Presse internationale

L’impérialisme suisse ou les secrets d’une puissance invisible

31 janvier 2008




Le Forum socialiste de formation et de débat organisé par solidaritéS les 17 et 18 novembre derniers, à la Chaux-de-Fonds, était consacré à l’impérialisme et au racisme. L’occasion notamment de se pencher sur les formes nouvelles de l’impérialisme dans le monde, sur ses conséquences en Afrique, mais aussi sur ses particularités en Suisse.

Depuis le début du 20e siècle, un certain nombre d’auteurs, au premier rang desquels le britannique John A. Hobson, ont eu recours à ce terme pour désigner une phase nouvelle du développement du capitalisme, marquée par l’ascension d’une bourgeoisie rentière à la tête des pays les plus avancés, tributaire d’entreprises monopolistiques fusionnant intérêts industriels et bancaires, ainsi que par une tendance à l’exportation massive de capitaux, à l’expansion territoriale et à la guerre. Après le livre du socialiste autrichien Rudolf Hilferding, consacré au Capital financier (1910), c’est Lénine qui contribue à inscrire explicitement cette notion au cœur de la réflexion théorique marxiste, lorsqu’il rédige L’Impérialisme stade suprême du capitalisme, pendant la Première guerre mondiale, en 1916, à Zurich.

Les deux guerres mondiales, les génocides et les massacre coloniaux de l’âge des extrêmes ont plus que confirmé les pronostics de Lénine quant au caractère profondément régressif de l’impérialisme. En 1951, Hannah Arendt l’envisagera même comme une porte ouverte vers le totalitarisme. Cependant, l’après-Deuxième guerre mondiale, la décolonisation, les Trente Glorieuses et la coexistence pacifique ont pu faire penser à l’ouverture d’une nouvelle ère de paix et de progrès pour les pays industrialisés. Ce n’était certes pas le point de vue des « damnés de la terre », véritable tiers-Etat du monde, qui dénonçaient alors le néocolonialisme, les mécanismes informels de la dépendance, ainsi que la domination militaire de l’impérialisme US.

Depuis le retour d’une période de croissance lente et chaotique, ouverte par la récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. généralisée du milieu des années 1970, à laquelle a fait suite, quelques années plus tard, l’implosion du bloc soviétique et le retour du capitalisme en Chine, le monde a de nouveau basculé vers une phase de tensions et de déséquilibres croissants. Derrière le terme passe-partout de globalisation Globalisation (voir aussi Mondialisation) (extrait de Chesnais, 1997a)

Origine et sens de ce terme anglo-saxon. En anglais, le mot « global » se réfère aussi bien à des phénomènes intéressant la (ou les) société(s) humaine(s) au niveau du globe comme tel (c’est le cas de l’expression global warming désignant l’effet de serre) qu’à des processus dont le propre est d’être « global » uniquement dans la perspective stratégique d’un « agent économique » ou d’un « acteur social » précis. En l’occurrence, le terme « globalisation » est né dans les Business Schools américaines et a revêtu le second sens. Il se réfère aux paramètres pertinents de l’action stratégique du très grand groupe industriel. Il en va de même dans la sphère financière. A la capacité stratégique du grand groupe d’adopter une approche et conduite « globales » portant sur les marchés à demande solvable, ses sources d’approvisionnement, les stratégies des principaux rivaux oligopolistiques, font pièce ici les opérations effectuées par les investisseurs financiers, ainsi que la composition de leurs portefeuilles. C’est en raison du sens que le terme global a pour le grand groupe industriel ou le grand investisseur financier que le terme « mondialisation du capital » plutôt que « mondialisation de l’économie » m’a toujours paru - indépendamment de la filiation théorique française de l’internationalisation dont je reconnais toujours l’héritage - la traduction la plus fidèle du terme anglo-saxon. C’est l’équivalence la plus proche de l’expression « globalisation » dans la seule acceptation tant soit peu scientifique que ce terme peut avoir.
Dans un débat public, le patron d’un des plus grands groupes européens a expliqué en substance que la « globalisation » représentait « la liberté pour son groupe de s’implanter où il le veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales »
, ce sont les inégalités sociales qui triompent partout – au sein de chaque pays et à l’échelle internationale –, mais aussi les rivalités entre grandes puissances, plus ou moins bien arbitrées au sein des grandes institutions transnationales (OMC OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.

L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».

