28 novembre 2022 par Romaric Godin
ECB Forum on Central Banking 2022. Photo by Sérgio Garcia. Source : FlickR. Licence by-nc-nd
La tension monte entre les États, soucieux de maintenir le soutien aux entreprises, et les banques centrales, qui veulent briser la demande. Ce débat interne au capitalisme en crise ne résout pourtant pas les impasses de la situation actuelle.
Dans un entretien aux Échos du 16 octobre dernier, Emmanuel Macron a fait un mouvement qui ne lui est pas coutumier : il a mis en garde indirectement la Banque centrale européenne
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
(BCE) contre toute volonté de briser la demande. « Je suis inquiet de voir beaucoup d’experts et certains acteurs de la politique monétaire européenne nous expliquer qu’il faudrait briser la demande européenne pour mieux contenir l’inflation
Inflation
Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison.
», explique-t-il. Onze jours plus tard, la BCE relève ses taux de 0,75 point et sa présidente Christine Lagarde assume sa volonté de réduire le soutien à la demande.
Leur échange semble résumer le conflit qui s’est déclaré au sein du capitalisme occidental entre des États qui semblent toujours attachés au « quoi qu’il en coûte » et des banques centrales soucieuses de rétablir les grands équilibres. Une bataille qui traduit surtout les impasses de la situation actuelle.
Un peu partout en Europe, les gouvernements cherchent à compenser les effets de l’inflation pour les entreprises, soit indirectement, notamment par les divers « boucliers tarifaires » qui sont autant de moyens de réduire les demandes salariales, soit directement, par des subventions et des compensations.
Dans tous les cas, l’objectif est clair. Si, pour les besoins de la communication et du récit politique, on enrobe ces mesures dans des soutiens aux citoyens, le but est bien de préserver les positions du capital et de soutenir les entreprises. La crise inflationniste ne permet guère, au reste, les pirouettes rhétoriques de la crise sanitaire, où on pouvait prétendre sauvegarder les emplois en payant les salaires et en compensant les pertes de chiffres d’affaires.
Christine Lagarde, présidente de la BCE, à Bruxelles le 26 septembre 2022.
Cette fois, l’inflation pose directement la question de la redistribution. De ce point de vue, la France est, comme souvent, exemplaire. Les attaques contre le mouvement social portées en octobre par le gouvernement, sous le prétexte qu’un bouclier énergétique avait réduit l’inflation, et le refus catégorique d’Emmanuel Macron d’indexer les salaires, sous le prétexte habituel mais fantomatique (de l’aveu même du FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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) d’une boucle prix-salaires, montrent que la priorité n’est pas à la préservation du niveau de vie des travailleurs.
La priorité, c’est de préserver les marges et la « compétitivité » par le maintien de la modération salariale. C’est ce qu’a reconnu très clairement Emmanuel Macron lors de son intervention télévisée du 12 octobre 2022.
Dans ce contexte, la politique menée est clairement une politique de soutien au capital. Le 27 octobre, le gouvernement français a encore ajouté 7 milliards d’euros d’aides aux entreprises. Alors même que les aides issues de la crise Covid (comme le chômage partiel de longue durée, les aides diverses ou les deux plans de relance) sont toujours activées, que le gouvernement garantit toujours les prêts contractés pendant la crise sanitaire, que les baisses d’impôts pour les entreprises ont été massives lors du premier quinquennat (au moins 50 milliards d’euros par an) et se poursuivent (avec la fin de la CVAE) et, enfin, que, selon la dernière étude de l’Ires (développée ici), le secteur privé bénéficie d’un flux annuel de 160 milliards d’euros par an, au bas mot.
Tout se passe comme si les gouvernements refusaient désormais d’accepter l’existence d’un cycle des affaires et la possibilité des faillites.
Bref, le capital est materné en France, mais pas seulement. En Allemagne, le gouvernement Scholz a ainsi annoncé un plan de soutien à l’économie de 200 milliards d’euros. Un plan tellement centré sur les entreprises que certains, à commencer par l’ancien président du Conseil Mario Draghi, y ont vu le risque d’une « distorsion de concurrence » au sein de la zone euro.
