organisations, par différentes stratégies, il est donc difficile d’avoir un discours pour l’ensemble de ce mouvement. La deuxième chose que l’on peut noter, c’est que la deuxième vague du féminisme, dans les années 1970, a eu pour effet de faire émerger un mouvement féministe autonome, y compris du mouvement ouvrier. La rupture entre mouvement féministe et mouvement ouvrier, liée en partie à la stalinisation de ce dernier, est certes à relativiser, car des ponts importants se sont maintenus entre les deux, notamment au travers du courant féministe de lutte de classe. Mais cela pèse encore aujourd’hui.
On peut néanmoins constater deux phénomènes relativement contraires. D’un côté, il y a une réelle progression des mots d’ordre et des revendications féministes dans les luttes syndicales et sur le travail, ce qui s’exprime notamment par l’appel à la grève féministe du 8 mars depuis plusieurs années par le syndicat Solidaires, rejoint par la CGT, ou le succès des Rencontres intersyndicales de femmes. D’un autre côté, comme dans tout espace qui est structuré par de forts enjeux de pouvoir, le sexisme peut vite être démultiplié, d’autant plus du fait du poids d’un certain virilisme militant dans la culture de l’extrême gauche.
Surtout, pour beaucoup de militants d’extrême gauche, le féminisme ne devient central que lorsqu’il devient un mouvement de masse. Ils s’en désintéressent complètement dans les périodes de creux ou de construction des mobilisations. Au milieu de tout cela, on voit émerger une nouvelle génération de féministes marxistes qui sont déterminées à dépasser cette rupture. Avec le déploiement de la quatrième vague du féminisme, d’importantes reconfigurations pourraient se dessiner.
Sous quelles formes cette nouvelle vague féministe existe-t-elle aussi en France ?
Depuis la reprise des luttes sociales en France en 2016, la question féministe est au centre en France aussi. Dans le mouvement des Gilets jaunes, les femmes étaient en première ligne, et même si elles ne revendiquaient pas forcément l’étiquette « féministe », elles avaient une forte conscience féministe de subir une sur-précarité liée à leur genre.
Aujourd’hui, les liens entre écologie et féminisme sont évidents pour cette nouvelle génération qui se mobilise
Surtout, la France est marquée par la situation internationale. Me Too a permis une libération de la parole et une mise sur le devant de la scène sociale de la question des violences sexistes et des féminicides. Des initiatives naissent, comme « Nous toutes » avec Caroline de Haas, pour organiser le 25 novembre, journée internationale contre les violences sexistes. Ou, à un autre niveau, « Nous aussi », qui est un cadre se revendiquant du féminisme intersectionnel. Depuis quelques mois, des assemblées générales sont nées à Toulouse et à Paris pour organiser la grève féministe du 8 mars. Ce qu’il manque encore, c’est un cadre collectif qui permette de construire une mobilisation unitaire, d’où personne ne soit exclu·e, où chaque groupe peut défendre son orientation. La question des revendications centrales portées par le mouvement est également encore à prendre à bras le corps.
Quoi qu’il en soit, la manifestation du samedi 23 novembre 2019 a clairement marqué un tournant. Avec plus de 50 000 personnes mobilisées, cela a été une des plus grosses manifestations féministes en France depuis les années 1970. Le caractère intergénérationnel des participantes était remarquable, de même que la détermination qui s’y est exprimée, et la forte présence de la jeunesse, en lien avec les mobilisations pour le climat qui ont eu lieu en septembre. Aujourd’hui, les liens entre écologie et féminisme sont évidents pour cette nouvelle génération qui se mobilise. Le parallèle avec 1995 est aussi frappant. En 1995 également, le coup d’envoi de la mobilisation sociale contre la réforme des retraites avait été une manifestation contre les violences faites aux femmes de plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Comment le lien, théorique et stratégique, se fait-il entre les mobilisations contre les violences de genre et sexistes, contre les féminicides, et sur des questions économiques, de précarité, d’accès aux services publics ?
