L’évasion fiscale, délit de riches aux dépens des pauvres

1er septembre 2016 par Jérôme Duval


CC - Flickr - 2014 - William Murphy

Près de 800 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde, principalement dans les pays dits « en développement ». Or, dans ces pays, chaque année, au moins 250 milliards d’euros de recettes fiscales disparaissent dans les paradis fiscaux, soit 6 fois la somme nécessaire par an pour lutter et vaincre la faim d’ici 2025 [1].



« On estime que 85 % à 90 % de ces avoirs [fonds privés placés dans les paradis fiscaux Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
] appartiennent à moins de 10 millions de personnes – soit 0,014 % de la population mondiale –, et qu’au moins un tiers de ces avoirs appartiennent aux 100 000 familles les plus riches du monde, dont chacune pèse au moins 30 millions de dollars ». [2] C’est donc bien aux plus fortunés que profite la réduction des recettes fiscales par la fraude, ce qui perpétue et aggrave les inégalités.

La raison mène à penser que les plus riches, qui jouissent des bénéfices de leurs sociétés, devraient contribuer à une redistribution au profit des plus pauvres via l’impôt sur les bénéfices de ces sociétés. Or, la plus-value Plus-value La plus-value est la différence entre la valeur nouvellement produite par la force de travail et la valeur propre de cette force de travail, c’est-à-dire la différence entre la valeur nouvellement produite par le travailleur ou la travailleuse et les coûts de reproduction de la force de travail.
La plus-value, c’est-à-dire la somme totale des revenus de la classe possédante (profits + intérêts + rente foncière) est donc une déduction (un résidu) du produit social, une fois assurée la reproduction de la force de travail, une fois couverts ses frais d’entretien. Elle n’est donc rien d’autre que la forme monétaire du surproduit social, qui constitue la part des classes possédantes dans la répartition du produit social de toute société de classe : les revenus des maîtres d’esclaves dans une société esclavagiste ; la rente foncière féodale dans une société féodale ; le tribut dans le mode de production tributaire, etc.

Le salarié et la salariée, le prolétaire et la prolétaire, ne vendent pas « du travail », mais leur force de travail, leur capacité de production. C’est cette force de travail que la société bourgeoise transforme en marchandise. Elle a donc sa valeur propre, donnée objective comme la valeur de toute autre marchandise : ses propres coûts de production, ses propres frais de reproduction. Comme toute marchandise, elle a une utilité (valeur d’usage) pour son acheteur, utilité qui est la pré-condition de sa vente, mais qui ne détermine point le prix (la valeur) de la marchandise vendue.

Or l’utilité, la valeur d’usage, de la force de travail pour son acheteur, le capitaliste, c’est justement celle de produire de la valeur, puisque, par définition, tout travail en société marchande ajoute de la valeur à la valeur des machines et des matières premières auxquelles il s’applique. Tout salarié produit donc de la « valeur ajoutée ». Mais comme le capitaliste paye un salaire à l’ouvrier et à l’ouvrière - le salaire qui représente le coût de reproduction de la force de travail -, il n’achètera cette force de travail que si « la valeur ajoutée » par l’ouvrier ou l’ouvrière dépasse la valeur de la force de travail elle-même. Cette fraction de la valeur nouvellement produite par le salarié, Marx l’appelle plus-value.

La découverte de la plus-value comme catégorie fondamentale de la société bourgeoise et de son mode de production, ainsi que l’explication de sa nature (résultat du surtravail, du travail non compensé, non rémunéré, fourni par le salarié) et de ses origines (obligation économique pour le ou la prolétaire de vendre sa force de travail comme marchandise au capitaliste) représente l’apport principal de Marx à la science économique et aux sciences sociales en général. Mais elle constitue elle-même l’application de la théorie perfectionnée de la valeur-travail d’Adam Smith et de David Ricardo au cas spécifique d’une marchandise particulière, la force de travail (Mandel, 1986, p. 14).
ainsi dégagée par l’exploitation de la force de travail s’évapore dans des territoires paradisiaques pour l’oligarchie qui gouverne et légifère. Il s’agit d’un vol organisé à grande échelle - illégitime et non conforme à toute idée de développement humain - d’une richesse qui appartient à celles et ceux qui l’on créée par leur travail et qui devrait financer les services publics. En effet, l’impôt sur les bénéfices, ainsi non redistribué pour le bien commun car échappant au fisc, permet au capitaliste d’optimiser la plus-value extraite par le travail en allant, illégalement ou non, chercher à en privatiser l’entièreté.


La fraude entrave le développement

La fraude et l’évasion fiscale, pratiquées notamment par les multinationales aidées des grands cabinets d’audit (les fameux « Big four » : Deloitte Touche Tohmatsu, Ernst & Young, KPMG et Price Water House Coopers), sont un véritable fléau qui entrave l’avancée d’un réel développement pour les populations appauvries par ces politiques. Cette hémorragie de capitaux empêche la construction d’hôpitaux et l’embauche de médecins à des salaires décents ; l’équipement d’écoles à la hauteur de l’enjeu accompagné du recrutement de professeurs afin de réduire le nombre d’élèves par classe ; l’implantation de réseaux d’adduction d’eau potable, etc.