Site : www.wto.org
, FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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, Banque Mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

Cliquez pour plus de détails.
, OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
, G8 G8 Ce groupe correspond au G7 plus la Fédération de Russie qui, présente officieusement depuis 1995, y siège à part entière depuis juin 2002. , OTAN OTAN
Organisation du traité de l’Atlantique Nord
Elle assure aux Européens la protection militaire des États-Unis en cas d’agression, mais elle offre surtout aux États-Unis la suprématie sur le bloc occidental. Les pays d’Europe occidentale ont accepté d’intégrer leurs forces armées à un système de défense placé sous commandement américain, reconnaissant de ce fait la prépondérance des États-Unis. Fondée en 1949 à Washington et passée au second plan depuis la fin de la guerre froide, l’OTAN comprenait 19 membres en 2002 : la Belgique, le Canada, le Danemark, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’Islande, l’Italie, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, auxquels se sont ajoutés la Grèce et la Turquie en 1952, la République fédérale d’Allemagne en 1955 (remplacée par l’Allemagne unifiée en 1990), l’Espagne en 1982, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque en 1999.
, etc.).

En marge de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du tiers-monde et des Plans d’ajustement structurel, on parle de plus en plus franchement de « recolonisation ». Dans le prolongement de « la guerre sans fin », du « choc des civilisations » et de la lutte contre le terrorisme, il est de plus en plus question de militarisme et de dérives autoritaires. Face aux déséquilibres environnementaux croissants suscités par l’emballement du productivisme, les milieux dominants entendent enfin imposer « leurs solutions », aux frais des plus faibles. Au pouvoir sans fard des multinationales correspond en effet une nouvelle forme de capitalisme globalisé, à dominante financière, qui détermine un nouvel impérialisme. Comme nous allons le voir, la bourgeoisie suisse dispose de plus d’un atout pour en tirer pleinement parti. (jb)

L’impérialisme suisse a suscité très peu de recherches. Il n’existe pas de livre qui fasse l’histoire d’ensemble de cet impérialisme, essaie de discuter ses formes, son rôle et son poids à l’échelle mondiale et tente de cerner ses spécificités par rapport aux autres impérialismes. Même sur le strict plan informatif, on ne dispose que de connaissances lacunaires et éparpillées. S’il fallait citer trois titres sur ce sujet d’importance, je signalerais :

Richard Behrendt, Die Schweiz und der Imperialismus. Die Volkswirtschaft des hochkapitalistischen Kleinstaates im Zeitalter des politischen und ökonomischen Nationalismus, Leipzig/Stuttgart, Rascher, 1932.

Lorenz Stucki, L’empire occulte : les secrets de la puissance helvétique, Paris,R. Laffont, 1970.

François Hopflinger, L’Empire suisse, Genève
1978.

Il n’est donc pas possible de présenter une analyse globale, précise, rigoureuse et articulée, de l’impérialisme suisse. On ne peut que fournir un certain nombre de données factuelles, souvent éclatées, et essayer à partir de là de tracer quelques pistes interprétatives.

Un impérialisme masqué ou feutré

Proportionnellement à sa taille, mais aussi dans l’absolu, la Suisse fait partie des principales puissances impérialistes du monde depuis longtemps. J’y reviendrai. Mais il n’existe guère en Suisse, y compris au sein du mouvement ouvrier ou de la gauche, de conscience directe de ce phénomène. Plusieurs raisons contribuent à l’absence de cette conscience :

• La Suisse n’a jamais eu de véritables colonies et n’a donc pas été directement engagée dans la manifestation la plus claire du colonialisme ou de l’impérialisme, c’est-à-dire la guerre coloniale ou la guerre impérialiste.

• Au contraire, la bourgeoisie industrielle et bancaire suisse s’est depuis très longtemps avancée de manière masquée : masquée derrière la neutralité politique, c’est-à-dire avançant dans l’ombre des grandes puissances coloniales et impérialistes (G-B, FR, All., USA) ; masquée aussi derrière un discours propagandiste omniprésent essayant et réussissant souvent à faire passer la Suisse pour le pays de la politique humanitaire, à travers la Croix-Rouge, les Bons offices, la philanthropie, etc ; enfin, masquée par un discours, complément du précédent, que j’ai appelé la « rhétorique de la petitesse » [1] présentant toujours la Suisse comme un David s’affrontant à des Goliath, un petit Etat faible et inoffensif, etc.

