Dans l’œil du cyclone : la crise de la dette dans l’Union européenne (3/7)
16 septembre 2011 par Eric Toussaint
Entre juillet et septembre 2011, les bourses ont été ébranlées une nouvelle fois au niveau international. La crise s’est approfondie dans l’Union européenne, en particulier en matière de dettes. Le CADTM a interviewé Eric Toussaint afin de décoder différents aspects de cette nouvelle phase de la crise. [1]
CADTM : Le 8 août 2011, la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. européenne (BCE) a commencé à racheter des titres des États européens en difficulté. Quelle est ton opinion ?
Eric Toussaint : Première précision très importante, les médias ont annoncé que la BCE recommençait à acheter des titres sans préciser que ces achats de titres des États en difficulté se ferait, comme d’habitude, uniquement sur le marché secondaire.
La BCE n’achète pas des titres de la dette
Titres de la dette
Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
grecque directement au gouvernement grec, elle les achète aux banques sur le marché secondaire. C’est pour cela que les banques ont exprimé leur contentement le 8 août 2011.
En effet, entre mars 2011 et le 8 août 2011, la BCE, d’après ses propres déclarations, n’avait plus acheté de titres sur le marché secondaire. Cela mécontentait les banques car, comme elles cherchaient à se défaire des titres grecs et d’autres titres d’États en difficulté, elles ont dû vendre, pendant cette période, au rabais sur le marché secondaire à des prix vraiment cassés. La plupart d’entre elles en ont vendu très peu comme les prix étaient très bas [3]. C’est pour cela qu’elles ont mis la pression sur la BCE pour qu’elle recommence à acheter.
CADTM : Le retour de la BCE sur le marché secondaire fait remonter le prix des titres grecs, c’est cela ?
Eric Toussaint : Oui, mais cela a été momentané et le plus important, c’est que la BCE achète nettement au-dessus du prix du marché et en très grosse quantité. Entre mai 2010 et mars 2011, la BCE a acheté pour 66 milliards d’euros de titres grecs aux banquiers et aux autres zinzins
Zinzins
On surnomme ’zinzins’ les investisseurs institutionnels, c’est-à-dire les gestionnaires de fonds collectifs qui ont atteint un poids financier paroxysmique sur les marchés financiers, tels les fonds de pension, les compagnies d’assurance et autres organismes de placements collectifs.
. Entre le 8 et le 12 août 2011, donc en 5 jours, elle a acheté pour 22 milliards d’euros de titres grecs, irlandais, portugais, espagnols et italiens. La semaine suivante, elle en a encore acheté pour 14 milliards d’euros. On ne connaît pas la part exacte des titres grecs mais on voit bien que la BCE a acheté massivement. Ce qui est certain, c’est que les rachats de titre par la BCE permet aux zinzins de spéculer et d’engranger des profits juteux.
En effet, les banques peuvent racheter des titres sur le marché secondaire ou beaucoup plus discrètement sur le marché de gré à gré
Marché de gré à gré
Gré à gré
Un marché de gré à gré ou over-the-counter (OTC) en anglais (hors Bourse) est un marché non régulé sur lequel les transactions sont conclues directement entre le vendeur et l’acheteur, à la différence de ce qui se passe sur un marché dit organisé ou réglementé avec une autorité de contrôle, comme la Bourse par exemple.
qui échappe à tout contrôle à des prix cassés (42,5% de leur valeur dans les jours qui ont suivi le 8 août 2011 et encore moins quelques semaines plus tard) et les revendre à la BCE à 80%. Le volume de ce type d’opérations auquel les banques peuvent se livrer est peut-être marginal, il est difficile d’avoir une idée précise là-dessus. Il n’en reste pas moins qu’il est très rentable et je vois mal la BCE ou les autorités des marchés être capables, si elles en ont la volonté, de l’empêcher.
Il faut savoir que les opérations sur le marché secondaire sont peu réglementées. Mais surtout, à côté du marché secondaire, il y a le marché de gré à gré (en anglais, OTC pour Over The Counter) complètement non contrôlé par les pouvoirs publics. Très régulièrement, des ventes et des achats de titres de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
se réalisent via ce qu’on appelle « les ventes à découvert », c’est-à-dire qu’un acheteur, par exemple une banque, peut acquérir des titres pour des dizaines de millions d’euros sans payer au moment de la réception des titres en question.
Concrètement, l’acheteur promet de payer, il acquiert des titres, les revend ensuite et c’est avec le produit de cette revente qu’il va régler l’addition, preuve qu’il n’achète pas pour l’usufruit du bien mais pour revendre tout de suite et faire un bénéfice maximum (spéculation
Spéculation
Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
).
Évidemment, s’il n’arrive pas à revendre ces titres à un bon prix ou n’arrive pas à les revendre du tout, il aura des problèmes pour payer l’addition. Cela peut provoquer un krach car ce sont des montants astronomiques qui sont en jeu dans la mesure où des centaines de zinzins interviennent chacun pour des montants tout à fait considérables. Les transactions sur les titres de la dette publique des États en difficulté portent au total sur des dizaines, voire des centaines, de milliards d’euros sur un marché libéralisé.
CADTM : Pourquoi la BCE n’achète-t-elle pas directement aux États qui émettent les titres au lieu de passer par les marchés secondaires ?
Eric Toussaint : Parce que les gouvernements qui l’ont créée voulaient réserver pour le secteur privé le monopole du crédit à l’égard des pouvoirs publics. Ses statuts ainsi que le Traité de Lisbonne lui interdisent, tout comme aux Banques centrales de l’Union européenne, de prêter directement aux États.