En réalité, tout se passe comme si les gouvernements refusaient désormais d’accepter l’existence d’un cycle des affaires et la possibilité des faillites. Il faut dire que, de leur point de vue, le bilan du Covid est inespéré. Grâce aux subventions et au maintien en vie d’entreprises très largement non rentables, l’emploi a progressé dans des proportions inédites depuis plusieurs décennies.
Il est alors logique que les gouvernements aient pensé trouver là une martingale infaillible alors même que, structurellement, la croissance s’affaiblit. En arrosant les entreprises d’argent public, on peut faire baisser le chômage avec une croissance inférieure de 2 % à celle de l’avant-crise.
Logiquement, nul ne veut donc réduire le volume des transferts vers le secteur privé. C’est d’autant plus compréhensible que le sous-jacent économique est peu encourageant. Mieux même, certains peuvent ainsi imaginer que, par ce soutien massif, la machine reparte. Ainsi, dans un entretien au quotidien suisse Neue Zürcher Zeitung, le stratégiste de marché et historien Russell Napier indique que ce précédent du Covid, allié avec le caractère quasi constant des crises et un endettement très élevé des acteurs économiques, créé la nécessité d’un « dirigisme ».
« Nous ne pouvons plus supporter des récessions normales et nécessaires sans craindre un effondrement du système », explique Russell Napier. Ce qui signifie que les États vont devoir réduire autant qu’ils le peuvent le risque de ces récessions par un soutien permanent, notamment par la distribution de prêts garantis et de compensations, mais aussi, et cela Russell Napier ne le précise pas, de subventions et de « réformes structurelles ». Pour soutenir la rentabilité des entreprises, le rôle de l’État n’est pas seulement de les financer, c’est aussi de s’assurer que le travail soit bon marché et discipliné.
Ce qui explique la configuration baroque actuelle : d’un côté, un État qui multiplie les « boucliers » contre la hausse des prix tout en maintenant – et parfois approfondissant – la situation de faiblesse du monde du travail, qui conduit à des reculs notables des salaires réels. En d’autres termes : ce dirigisme est centré sur le capital. C’est donc bel et bien un régime issu du néolibéralisme, son approfondissement par la nécessité.
La position des banques centrales : retour à l’équilibre
Mais une telle option n’est pas acceptable pour une partie du monde capitaliste. Étrangement, ce « socialisme de l’offre » ne provoque pas la colère des économistes néo-schumpétériens censés défendre la « destruction créatrice », ni même celle du patronat qui défend l’idée proche d’un mérite des investisseurs et des actionnaires.
La réaction vient plutôt d’un secteur qui a lui-même organisé le premier acte de ce soutien au secteur privé, les banques centrales, globalement soutenues par une partie du secteur financier, qui ne peut supporter le coût d’une inflation élevée. Ce secteur est celui qui détient la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
et risque de voir la valeur réelle de cette dette s’affaiblir, mais aussi de voir bondir les restructurations de dettes d’entreprises « zombies » (celles qui sont maintenues artificiellement en activité par le soutien public).
Lorsque les niveaux d’inflation étaient faibles, les banquiers centraux n’avaient aucune difficulté à mener des actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
de soutien directes ou indirectes aux marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
, ce que l’on appelle le « quantitative easing » (QE). Mais une fois l’inflation revenue, ces mêmes banques centrales reprennent leur logique ancienne, celle du monétarisme. Leur analyse est que l’inflation étant, comme le disait Milton Friedman, un phénomène « toujours monétaire », il faut revenir sur la période du QE pour rétablir un équilibre « sain ».
Derrière cette logique, il y a un fondement théorique qui est celui de la théorie néoclassique : la monnaie n’étant qu’un « voile » sur l’activité, son abondance ne crée que de l’inflation et empêche le réajustement de l’offre et de la demande. Pour revenir à un marché fonctionnel, il faut donc purger l’économie de ce surcroît de monnaie et, une fois l’équilibre atteint, le système productif peut retrouver une croissance « stable ».