Pour ces différentes raisons, certains auteurs ont caractérisé l’impéralisme suisse d’impérialisme secondaire, mais l’expression me semble mal choisie, car elle entretient l’idée que l’impérialisme suisse serait de peu de poids, marginal, bref beaucoup moins important que l’impérialisme des autres pays. Or la Suisse est une importante puissance impérialiste. Je préfère donc l’expression d’impérialisme masqué ou feutré.

Au cœur des impérialismes européens

Depuis des siècles, le capitalisme suisse est au cœur du développement du capitalisme européen. Au 16e siècle déjà, les grands marchands et banquiers de Genève, Bâle, Zurich, sont au cœur des réseaux internationaux de circulation des marchandises et des crédits. Dès le 17e siècle et surtout au 18e et jusqu’au milieu du 19e siècle, les milieux capitalistes bâlois, genevois, neuchâtelois, st-gallois, zurichois, bernois, etc, participent de manière dense à cette immense opération d’exploitation et d’oppression du reste du monde par le capitalisme ouest et sud-européen en plein essor, soit le commerce triangulaire. L’origine de la fortune de la grande famille bourgeoise des de Pury, l’un des inspirateurs du fameux Livre blanc de 1993, vient de l’exploitation de centaines d’esclaves importés de force d’Afrique dans d’immenses domaines agricoles en Amérique.

Grâce, notamment, aux capitaux accumulés dans l’exploitation et le commerce des esclaves, les milieux capitalistes suisses sont, après les Anglais, ceux qui réussissent le mieux la fameuse révolution industrielle, entre 1750 et 1850. Au cours du 19e siècle, la Suisse est, avec un petit nombre de pays – la G-B, la France, l’Allemagne, la Belgique, la Hollande et les USA – l’un des pays à la pointe du développement capitaliste et devient l’un des pays les plus industrialisés du monde, particulièrement puissant dans des secteurs de pointe de l’époque comme la production de machines et de moteurs, l’électro-technique et la chimie. La période qui va de 1850 à 1914 voit le développement prodigieux du colonialisme-impérialisme :

• la manifestation la plus tangible, c’est la course aux colonies : les pays capitalistes développés, avant tout la G-B et la France, font la conquête militaire de toute l’Afrique et d’une bonne partie de l’Asie.

• tous les pays capitalistes développés exportent massivement des capitaux, ce qui leur permet d’exercer une influence déterminente sur les pays non colonisés, mais moins ou non industrialisés, en particulier l’Amérique du centre et du Sud, l’Empire ottoman, la Perse, le Siam, voire la Chine.

Champion toutes catégories en 1913

Qu’en est-il du capitalisme suisse ? C’est ici qu’on voit apparaître sa première grande spécificité : D’un côté, la bourgeoisie suisse est tout aussi impérialiste que ses rivales. Les grands groupes suisses exportent des capitaux à grande échelle et investissent massivement à l’étranger. Ainsi, en 1913, la Suisse est le pays qui vient largement en tête du point de vue des investissements directs à l’étranger Investissements directs à l’étranger
IDE
Les investissements étrangers peuvent s’effectuer sous forme d’investissements directs ou sous forme d’investissements de portefeuille. Même s’il est parfois difficile de faire la distinction pour des raisons comptables, juridiques ou statistiques, on considère qu’un investissement étranger est un investissement direct si l’investisseur étranger possède 10 % ou plus des actions ordinaires ou de droits de vote dans une entreprise.
par tête d’habitant (en dollars) : [2]
Suisse : 700

Royaume-Uni : 440

Pays-Bas : 320

Belgique : 250

France : 230

Allemagne : 70

Etats-Unis : 40

En 1900, la Suisse est le pays qui compte le plus de multinationales au monde par millier d’habitants. Nestlé est probablement la multinationale la plus internationalisée au monde, c’est-à-dire qui compte le plus de filiales à l’étranger.

Mais de l’autre côté, les milieux industriels et bancaires suisses sont entravés dans la course à la colonisation du monde par un gros obstacle : ils ne disposent que d’une puissance militaire relativement faible, et surtout, ils n’ont pas d’accès direct aux océans, à la différence de la Hollande ou de la Belgique, pays comparables dont le débouché sur la mer leur a permis de se lancer dans la conquête coloniale.