Des penseuses centrales du black feminism américain, comme Angela Davis ou Kimberlé Crenshaw, ont montré combien la précarité était un des facteurs centraux empêchant les femmes victimes de violences sexistes d’échapper à leurs agresseurs. Les revendications d’ordre économique sont donc importantes dans la lutte contre les violences, par exemple la revendication de l’égalité salariale. À une échelle plus globale, on constate que depuis 2008, un des effets de la crise économique et des politiques d’austérité qui en ont découlé a été notamment une gigantesque destruction des services publics. Des services qui avaient pris en charge depuis les « Trente glorieuses » et le développement de l’État providence une partie importante du travail dit « reproductif » : celui de la santé, de l’éducation…
Mais, dans un système capitaliste, le travail reproductif doit continuer à être effectué, même sans services publics. Deux solutions se présentent alors : d’un côté, les femmes « nationales » peuvent être amenées à l’effectuer gratuitement dans le cadre du foyer. De l’autre, des femmes immigrées peuvent se voir assigner à ce travail dans le cadre des services. Dans un cas comme dans l’autre, le développement d’un discours réactionnaire est un point d’appui pour justifier l’assignation au travail reproductif. Ce discours réactionnaire favorise et légitime les violences sexistes. Une fois encore, on voit que les questions économiques et les questions des violences ne sont pas décorrélées.
Aux États-Unis, au Brésil, l’afro-féminisme joue un rôle central. Et en France, quel est sa place dans les mouvements ?
En France, d’un point de vue théorique, le black feminism est devenu central depuis les années 2000, autour notamment de la notion d’intersectionnalité, et de la nécessité de croiser les dominations entre elles, en particulier la classe, le genre, et la race. Stratégiquement, cet enjeu est d’autant plus central que d’une part, le féminisme est instrumentalisé aujourd’hui par l’État pour justifier une politique islamophobe en France, et une politique impérialiste à l’échelle internationale, et que d’autre part, le travail reproductif, très féminisé, est également de plus en plus racisé. Or, ce domaine est le théâtre de grèves non seulement de plus en plus nombreuses, comme les grèves du nettoyage ou de l’hôtellerie, mais aussi victorieuses.
Le débat sur « le voile » a marqué des scissions dans le mouvement féministe français dans les années 2000. Que s’est-il passé ?
En 2004, l’émergence du débat sur le voile marque l’émergence en France de ce que Sara Farris a appelé le « fémonationalisme », terme qui renvoie à la fois à l’exploitation des thèmes féministes par les nationalistes et les néolibéraux dans les campagnes anti-islam, et à la participation de certaines féministes à la stigmatisation des hommes musulmans sous la bannière de l’égalité des sexes. Le fémonationalisme décrit ainsi, d’une part, les tentatives des partis de droite et des néolibéraux de faire avancer la politique xénophobe et raciste par la promotion de l’égalité des sexes, et d’autre part, l’implication de diverses féministes dans les représentations de l’Islam comme une religion et une culture misogynes par excellence. Une partie du féminisme français soutient en 2004 la loi d’interdiction du port du voile à l’école, une partie renvoie dos à dos le voile et la loi, et une troisième groupe dénonce l’instrumentalisation du féminisme à des fins islamophobes.
Féministes et antiracistes ont un ennemi commun : le système dans lequel nous vivons, et qui est intrinsèquement à la fois capitaliste, patriarcal et raciste
Ce que ce moment montre bien, ce sont les limites d’une stratégie féministe qui voit en l’État son meilleur allié. Ce que j’explique dans mon livre, c’est que cette limite consiste à voir en l’État un instrument neutre, placé au-dessus de la société, au-dessus des rapports sociaux de domination, et que l’on pourrait mobiliser à son propre profit afin de faire avancer la cause des femmes, voire atteindre la disparition de la domination des femmes. Or, l’État n’est pas neutre : il est à la fois le reflet d’un certain état du rapport de forces entre les opprimé·e·s et ceux qui détiennent le pouvoir économique et politique, et l’une des structures centrales de production et de reproduction des dominations dans la société.