Pour la période 2008-2012, Global Financial Integrity estime que, dans 31 pays en développement, les sorties de fonds illicites étaient supérieures aux dépenses publiques dans la santé et que, dans 35 pays en développement, elles étaient supérieures aux dépenses publiques dans l’enseignement [3]. Dans son rapport, “Illicit Financial Flows from Developing Countries : 2004-2013”, la même organisation constate que les pays dits en développement et les économies émergentes ont perdu 7 800 milliards de dollars (7 002 450 000 000 euros) dans les flux financiers illicites à partir de 2004 jusqu’en 2013, avec des sorties illicites de plus en plus importantes, augmentant de 6,5 % par an en moyenne, presque deux fois plus vite que le PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
mondial (!).


Croissance des inégalités

Tant de besoins criants, pourtant indispensables à l’avancée d’un réel développement, sont abandonnés au profit d’une classe oligarchique qui ne cesse de s’enrichir. Le Programme des Nations unies pour le développement PNUD
Programme des Nations unies pour le développement
Créé en 1965 et basé à New York, le PNUD est le principal organe d’assistance technique de l’ONU. Il aide - sans restriction politique - les pays en développement à se doter de services administratifs et techniques de base, forme des cadres, cherche à répondre à certains besoins essentiels des populations, prend l’initiative de programmes de coopération régionale, et coordonne, en principe, les activités sur place de l’ensemble des programmes opérationnels des Nations unies. Le PNUD s’appuie généralement sur un savoir-faire et des techniques occidentales, mais parmi son contingent d’experts, un tiers est originaire du Tiers-Monde. Le PNUD publie annuellement un Rapport sur le développement humain qui classe notamment les pays selon l’Indicateur de développement humain (IDH).
Site :
(PNUD) a indiqué que les 8 % de la population mondiale les plus riches encaissent la moitié des revenus totaux, l’autre moitié revenant aux 92 % restants [4]. Les richesses concentrées entre les mains des 1 % les plus riches sont passées de 44 % des richesses mondiales en 2010 à 48 % en 2014. Au cours des vingt dernières années, les inégalités de revenus ont augmenté dans les pays en développement [5].

La fraude fiscale mérite un peu de sérieux, et surtout une justice qui sanctionne les coupables. Il en va du développement des pays appauvris par le « système dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
 ». Dans son rapport, l’expert indépendant sur la dette à l’ONU, M. Juan Pablo Bohoslavsky, insiste sur la nécessité de combattre les flux financiers considérés comme illicites qui « concourent à l’accumulation d’une dette insoutenable Dette insoutenable C’est la dette dont la poursuite du paiement empêche les autorités de garantir aux citoyens l’exercice de leurs droits fondamentaux notamment en matière de santé, d’éducation, de logement, de revenu minimum et de sécurité. Si la poursuite du paiement de la dette empêche les autorités publiques de respecter leurs obligations fondamentales envers les citoyen·nes, le paiement en question peut être suspendu même si la dette est légitime et légale. , puisque l’insuffisance des recettes publiques peut pousser les gouvernements à se tourner vers les emprunts extérieurs ». Au lieu de s’endetter pour faire face à cette hémorragie de capitaux que constitue la fraude fiscale, ces flux illicites privent les États de ressources qui pourraient financer des activités indispensables à l’élimination de la pauvreté et à la réalisation des droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques.

À l’issue de ce rapport, une résolution portant sur l’évasion fiscale et sur la nécessité de rétrocéder les avoirs détournés aux pays dits « en développement », a été adoptée au niveau du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Lors du vote, le 24 mars 2016, aucun État européen n’a voté en sa faveur. La Belgique, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse, le Royaume-Uni, le Portugal, l’Albanie, la Slovénie, la Lettonie, la Géorgie, la République de Corée, l’Ex-République yougoslave de Macédoine, le Mexique et Panama se sont abstenus.


Tribune publiée le 1er septembre 2016 sur Politis.fr

Notes

[1« Au total, le montant des fuites de ressources pour le développement, qui tient compte, outre des recettes fiscales perdues, des gains qui auraient pu être tirés des possibilités de réinvestissement manquées, serait compris entre 250 milliards et 300 milliards de dollars par an. » Voir A. Cobham, « UNCTAD study on corporate tax in developing countries », Unacounted.org (2015). Voir aussi la pétition en ligne.

[2Voir l’Étude finale sur les flux financiers illicites de l’ONU, page 6, disponible en français ici : http://www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/HRC/31/61&referer=/english/&Lang=F

[3Voir J. Spanjers et H. Foss, « Illicit financial flows and development indices : 2008-2012 », Global Financial Integrity, p. 30 à 33 (2015).

[4Voir PNUD, « Humanity Divided : Confronting Inequality in Developing Countries » (L’humanité divisée : combattre les inégalités dans les pays en développement), p. xi du texte anglais (New York, 2013).

[5Voir « Wealth : having it all and wanting more » (Insatiable richesse : toujours plus pour ceux qui ont déjà tout), rapport thématique d’Oxfam, p. 2, 3 et 7 (2015).

Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

Autres articles en français de Jérôme Duval (154)

0 | 10 | 20 | 30 | 40 | 50 | 60 | 70 | 80 | ... | 150