Durant la période qui va de la guerre franco-prussienne de 1870 aux débuts de la Première Guerre mondiale, les cercles dirigeants de la Suisse rêvent d’un aggrandissement territorial de la Confédération, soit du côté italien soit du côté français, qui leur donnerait accès à la mer (Gênes ou Toulon). En 1914 et 1915 par exemple, ils envisagent sérieusement d’abandonner la neutralité et d’entrer en guerre aux côtés de l’impérialisme allemand dans l’espoir d’obtenir, en cas de victoire, une part du butin, c’est-à-dire un couloir vers la Méditerrannée accompagné de quelques colonies en Afrique. [3] Mais ils jugent finalement l’aventure trop risquée, sur le plan intérieur et extérieur, et choisissent de poursuivre dans la voie de la neutralité. Ce choix se révélera rapidement extrêmement payant, puisqu’il permettra aux industriels et banquiers helvétiques de faire de formidables affaires avec les deux camps belligérants.

Dans l’ombre des puissants

C’est cette position particulière qui va marquer les formes et aussi le contenu de l’impérialisme suisse depuis la fin du 19e siècle jusqu’à aujourd’hui : comme la grande bourgeoisie industrielle et bancaire helvétique ne peut pas miser sur l’atout militaire, elle va apprendre et devenir virtuose dans l’art de jouer sur les contradictions entre grandes puissances impérialistes afin d’avancer ses propres pions. [4] Dans ce sens, elle utilise de manière combinée deux atouts :

• La politique de neutralité, alliée à celle des Bons offices et à la politique humanitaire (Croix-Rouge, etc.) permettent à l’impérialisme suisse de ne pas apparaître comme tel aux yeux de très larges pans de la population mondiale, ce qui lui confère une forte légitimité. Elles lui permettent aussi d’être fréquemment choisi pour jouer les arbitres ou les intermédiaires entre les grandes puissances impérialistes. Camille Barrère, Ambassadeur de France à Berne de 1894 à 1897, avait déjà compris cette stratégie lorsqu’il écrivait : « La marine de la Suisse, c’est l’arbitrage ». [5]

• La bourgeoisie industrielle et bancaire suisse est capable d’offrir une série de services spécifiques (secret bancaire, fiscalité plus que complaisante, extrême faiblesse des droits sociaux, etc.), dont les classes dominantes des grandes puissances impérialistes ont fortement besoin, mais qu’elles peuvent difficilement garantir dans leur propre pays, généralement pour des raisons politiques internes. L’impérialisme helvétique ne leur apparaissant pas comme un rival trop dangereux, en raison de sa faiblesse militaire notamment, ces puissances accepteront qu’il s’installe et se spécialise durablement dans plusieurs niches hautement profitables (celle de paradis fiscal Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
et de place financière internationale, en particulier).

La Suisse-Afrique

Les exemples qui illustrent la manière et la précocité avec laquelle la bourgeoisie suisse a su avancer ses propres intérêts dans le sillage des grandes puissances impérialistes, en jouant au besoin sur leurs contradictions, sont nombreux. Prenons-en deux :

• Dès 1828, des Missionnaires bâlois, rapidement suivis par les commerçants d’une société, la Basler Handelsgesellschaft, fondée par le cœur de l’oligarchie bâloise (les familles Burckhardt, Merian, Iselin, Ehinger, Vischer), s’installent sur la côte de l’actuel Ghana. Ils vont jouer un rôle décisif dans la colonisation de cette région par la Grande-Bretagne. Dans les années 1860, ils entreprennent dans ce sens un véritable travail de lobbying, couronnée de succès, auprès du Parlement anglais et ils participeront directement à la longu guerre coloniale menée par l’Angleterre contre le Royaume Achanti. [6] En récompense, les négociants bâlois verront leurs affaires facilitées dans le Ghana placé sous tutelle britannique, de telle sorte que la Basler Handelsgesellschaft devient au début du 20e siècle l’une des plus grandes sociétés au mond d’exportation de cacao (le taux de profit net qu’elle dégage au Ghana atteint 25% en moyenne annuelle entre 1890 et 1910). Une anecdote permet à elle seule de mesurer l’influence acquise dans le pays par les négociants suisses et de montrer à quel point ils le considèrent comme leur pré carré. En mars 1957, le Ghana est la première colonie européenne d’Afrique à conquérir son indépendance. L’événement est historique. Cela n’empêche pas, quatre mois plus tard, lors de la fête organisée par les expatriés helvétiques pour le 1er août 1957, l’orateur suisse de conclure son discours devant des centaines d’invités par ces mots : « Vive le canton suisse Ghana ! ». [7]