On remarque dans les discours du président de la Réserve fédérale des États-Unis, Jerome Powell, pour justifier son action, un attachement très étroit à cette logique. Dans une intervention au séminaire de Jackson Hole, dans le Wyoming, le 26 août, il expliquait ainsi la tâche de son institution : « Il y a clairement un travail à faire pour modérer la demande afin qu’elle s’aligne mieux avec l’offre et nous sommes engagés à le faire. »
Et de citer son prédécesseur Paul Volcker, bien connu pour avoir relevé les taux à la fin des années 1970, jusqu’à 20 %, afin de briser la demande et l’inflation. Dans cette logique, les banques centrales s’opposent donc directement aux États en défendant l’idée d’une nécessaire récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. pour rétablir les supposés équilibres fondamentaux de l’économie. Et l’on voit alors se dessiner un autre paradoxe du moment : des banques centrales en opposition ouverte avec les États.
Cette opposition se reflète au sein même du capital. Et l’on pourrait la résumer schématiquement entre ceux qui favorisent le rendement et qui sont sensibles aux évolutions réelles (donc à l’inflation) et ceux qui favorisent le flux et qui vont être plus sensibles aux évolutions nominales (et donc qui peuvent s’accommoder de l’inflation). Les épargnants qui vont favoriser la stabilité monétaire vont alors s’opposer aux entreprises qui bénéficient du soutien public.
Mais ces divisions sont plus complexes et se retrouvent même au sein du système financier. Comme l’a récemment souligné l’économiste Benjamin Braun, les gestionnaires d’actifs
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
sont ainsi négativement impactés par la hausse des taux qui réduit directement leur rendement, tandis que les banques, elles, en profitent en augmentant leurs marges sur la distribution de crédits.
À qui la victoire, entre les États et les banques centrales ?
Un épisode récent, largement discuté, est venu illustrer cette situation de tension : l’attaque des marchés contre le gouvernement britannique de Liz Truss. Le refus, par les détenteurs de dette publique, des baisses d’impôts pour les plus riches et les entreprises n’était pas le fruit d’une soudaine « fibre sociale ». Il s’agissait de rejeter le creusement du déficit qui, dans la logique définie plus haut, conduit à une accélération de l’inflation et à une incapacité de revenir à l’équilibre. Les marchés ont donc joué la discipline budgétaire dans leur intérêt immédiat contre celui des entreprises.
Malgré la défaite du gouvernement britannique face aux marchés, beaucoup d’économistes tablent sur une victoire finale des États face aux banques centrales. Russell Napier estime ainsi impossible que les banques centrales entrent directement en conflit avec leur gouvernement, notamment en ne venant pas les soutenir en cas d’attaque frontale sur la dette publique. C’est aussi l’opinion de Christopher Dembik, chef économiste chez Saxo Bank, qui prévoit « une mise au pas des banques centrales ».
De fait, malgré la rhétorique de Jerome Powell, la marge de manœuvre des banques centrales est extrêmement réduite. Si les hausses de taux peuvent paraître rapides, elles restent extrêmement réduites au regard de ce qu’ont fait ces institutions dans les années 1970 et 1980. Avec un taux directeur de 3 % aux États-Unis et de 2 % en zone euro, on reste en théorie sur des politiques historiquement très accommodantes et on est très loin d’un « choc Volcker ».
Mais, précisément, le fait qu’une remontée limitée des taux nominaux, alors même que les taux réels demeurent négatifs, conduise l’économie dans une inévitable récession, montre la faiblesse de la position des banques centrales. Dans les années 1970, il avait fallu des taux réels de près de 8 à 10 % pour conduire à la récession.
Du reste, même le cas britannique montre ici que la situation des banques centrales est malaisée. La Banque d’Angleterre a dû intervenir face aux risques que faisaient peser les attaques des marchés sur le système de retraite par capitalisation
Retraite par capitalisation
par répartition
Le système de retraite par répartition est basé sur la solidarité inter-générationnelle garantie par l’État : les salariés cotisent pour financer la retraite des pensionnés.
Le système de retraite par capitalisation est basé sur l’épargne individuelle : les salariés cotisent dans un fonds de pension qui investit sur les marchés internationaux et est chargé de leur verser leur retraite à la fin de leur carrière.
. Autrement dit, comme le note Russell Napier, il n’y a pas d’alignement de l’intérêt des banques centrales avec les marchés financiers. Il n’est donc pas sûr que les banquiers centraux, en cas de crise, assument de briser les reins des États et, donc, de leur stratégie de soutien au capital.
Deux stratégies, deux impasses
L’ennui, c’est qu’aucune des deux stratégies décrites ne semble réellement en mesure d’offrir une porte de sortie à la crise structurelle du capitalisme. Chacune conduit à des impasses.