Elle prête donc aux banques privées qui à leur tour avec d’autres zinzins prêtent aux États.
Comme je l’ai indiqué plus haut, les banques françaises, allemandes et d’autres pays ont revendu massivement en 2010 et au premier trimestre 2011, des titres grecs. La BCE a été le principal acheteur et elle achète au-dessus du prix du marché secondaire [4].
Comme vous le voyez, cela permet toutes sortes de manipulations de la part des banquiers et des autres zinzins car les titres sont au porteur et les marchés libéralisés.
Il est clair que les banques privées mettent la pression sur la BCE afin qu’elle rachète des titres au prix le plus élevé, en disant qu’elles ont besoin de s’en défaire pour assainir leurs bilans et éviter une nouvelle crise bancaire de grande ampleur.
Le mois de juillet et d’août ont été propices à ces chantages et à ces pressions car les Bourses ont connu une baisse de 15% à 25%, selon les cas, entre le 8 juillet et le 18 août 2011. Les cours des actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
des banques créancières de la Grèce, les banques françaises en particulier, ont carrément dégringolé.
Paniquée, la BCE a cédé face aux pressions des banquiers et des zinzins, et s’est remise à acheter des titres. Cette intervention de la BCE a sauvé (provisoirement ?) la mise à une série de grandes banques, notamment françaises. Une fois de plus les pouvoirs publics viennent au secours du privé. Mais le scandale concernant l’attitude de la BCE ne s’arrête pas là.
CADTM : Que veux-tu dire ?
Eric Toussaint : C’est très simple. Elle prête à un taux très bas aux banques privées, 1% de mai 2009 à avril 2011, 1,5% aujourd’hui, en demandant aux banques qui reçoivent cet argent de déposer une garantie. Or, ces banques déposent comme garantie des titres (ce qu’on appelle dans le jargon des « collatéraux ») sur lesquels elles perçoivent, si ce sont des titres grecs, portugais, irlandais…, un intérêt qui varie entre 3,75 et 5% s’il s’agit de titres à moins d’un an (voir plus haut), davantage s’il s’agit de titre à 3, 5, 10 ans…
CADTM : Qu’il y a-t-il de scandaleux à cela ?
Eric Toussaint : Voilà le scandale. Les banques empruntent à du 1% ou 1,5% à la BCE pour prêter à certains Etats à au moins 3,75%. Une fois qu’elles ont acheté les titres et qu’elles perçoivent cette rémunération, elles font coup double : elles déposent en garantie ces titres, empruntent à nouveau à taux très bas à la BCE et prêtent cet argent à court terme aux Etats à des taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
très élevés.
La BCE leur permet de nouveau de faire de juteux bénéfices.
Ce n’est pas tout, la BCE a modifié à partir de 2009-2010 ses critères de sécurité et de prudence, et accepte que les banques déposent en garantie des titres à haut risque, ce qui encourage évidemment ces banques à prêter n’importe comment puisqu’elles ont la garantie de pouvoir soit revendre ces titres à la BCE soit les y déposer en garantie [5].
Evidemment, il est logique de penser que la BCE devrait agir autrement et prêter directement aux Etats à 1 ou 1,5%, sans faire les cadeaux qu’elle fait aux banquiers.
CADTM : Oui, mais a-t-elle réellement le choix puisque ses statuts et le Traité de Lisbonne lui interdisent ?
Eric Toussaint : Une série de dispositions du Traité ne sont déjà pas respectées (le ratio dette publique/PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
qui ne peut pas dépasser 60%, le ratio déficit public/PIB qui ne peut excéder 3 %), donc, vu les circonstances, il faut passer outre.
Au-delà, il faut abroger différents traités de l’UE, modifier radicalement les statuts de la BCE et refonder l’Union sur d’autres bases7. Mais bien sûr, pour cela, il faut modifier radicalement le rapport de forces par des mobilisations dans la rue.
Fin de la troisième partie
Éric Toussaint, docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, président du CADTM Belgique, membre de la Commission présidentielle d’audit intégral de la dette (CAIC) de l’Équateur et du Conseil scientifique d’ATTAC France. A dirigé avec Damien Millet le livre collectif “La Dette ou la Vie”, Aden-CADTM, 2011. A participé au livre d’ATTAC : “Le piège de la dette publique. Comment s’en sortir”, édition Les liens qui libèrent, Paris, 2011.
[1] Nous publions à nouveau cet entretien, paru dans son intégralité le 26 août 2011, sous forme d’une série en sept parties.
[2] Voir la première partie « La Grèce au cœur des tourmentes » et la deuxième partie « La grande braderie des titres grecs »
[3] Dans le Hellenic Republic Public Debt Bulletin, n° 62, June 2011, p. 4, on voit très clairement que le marché secondaire s’est littéralement asséché à partir de mai 2010 car la Banque centrale européenne s’est mise à acheté les titres.
[4] A la fin 2008 avant que la crise grecque n’éclate, les institutions financières françaises (principalement les banques) détenaient 26% des titres grecs vendus à l’étranger, les allemandes en détenaient 15%, les italiennes 10%, les belges 9%, les hollandaises 8%, les luxembourgeoises 8%, les britanniques 5%. Bref, les institutions financières, au premier titre les banques, de 7 pays de l’UE détenaient rien moins que 81% des titres grecs vendus à l’étranger.
[5] Essayez au moment de demander à une banque un crédit important de donner comme preuve de solvabilité des titres à haut risque, vous verrez la réponse.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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