• Mais en parallèle à la carte anglaise, le capitalisme helvétique sait aussi jouer de la carte allemande ou française. Les Suisses vont même jouer un rôle de premier plan dans la politique coloniale allemande en Afrique, ce qui leur permettra, en retour, de disposer de la bienveillance des autorités coloniales et de développer de florissantes affaires. C’est un commerçant zurichois, Conrad von Pestalozzi, qui contribua largement à la conclusion (c’est d’ailleurs lui qui le signe), en mars 1883, du premier contrat mettant un territoire africain, une partie de l’actuelle Namibie, sous « protection » allemande. Une année plus tard, c’est un négociant bâlois, Louis Baur, qui est chargé par le Gouvernement allemand de négocier et parapher deux traités rattachant une partie de l’actuel Sierra Leone à l’Empire allemand. En 1884 toujours, Carl Passavant, le fils d’un grand banquier bâlois, participe avec des troupes qu’il a recrutées sur place à la première guerre coloniale menée par le Reich, qui aboutira à l’annexion du Cameroun. [8] C’est aussi deux commerçants suisses que l’on retrouve à l’origine d’une des compagnies les plus actives dans l’expansion coloniale de la France en Afrique, la Société Commerciale de l’Ouest Africain (SCOA). [9]
Dans la cour des grands

La stratégie évoquée ci-dessus s’est révélée particulièrement efficace, de sorte que la Suisse s’est transformée, au cours du 20e siècle, en une puissance impérialiste de moyenne importance, voire même, dans certains domaines, de tout premier plan.

En voici quelques illustrations :

• Les multinationales suisses appartiennent au tout petit nombre des sociétés qui dominent le monde dans une série de branches, que ce soit les technologies de l’énergie et de l’automation (ABB : 1er ou 2e rang mondial), de la pharmacie (Novartis : 4e rang ; Roche : 8e rang), du ciment et des matériaux de construction (Holcim : 1er rang), des produits alimentaires (Nestlé : 1er rang), de l’horlogerie (Swatch : 1er rang), de l’agro-industrie (Syngenta : 2e ou 3e rang), de la production et de la commercialisation des métaux (Xstrata : 3e ou 4e rang), de la banque (UBS : 4e ou 5e rang ; Crédit Suisse : 15e ou 16e rang), l’assurance (Zurich : 7e ou 8e rang) ou encore la réassurance (Swiss Re : 1er rang).

• Un autre instrument de mesure du poids de l’impérialisme suisse est fourni par le volume (le stock) des investissements directs à l’étranger. Par investissements directs, on désigne les prises de participation opérées par des entreprises nationales dans le capital de sociétés étrangères qui dépassent 10% de ce capital et assurent donc, dans la grande majorité des cas, le contrôle de ces sociétés.

Investissements directs à l’étranger en 2002 [10] (stocks, en milliards $)USAGBFRALLH-K HOLJAPCHCAN
Stock à l’étranger 1501 1033 652 578 370 356 352 298 274
Stock de l’étranger dans le pays 1351 639 401 452 433 315 60 118 221
Stock net 150 394 251 126 -63 41 272 179 53

Comme le montre la première ligne du tableau, le volume des investissements directs suisses à l’étranger est très élevé. Atteignant presque 300 milliards de dollars en 2002, il se situe au 8e rang mondial. A l’étranger, les multinationales suisses, qui exploitent une main-d’œuvre de près de 2,2 millions de salarié-e-s (plus du double de la main-d’œuvre qu’elles exploitent en Suisse), « pèsent » un cinquième du poids des multinationales américaines, un tiers de celui des anglaises et la moitié des allemandes.

La mesure de la puissance de l’impérialisme helvétique se précise encore lorsqu’on examine le volume des investissements nets des sociétés suisses à l’étranger, soit le stock brut auquel on retranche le stock des investissements étrangers (ligne 3 du tableau). Sous cet angle, les multinationales suisses se situent au 4e rang mondial. Environ la moitié des 179 milliards d’investissements nets suisses à l’étranger est située dans les pays dépendants, essentiellement en Asie et en Amérique latine. [11]

• Dès la Première Guerre mondiale, la Suisse est également devenue une place financière internationale de premier plan, qui est aujourd’hui la quatrième ou cinquième plus importante au monde. Mais sur le plan financier, l’impérialisme helvétique présente à nouveau une spécificité. Les banques suisses occupent en effet une position particulière dans la division du travail entre centres financiers : elles sont le lieu de refuge de prédilection de l’argent des capitalistes et des riches de la planète entière et se sont donc spécialisées dans les opérations liées à la gestion de fortune.

