La PAC et l’endettement des agriculteurs-trices : Quelles politiques alternatives ?

14 septembre 2017 par Vanessa Martin , Johan Verhoeven


Depuis 1980, la Belgique a perdu 63 % de ses fermes, principalement des petites fermes de moins de 5 ha. Ces chiffres reflètent une lourde tendance à la disparition des petits agriculteurs-trices et à une concentration foncière grandissante aux mains de grandes exploitations agro-industrielles. Le résultat d’une situation où politiques publiques et endettement ont été utilisés comme armes politiques pour orienter tout le système agricole.



Le malaise qui pèse sur le monde paysan a rarement été aussi fort : baisse tendancielle et volatilité des prix des matières premières agricoles, non-valorisation des fonctions sociales du métier d’agriculteur-trice, lourdeurs administratives pour la gestion des subsides, endettement de plus en plus important, etc. On constate également un phénomène extrêmement inquiétant de vieillissement de la population agricole : moins de 5 % des fermiers ont moins de 35 ans et 65 % de ceux-ci se verront pensionnés dans les 10 années à venir, dont la majorité sans repreneur-euse.

L’isolement et la marginalisation des agriculteurs-trices s’accompagnent de taux inquiétants de suicide, particulièrement chez les petits producteurs (en France, un agriculteur se suicide tout les deux jours). Cette situation ne constitue pas seulement une violation des droits fondamentaux des paysan-nes mais constitue aussi une menace croissante pour le droit à l’alimentation de l’ensemble des citoyen-nes belges.


A l’origine : la Politique agricole commune

Depuis l’après-guerre, les politiques agricoles européennes, au premier rang desquelles la Politique agricole commune (PAC), ont considérablement transformé l’agriculture en favorisant l’agrandissement, la concentration et l’industrialisation des exploitations. La PAC a été mise en place en 1962 au niveau de l’Union européenne avec l’objectif d’accroître la productivité de l’agriculture, d’assurer un niveau de vie équitable à la population agricole, de stabiliser les marchés, de garantir la sécurité des approvisionnements, d’assurer des prix raisonnables aux consommateurs. Elle a relativement bien rempli son rôle jusqu’au début des années 1980 grâce à la protection des marchés européens et en garantissant un prix d’achat aux producteurs-trices. Suite à une crise de surproduction et à de nombreuses critiques qui ont vu le jour, la PAC a connu plusieurs réformes. En 1992, elle a été orientée sur la production pour les marchés mondialisés en donnant la priorité à l’importation/exportation et à la dérégulation des marchés agricoles. Le budget de la PAC est alors réduit et le prix garanti aux producteurs-trices est diminué. Cette diminution a été compensée par des aides directes, proportionnelles à la taille des exploitations.

La PAC est depuis réformée tous les 6 ans mais reste constamment critiquée pour ses aides à l’exportation (distorsion de concurrence) et ses aides favorisant les grosses exploitations. La dernière réforme couvre la période 2014-2020. Il est prévu que 34,9 % du budget de l’UE soit consacré à la PAC en 2020 (actuellement de 37,8 %). Bien que la PAC ait été un outil important pour le secteur agricole en permettant à un certain nombre de fermes de se maintenir à flot, le monde agricole en paie aujourd’hui le prix fort.


Un endettement presque inévitable

La logique d’augmentation de la production soutenue par la PAC a amené les fermes à s’agrandir. Les aides directes, liées à la superficie exploitée, ont provoqué une course à l’hectare (et donc aux primes). Alors que le nombre de fermes ne cesse de diminuer, la SAU (superficie agricole utile) par exploitation fait l’inverse, avec comme corollaire une forte augmentation du prix du foncier. Ainsi aujourd’hui, en Belgique, les 50 % des plus petits agriculteurs-trices ne perçoivent que 12 % des subventions de la PAC, alors que seulement 5 % des plus grands agriculteurs-trices accaparent près d’un quart des subventions. Au niveau européen, c’est 80 % des subventions qui vont à moins de 20 % des agriculteurs.

Pour faire face à cet impératif de production, la majorité des agriculteurs-trices ont dû opter pour la mécanisation et l’industrialisation de leurs exploitations Pour les 36 913 fermes présentes sur le territoire belge en 2016, on ne dénombre pas moins de 186 334 tracteurs !

L’accès à la terre de plus en plus coûteux et l’alourdissement des équipements agricoles a contraint le monde agricole à s’endetter. La ferme, devenue au fur et à mesure des années une exploitation agricole, nécessite désormais des capitaux importants lors de son acquisition et de son fonctionnement. L’endettement est ainsi devenu quasi obligatoire lors d’une installation.

La prochaine PAC devra être équitable, durable et locale afin de protéger les agriculteurs et les consommateurs !

Bien que la ferme familiale soit encore monnaie courante en Belgique, elle se mécanise sans cesse. La pression du remboursement de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
conjuguée à la concurrence internationale et la logique du marché créent un cercle vicieux. La plus-value Plus-value La plus-value est la différence entre la valeur nouvellement produite par la force de travail et la valeur propre de cette force de travail, c’est-à-dire la différence entre la valeur nouvellement produite par le travailleur ou la travailleuse et les coûts de reproduction de la force de travail.
La plus-value, c’est-à-dire la somme totale des revenus de la classe possédante (profits + intérêts + rente foncière) est donc une déduction (un résidu) du produit social, une fois assurée la reproduction de la force de travail, une fois couverts ses frais d’entretien. Elle n’est donc rien d’autre que la forme monétaire du surproduit social, qui constitue la part des classes possédantes dans la répartition du produit social de toute société de classe : les revenus des maîtres d’esclaves dans une société esclavagiste ; la rente foncière féodale dans une société féodale ; le tribut dans le mode de production tributaire, etc.

