« La Belgique à l’avant-garde d’une annulation de dettes en temps de pandémie ? »

Carte blanche publiée dans le journal Le Soir du 4 mars 2021

5 mars 2021 par Renaud Vivien , Aurore Guieu , Anaïs Carton , Femmy Thewissen , Leïla Oulhaj


Plusieurs ONG demandent à la Belgique de redoubler d’efforts pour permettre aux pays du Sud de mobiliser davantage de ressources budgétaires face à la pandémie




Suite à la réunion des ministres des Finances du G20 G20 Le G20 est une structure informelle créée par le G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) à la fin des années 1990 et réactivée par lui en 2008 en pleine crise financière dans le Nord. Les membres du G20 sont : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Union européenne (représentée par le pays assurant la présidence de l’UE et la Banque Centrale européenne ; la Commission européenne assiste également aux réunions). L’Espagne est devenue invitée permanente. Des institutions internationales sont également invitées aux réunions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Le Conseil de stabilité financière, la BRI et l’OCDE assistent aussi aux réunions. le 26 février 2021, le président de la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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D. Malpass a fait part de sa déception sur le faible impact du moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
sur les dettes des pays les plus « pauvres ». Un an après le début de la pandémie, seulement 43 pays ont bénéficié de ce moratoire – c’est-à-dire d’une suspension provisoire du paiement de certaines dettes pour un montant très limité de 5,7 milliards de dollars, soit l’équivalent de 1,66 % des remboursements dus par tous les pays en développement en 2020 ! Si D. Malpass regrette que le secteur privé ainsi que la banque de développement de Chine n’y aient pas participé, il n’évoque à aucun moment l’absence des créanciers multilatéraux dont font partie la Banque mondiale et le Fonds monétaire international FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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(FMI).

La crise sanitaire sans précédent a eu pour conséquence un approfondissement de la crise des finances publiques des pays du Sud. Comme l’a souligné la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
CNUCED
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. Elle a été créée en 1964, sous la pression des pays en voie de développement pour faire contrepoids au GATT. Depuis les années 1980, elle est progressivement rentrée dans le rang en se conformant de plus en plus à l’orientation dominante dans des institutions comme la Banque mondiale et le FMI.
Site web : http://www.unctad.org
, ces pays ont donc eu encore plus de difficultés que les économies développées à mobiliser des ressources budgétaires nationales pour faire face à la pandémie de Covid-19. Face à l’insuffisance du moratoire pour faire face aux conséquences dramatiques de la crise, un effort international mais aussi national est indispensable. Il passe notamment par une annulation des dettes détenues par la Banque mondiale et le FMI et par un allégement des créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). détenues directement par la Belgique sur les pays appauvris du Sud.

 Un pas plus loin : des annulations réalistes sur le plan économique

Pour aller plus loin, la Belgique peut annuler immédiatement et sans conditions les paiements de ses créances, en se limitant aux paiements suspendus en 2020 et ceux prévus en 2021. Cette mesure a été une demande centrale de la société civile internationale depuis le début de la crise Covid afin de garantir les liquidités Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
nécessaires aux pays dans le besoin. Une telle mesure unilatérale aurait un très faible impact budgétaire pour la Belgique. En effet, les remboursements prévus pour les pays concernés par le moratoire sur la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
dont la Belgique est créditeur s’élèvent à 12,43 millions de dollars US pour 2020 (de mai à décembre) et à 9,03 millions de dollars US pour 2021. Une telle décision ne représenterait donc pas un effort financier important, d’autant que la valeur nette de ces créances est beaucoup plus faible que leur valeur nominale.

A ce propos, BIO, la banque de développement publique belge, vient d’annuler 50 % (soit près de 5 millions d’euros) d’une dette contractée par Feronia, une entreprise canadienne productrice d’huile de palme en République démocratique du Congo (RDC), en demandant en contrepartie que cette entreprise réalise un nouveau plan d’action environnemental et social pour répondre à ses obligations envers les communautés locales. Cette annulation de dette au bénéfice d’une entreprise accusée sur place d’accaparements de terre et de violation du droit du travail a eu lieu sans même attendre la mise en œuvre de ce plan d’action ! Comment expliquer ce deux poids deux mesures dans la politique de développement de la Belgique ? D’un côté, la Belgique annule sans conditions les dettes d’une entreprise privée et, de l’autre côté, se refuse à le faire lorsqu’il s’agit de la dette d’un pays du Sud ?

A court terme, une annulation des créances belges enverrait un signal politique fort. Cette décision aurait le mérite de constituer un acte concret de solidarité avec les pays appauvris du Sud. Elle pourrait aussi créer un effet d’entrainement positif vis-à-vis des autres États créanciers en jouant un rôle « pionnier » en pleine crise du coronavirus.

 Le précédent de la Norvège

« Pionnier » mais pas inédit dans l’Histoire, comme l’illustre le précédent de la Norvège. En 2006, la Norvège a reconnu sa responsabilité dans l’endettement illégitime de 5 pays appauvris du Sud et a procédé à l’annulation unilatérale et sans conditions de ses créances pour un montant d’environ 62 millions d’euros. Pour la première fois, un pays membre du Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
(le groupe informel des riches États créanciers dont fait partie la Belgique) a admis être responsable de politiques de prêts inadéquates et a pris les mesures qui s’imposaient de manière unilatérale. Notons que le Club de Paris a rappelé à cette occasion que le principe de solidarité entre créanciers ne faisait pas obstacle à l’annulation unilatérale de la dette. Si la Norvège l’a fait, pourquoi pas la Belgique ? D’autant qu’il s’agit pour notre pays de très faibles montants en comparaison avec ceux de la fraude fiscale qui font perdre tous les ans à la Belgique entre 20 et 30 milliards d’euros ! Soulignons également que sur la question des fonds vautours Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
, le Parlement belge avait joué un rôle d’avant-garde en adoptant en 2015 une loi inédite au niveau mondial pour empêcher la spéculation Spéculation Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
sur la dette des États.

 La pertinence d’un audit des créances de la Belgique

Parallèlement à cette mesure d’urgence, nous préconisons de réaliser un audit de la dette sur le modèle norvégien, en associant la société civile du pays créancier et des pays débiteurs. Cet audit permettrait de révéler les irrégularités et l’illégitimité de certaines dettes contractées par des gouvernements non démocratiques ou dont le montant emprunté n’a pas profité à la population locale. A titre d’exemple, rappelons qu’en 1960, la Belgique et la Banque mondiale ont agi en violation du droit international en léguant à la RDC, au moment de son indépendance, une dette que la population congolaise n’avait pas consentie (vu que le pays était sous domination coloniale de la Belgique). Cette dette issue de la colonisation est à la fois illégale et illégitime. Pour faire toute la lumière sur le processus d’endettement, un audit intégral des créances de la Belgique devrait dès lors être mis en place. C’est ce que nous demandons aussi dans notre pétition commune pour l’annulation de la dette*.

L’Histoire et le précédent de la Norvège doivent pouvoir éclairer les décisions qui vont être prises par la Chambre des représentants qui débattront en mars sur la proposition de résolution parlementaire relative à l’annulation de la dette des pays du Sud. Dans le contexte actuel de crise qui touche tous les pays et qui a accentué les inégalités, nous demandons à la Belgique de faire entendre sa voix et d’agir en faveur de la solidarité internationale.

*www.annulerladette.be


Source : Le Soir

Renaud Vivien

membre du CADTM Belgique, juriste en droit international. Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015. Il est également chargé de plaidoyer à Entraide et Fraternité.

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