Gérant de fortune pour le monde entier

Dans la gestion de la dite « fortune privée offshore », c’est-à-dire la fortune appartenant à des personnes qui n’est pas gérée dans le pays d’origine, la place financière helvétique occupe une position dominante à l’échelle mondiale : les estimations les plus courantes lui attribuent une part du marché international de l’ordre de 30%. Les autres centres importants – la Grande-Bretagne, les Etats- Unis, le Luxembourg, Hong-Kong— viennent loin derrière, avec des parts s’élevant entre 5% et 20%. Au total, les banques, les sociétés d’assurances et autres gestionnaires helvétiques gèrent, en Suisse et à l’étranger, des fonds atteignant un montant faramineux, de l’ordre de 10’000 milliards de francs, ce qui correspond à quelque 70% du Produit intérieurbrut des Etats-Unis. [12]

Les milieux possédants du monde entier confient depuis de nombreuses années une partie de leurs fonds à la gestion des banques suisses parce que ces dernières offrent une combinaison presque unique d’avantages : un secret bancaire en béton armé ; une fiscalité faible et complaisante à l’égard des fortunés ; une monnaie très solide ; une stabilité politique à toute épreuve ; un savoir-faire et un tissu de relations peaufinés à travers les générations. Trois aspects méritent d’être soulignés à propos de cette force financière de l’impérialisme suisse :

• Comme le note Le Temps, « les clients millionnaires des pays en développement apportent environ 70% des fonds gérés offshore » [13] par la finance suisse, soit une somme de l’ordre de 3000 milliards de francs. Cet argent est composé essentiellement – à hauteur de 80% environ – de capitaux qui échappent au fisc de leurs pays d’origine. Cela signifie que les pays pauvres voient un montant de quelque 40 milliards de francs de recettes fiscales leur échapper chaque année grâce à la complicité du paradis fiscal helvétique, soit 25 fois plus que la somme que la Confédération a daigné consacrer à « l’aide au développement » en 2006.

• Une partie importante de ces montants sont ensuite prêtés par les banquiers suisses aux Etats d’où ils proviennent, ce qui permet à la finance helvétique — ironie du mécanisme — d’exercer, grâce à ses créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). , des pressions considérables sur la population de ces Etats afin de lui extorquer davantage de plusvalue.

• Il faut enfin noter que la position décrite ci-dessus donne un caractère particulier, fortement rentier ou parasitaire, à l’impérialisme suisse, caractère qui imprègne fortement la bourgeoisie helvétique mais déteint aussi sur de larges secteurs de la petite-bourgeoisie et même sur certaines couches supérieures du salariat.

Cynisme et corruption prospèrent à l’ombre du secret bancaire, de la fraude et de l’évasion fiscales, de toutes sortes de trafics douteux et de l’argent sale. Certains secteurs de la bourgeoisie helvétique n’hésitent d’ailleurs pas à aller de plus en plus loin sur le chemin de la transformation de la Suisse en république bananière, comme en témoigne la multiplication des forfaits fiscaux pour les richissimes étrangers ou les démarches récentes des dirigeants de l’UDC pour ancrer le secret bancaire dans la Constitution, c’est-à-dire de faire de l’escroquerie qu’est la fraude fiscale un des fondements de l’Etat fédéral.