Le salarié et la salariée, le prolétaire et la prolétaire, ne vendent pas « du travail », mais leur force de travail, leur capacité de production. C’est cette force de travail que la société bourgeoise transforme en marchandise. Elle a donc sa valeur propre, donnée objective comme la valeur de toute autre marchandise : ses propres coûts de production, ses propres frais de reproduction. Comme toute marchandise, elle a une utilité (valeur d’usage) pour son acheteur, utilité qui est la pré-condition de sa vente, mais qui ne détermine point le prix (la valeur) de la marchandise vendue.

Or l’utilité, la valeur d’usage, de la force de travail pour son acheteur, le capitaliste, c’est justement celle de produire de la valeur, puisque, par définition, tout travail en société marchande ajoute de la valeur à la valeur des machines et des matières premières auxquelles il s’applique. Tout salarié produit donc de la « valeur ajoutée ». Mais comme le capitaliste paye un salaire à l’ouvrier et à l’ouvrière - le salaire qui représente le coût de reproduction de la force de travail -, il n’achètera cette force de travail que si « la valeur ajoutée » par l’ouvrier ou l’ouvrière dépasse la valeur de la force de travail elle-même. Cette fraction de la valeur nouvellement produite par le salarié, Marx l’appelle plus-value.

La découverte de la plus-value comme catégorie fondamentale de la société bourgeoise et de son mode de production, ainsi que l’explication de sa nature (résultat du surtravail, du travail non compensé, non rémunéré, fourni par le salarié) et de ses origines (obligation économique pour le ou la prolétaire de vendre sa force de travail comme marchandise au capitaliste) représente l’apport principal de Marx à la science économique et aux sciences sociales en général. Mais elle constitue elle-même l’application de la théorie perfectionnée de la valeur-travail d’Adam Smith et de David Ricardo au cas spécifique d’une marchandise particulière, la force de travail (Mandel, 1986, p. 14).
est captée par les banques ou des groupes agro-industriels et les exploitations agricoles sont prises dans l’engrenage. Pour rembourser et survivre, il faut produire encore plus, en accentuant le choix d’une agriculture de plus en plus productiviste.


Une transition impossible ?

Dans ces conditions, la transition vers une agriculture locale, socialement juste et verte est difficile à envisager. Le combat est largement déséquilibré du point de vue économique entre l’agriculture paysanne et l’agriculture industrielle largement favorisée par les aides de la PAC. De plus, l’agriculture industrielle repose sur des pratiques destructrices pour l’environnement (pollution des sol, des sous-sols, de l’eau) et la santé qui ne sont pas prises en compte dans le prix, mais qui ont néanmoins un coût réel pour la société. Mais si l’agriculture paysanne ne peut pas compter sur des politiques publiques permettant de soutenir ses modes de productions durables, elle risque de continuer à perdre du terrain face à l’agro-industrie et son monde. Or il s’agit du modèle de ferme le plus durable qui crée de loin le plus d’emplois à l’hectare. C’est un enjeu majeur pour l’avenir de l’agriculture en Belgique et en Europe.

Les politiques doivent en prendre conscience et favoriser une agriculture locale, socialement juste et verte. La prochaine réforme de la PAC pour 2020-2026 est une opportunité pour répondre à ces enjeux majeurs. La mise en place d’un revenu compensatoire déterminé sur base de la main-d’œuvre et non des hectares permettrait par exemple de favoriser la reprise et l’installation de nouveaux agriculteurs-trices (issu-es du milieu agricole ou non) et réduirait la spéculation Spéculation Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
foncière. Approfondir le soutien aux projets de diversification agricole en permettant simplement de réduire les coûts en utilisant du matériel d’occasion permettrait au secteur d’assurer une meilleure rentabilité. S’assurer que les aides ne s’adressent qu’aux agriculteurs-trices actif Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
-ves portant des projets agricoles répondant aux besoins de la société garantirait un modèle agricole durable. L’avenir de l’agriculture en Belgique dépendra de la politique qui sera menée dans les prochaines années : avoir une agriculture rémunératrice incitera les jeunes à vouloir s’investir en agriculture ! Avoir une agriculture respectueuse de l’environnement incitera les consommateurs à acheter local ! La prochaine PAC devra être équitable, durable et locale afin de protéger les agriculteurs de la concurrence extérieure (ex : CETA, TTIP...) et les consommateurs !

Il y a fort à parier que les propositions de réforme de la Commission européenne ne seront pas en faveur de ces principes et que l’UE restera sourde aux recommandations internationales qui prônent une transition urgente vers l’agroécologie, avec des modèles de production durables, résilients et respectueux du droit à l’alimentation des citoyens.

Les prochaines années vont donc être essentielles pour la société civile et les mouvements paysans pour revendiquer une autre politique agricole et alimentaire commune, qui rompe avec la logique actuelle d’un modèle agricole concurrentiel intégré dans un commerce international toujours plus libéralisé.


Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète


Vanessa Martin

Fédération Unie de Groupements d’Eleveurs et d’Agriculteurs (Fugea).