Dès lors, intégrer l’État, c’est prendre le risque de se voir instrumentaliser dans les autres politiques de l’État. Ce qui ne veut pas dire qu’il faudrait se détourner complètement de l’État : tout ce que l’on peut gagner ici et maintenant est un gain pour les conditions de vie des opprimé·e·s, et les renforce pour les luttes futures. Mais cela veut dire qu’il faut obtenir ces avancées en mettant en œuvre un rapport de force avec l’État et en lui arrachant de nouveaux droits.
D’un coté, il y a cette nouvelle vague de féminisme, un mouvement mondial, un mouvement fort. De l’autre, aux quatre coins du monde, des autocrates arrivent au pouvoir sur des positions à la fois xénophobes, racistes et explicitement sexistes. C’est le cas au Brésil, aux Philippines, aux États-Unis, en Pologne, en Hongrie… Et pourtant, du côté de la contestation, il existe un antagonisme entre féminisme et antiracisme, écrivez-vous. Pourquoi ?
Du fait de l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes, pour toute une partie du mouvement antiraciste aujourd’hui, le féminisme est devenu synonyme de racisme. Au point que l’ancien clivage entre féminisme et mouvement ouvrier semble s’être transformé en un clivage entre féminisme et antiracisme. Pour moi, c’est un gros piège. Il faut se garder de tomber dans l’essentialisation du féminisme, et bien voir qu’aujourd’hui comme hier, différentes stratégies féministes définissent différents féminismes.
Le fémonationalisme ne concerne pas l’ensemble du mouvement féministe. Par contre, le mouvement féministe doit prendre à bras le corps les questions antiracistes : en se délimitant clairement du fémonationalisme, en luttant contre l’islamophobie d’État et contre toute instrumentalisation du féminisme, en venant soutenir les luttes antiracistes. Féministes et antiracistes ont un ennemi commun : le système dans lequel nous vivons, et qui est intrinsèquement à la fois capitaliste, patriarcal et raciste. Cela implique une riposte qui soit également unitaire.
Pourquoi, selon vous, le féminisme doit-il être révolutionnaire ?
Pour deux raisons principales : on a vu l’écueil du féminisme réformiste qui voit en l’État son meilleur allié, même si l’ensemble du féminisme réformiste n’est pas fémonationaliste, bien entendu. Par ailleurs, le système actuel repose sur l’oppression des femmes et des minorités de genre, et sur leur assignation au travail reproductif. Ce travail reproductif est essentiel au maintien et à la perpétuation du système capitaliste. Dès lors, il est impossible d’imaginer une émancipation des femmes et des minorités de genre dans le cadre du système actuel. C’est en renversant l’ensemble des structures sociales qu’on pourra émanciper les femmes et les minorités de genre. Donc par une révolution !
Propos recueillis par Rachel Knaebel
La Révolution féministe, Aurore Koechlin, éd. Amsterdam, 2019.
Source : Basta !
[1] Aurore Koechlin est militante féministe et doctorante en sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle travaille sur la gynécologie médicale en France. Elle a publié en 2019 aux éditions Amsterdam La Révolution féministe.
[2] L’histoire du féminisme est souvent déclinée en vagues : la première, de la moitié du 19e siècle au milieu du 20e siècle, se concentre sur les revendications des droits politiques et plus particulièrement du droit de vote ; la deuxième vague, après la Seconde Guerre mondiale, porte avant tout sur les droits à la contraception et à l’avortement ; la troisième vague démarre dans les années 1980.
Journaliste, basée à Berlin, Rachel Knaebel publie régulièrement des articles pour le média indépendant Basta !
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est militante féministe et doctorante en sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle travaille sur la gynécologie médicale en France. Elle a publié en 2019 aux éditions Amsterdam La Révolution féministe.