Le cynisme de certains cercles bourgeois apparaît d’autant plus crû qu’il s’entoure d’un discours permanent sur la Suisse comme patrie des droits de l’homme et de l’humanitaire. Tout cela, alors que l’UBS et le Crédit Suisse figurent parmi les principaux bailleurs de fonds des compagnies pétrolières opérant au Soudan, grâce aux revenus desquelles le Gouvernement de ce pays mène une guerre de type génocidaire au Darfour. [14]

Exploitation massive d’une main-d’œuvre étrangère

Reste à souligner un dernier aspect, très important, de l’impérialisme suisse. Le rapport impérialiste ne consiste pas seulement à aller, comme cela a été dit plus haut, vers la main-d’œuvre taillable et corvéable à merci des pays pauvres. Il consiste aussi à faire venir sur place des travailleurs-euses étrangersères dans des conditions telles qu’ils/elles peuvent être exploité-e-s à peu près aussi férocement. Dans ce domaine également, le patronat helvétique s’est distingué en important massivement une main-d’œuvre immigrée, fortement discriminée par un savant système de permis de séjour axé sur le maintien de la plus grande précarité et par l’absence de droits politiques. Bref, il s’est distingué par l’ampleur de la politique de « délocalisation sur place » [15], selon l’expression parlante d’Emmanuel Terray, qu’il a menée depuis très longtemps. Dès la fin du 19e siècle, les travailleurs-euses étrangers-ères en Suisse représentent plus de 10% de la population (16% en 1913). Aujourd’hui, ils/elles constituent environ 20% de la population résidant en Suisse, soit environ un million de personnes, la plupart salariées, auxquelles il faut rajouter environ 200’000 travailleurs clandestins exploités dans des conditions proches de celles qui régnaient dans les anciennes colonies.

Sébastien Guex


Source : Solidarites.ch

Notes

[1Cf. Sébastien Guex, « De la Suisse comme petit Etat faible : jalons pour sortir d’une image en trompe-l’oeil », in S. Guex (éd.), La Suisse et les Grandes puissances 1914-1945, Genève, Droz, 1999, p. 12.

[2Cf. Paul Bairoch, « La Suisse dans le contexte international aux XIXe et XXe siècles », in P. Bairoch, M. Körner (éd.), La Suisse dans l’économie mondiale, Zurich, Chronos, 1990, p. 115.

[3Cf. par exemple Documents Diplomatiques Suisses, vol. 6, pp. 146-148, 166-167 et 240-243.

[4En 1916, dans sa célèbre étude sur L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine faisait remarquer à propos de la Belgique ou de la Hollande : « La plupart de ces petits Etats ne conservent leurs colonies que grâce aux oppositions d’intérêts, aux frictions, etc., entre les grandes puissances, qui empêchent celles-ci de se mettre d’accord sur le partage du butin », in Œuvres choisies, Moscou, Editions du progrès, 1975, vol. 1, p. 718.

[5Cité dans Jean-Claude Allain, « La politique helvétique de la France au début du XXe siècle (1899-1912) », in R. Poidevin, L.-E. Roulet (Dir.), Aspects des rapports entre la France et la Suisse de 1843 à 1939, Neuchâtel, La Baconnière, 1982, p. 99.

[6Cf. Sébastien Guex, « Le négoce suisse en Afrique subsaharienne : le cas de la Société Union Trading Company (1859-1918) », in H. Bonin, M. Cahen (Dir.), Négoce blanc en Afrique noire, Bordeaux, Société française d’histoire d’outre-mer, 2001, p. 237.

[7Hans Werner Debrunner, Schweizer im kolonialen Afrika, Basel, Basler Afrika Bibliographien, 1991, p. 19.

[8Cf. Hans Werner Debrunner, « Schweizer Zeugen und Mitbeteiligte bei den Anfängen deutscher Kolonisation in Afrika », in P. Heine, U. van der Heyden (Hg.), Studien zur Geschichte des deutschen Kolonialismus in Afrika. Festschrift zum 60. Geburtstag von Peter Sebald, Pfaffenweiler, Centaurus Verlag, 1995, pp. 177-209.

[9Cf. Catherine Coquery-Vidrovitch, « L’impact des intérêts coloniaux : SCOA et CFAO dans l’Ouest africain, 1910-1960 », Journal of African History, vol. 16, 1975, p. 596.

[10Cf. Crédit Suisse, Direktinvestor Schweiz : Mitspielen in der obersten Liga, Spotlight, 2 février 2004.

[11Cf. Neue Zürcher Zeitung, 15 octobre 2002.

[12Cf. Steve Donzé, Wealth Management in Switzerland, Basel, Swiss Bankers Association, 2007.

[13Le Temps, 28 octobre 2005, p. 31.

[14Cf. « Darfour : pas de commerce avec la mort », Libération Afrique, 29 octobre 2007, www.liberationafrique.org.

[15Emmanuel Terray, « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place », in E. Balibar et al., (éd.), Les Sans-papiers : l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte, 1999, p. 9.