Cela est assez aisé à comprendre dans le cas de la stratégie des banques centrales, et c’est la grande faiblesse de leur position. En effet, un relèvement violent des taux pour « rétablir l’équilibre » conduira à une récession très profonde. Or la capacité de redressement de l’économie, quasi incapable de produire de la croissance, est très faible. C’est la leçon de l’histoire : la stabilisation de l’inflation à partir du milieu des années 1980 s’est accompagnée d’un affaiblissement de la croissance qui a conduit à accélérer la fuite en avant de plusieurs contre-tendances, comme la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
et la financiarisation.
Aujourd’hui que ces contre-tendances sont épuisées, le potentiel économique s’affaiblit à chaque récession. La stratégie d’un Jerome Powell se retrouve donc face au dilemme mis en avant par Russell Napier : celui d’une crise potentiellement systémique compte tenu de la faiblesse sous-jacente de l’économie.
Ce qui rend le mythe de l’équilibre particulièrement fragile. Le risque est bien plutôt de se retrouver dans un déséquilibre permanent comme celui que décrivait à la fin des années 1960 le Suédois Axel Leijonhufvud. La récession ne provoque alors pas le retour à une situation saine, mais bien plutôt à un nouveau déséquilibre où la baisse de la demande est si vive qu’elle conduit à une détérioration de l’offre.
La réindustrialisation, une perspective hypothétique
À cela s’ajoute une dernière impasse : le consensus politique n’est plus le même. Imposer une récession « saine » était, dans les années 1980, défendu par les mouvements politiques de l’époque. Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont assumé de voir le chômage progresser pendant leurs premières années. On a vu que ce n’est plus le cas aujourd’hui, ce qui suppose que les banques centrales entrent en conflit ouvert avec leur gouvernement et s’exposent donc à un retour de bâton politique.
Mais qu’en est-il de la stratégie « dirigiste » ? Russell Napier dessine une perspective : pour lui, l’État va prendre, via les prêts garantis, le contrôle de la création monétaire. Pour lui, cela pourrait conduire à une augmentation de l’investissement en capital vers des secteurs qui en ont besoin et même vers une réindustrialisation. D’une certaine façon, ce serait un scénario proche de celui de l’après-guerre et c’est aussi celui que défend Emmanuel Macron dans l’entretien aux Échos déjà cité.
Mais c’est là une conception cyclique de l’histoire. Dans cette vision, cette dernière n’est faite que d’une alternance de dirigisme et de libéralisme, prenant le relais l’un de l’autre lorsque les mauvaises allocations du capital rendent la situation intenable.
Mais qu’en est-il si, comme les faits tendent davantage à l’exprimer, l’histoire ne se répète pas ? Dans ce cas, la situation actuelle est tout à fait nouvelle. Dans les années 1940, des marchés étaient encore à conquérir et la seconde révolution industrielle, celle de l’essence et de l’électricité, restait à achever. Il en résultait une capacité de croissance élevée de l’économie, une fois l’amorçage public réalisé.
On est aujourd’hui loin d’une telle situation. L’absence tenace de gains de productivité peut-elle être résolue par une politique d’investissement public ? Rien n’est moins sûr. La réindustrialisation, qui reste une perspective hypothétique, ne résout pas tous les problèmes. Elle ne pourra se faire que dans le « haut de gamme », mais dans ce cas, l’économie devra continuer à s’appuyer sur un large secteur des services, faiblement productif, pour créer assez d’emplois.
La politique publique engagée dans la sauvegarde du capital n’est pas une politique transformative, c’est une politique conservatrice.
Surtout, la stratégie de l’État accuse deux faiblesses cruciales. D’une part, elle s’appuie sur une répression sociale forte pour compenser cette absence de gains de productivité en favorisant à la fois la pression sur les salaires et l’augmentation du temps de travail (c’est le sens de l’obsession d’Emmanuel Macron pour la compétitivité ). Or ces deux éléments découragent l’investissement par deux canaux : l’absence de perspectives de demande et la rentabilité relative supérieure de l’augmentation du temps de travail sur l’investissement.
D’autre part, les actions de l’État ne sont pas, comme dans l’après-guerre, fondées sur une logique d’isolement de certains secteurs clés de la logique de marché. Ici, il s’agit précisément de sauvegarder le système productif existant et de continuer à laisser le marché définir les besoins. La logique est donc plutôt celle décrite par l’économiste roumano-britannique Daniel Gabor d’un « dérisquage » (« derisking ») des activités financières par le transfert des risques vers le budget de l’État.
Pour le dire plus simplement : la politique publique engagée dans la sauvegarde du capital n’est pas une politique transformative, c’est une politique conservatrice. Et c’est ce que ne saisit pas Russell Napier, qui se contente de coller la situation de 1945 à celle d’aujourd’hui. Dans ce cadre, l’alternative à son scénario est une zombification de l’économie où les entreprises restent très fragiles et incapables de réagir à des chocs faibles comme une remontée modérée des taux nominaux. Malgré le soutien public, l’économie n’est donc nullement garantie contre un choc externe ou, par exemple, une crise financière. C’est d’ailleurs ce que l’on constate d’évidence aujourd’hui : en dépit du soutien de l’État, les économies occidentales sont menacées de récession.
Un consensus sur le dos du monde du travail ?
La crise actuelle montre donc l’impasse de cette deuxième option « dirigiste ». Et dès lors, il faut avancer une troisième hypothèse : celle d’un « compromis » entre les deux positions qui se dessine déjà au Royaume-Uni, en Italie et en France. Ce compromis s’appuierait sur le seul point d’accord entre les deux positions : l’affaiblissement de la position du travail face au capital.
Dans cette hypothèse, le soutien massif au secteur privé serait préservé, mais « contrôlé » par les banques centrales. Ces dernières toléreraient alors un niveau d’inflation et de dépenses publiques élevé, mais agiraient comme un contre-pouvoir pour empêcher que la « générosité » publique ne conduise à un emballement des prix et des déficits. Cette option est, compte tenu de la structure institutionnelle actuelle, beaucoup plus crédible qu’une mise au pas des banques centrales comme le suggère Russell Napier.
Dès lors, les États devraient faire payer à d’autres secteurs leur générosité envers le capital. Et il n’existe guère d’autre solution que de dégrader les secteurs publics, la redistribution et les protections du travail. La clé alors ne serait pas les dépenses publiques en général, mais bien plutôt les priorités de l’action publique. Car le langage dominant serait alors que l’on ne peut pas tout avoir. On comprend la suite : le discours s’organisera autour de ce choix : de l’emploi et des investissements contre des concessions « sociales ». Les crises géopolitiques et écologiques deviendront alors des prétextes à de nouvelles offensives contre le monde du travail.
En réalité, ce scénario semble déjà en place. On attend en novembre le nouveau budget britannique, mais le projet qui circulait en octobre laissait présager une baisse réelle des prestations sociales et des pensions ainsi qu’une réforme des retraites et une baisse des dépenses d’infrastructures. En France, les attaques contre les salariés et le système social se multiplient : avec deux réformes de l’assurance-chômage et une réforme annoncée des retraites, une sous-indexation des traitements des fonctionnaires et des prestations sociales et un budget où les dépenses reculent en volume.
Évidemment, ce compromis cherche à maintenir un équilibre entre les deux positions au sein du capital, mais ne dispose d’aucune perspective réelle en termes économiques. Tout se passe comme si l’on se contentait désormais de gérer l’urgence et de parer au plus pressé sans vraie perspective. C’est une gestion au jour le jour d’un capitalisme de très bas régime, sans autre but que sa propre survie.
Dans ce cadre, il convient de ne pas se laisser bercer d’illusions par les discours sur « le retour de l’État » ou le « dirigisme ». Le nœud de la crise, c’est bien la sauvegarde de la rentabilité du capital. Son règlement ne passera que par le dépassement de cette priorité. La seule perspective est alors celle de la construction d’une nouvelle logique ne laissant pas la définition des besoins aux marchés et aux entreprises, mais à la délibération collective, et permettant sa construction par une planification démocratique remettant le travail et l’écologie au centre de l’organisation économique.
Source : Mediapart
Journaliste à Mediapart. Ancien rédacteur en chef adjoint au quotidien financier français La tribune.fr
Romaric Godin suit les effets de la crise en Europe sous ses aspects économiques, monétaires et politiques.
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