La concentration de la richesse en faveur du 1 %

Série : L’ABC du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty - Partie 1

1er mars 2021 par CADTM


Le livre Le capital au XXIe siècle [1] est indispensable pour celles et ceux qui veulent en savoir plus sur la répartition inégale de la richesse au sein de la société. En lisant cette somme (950 pages, auxquelles s’ajoute une grande quantité de données statistiques et de tableaux accessibles via internet [2]), une première conclusion vient à l’esprit : le mouvement Occupy Wall Street et d’autres à sa suite avaient bien raison de cibler le 1 % le plus riche.




En effet, en France, en 2013, le 1 % le plus riche détient 25 % du patrimoine total du pays [3]. Au Royaume-Uni (R.U.), il détient 30 %. En Suède, 20 %. Aux É.U., 32 % [4]. Si on inclut la part dissimulée de la richesse dans les paradis fiscaux Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
ou sous d’autres formes, le pourcentage augmenterait d’au moins 2 ou 3 points. Pour faire simple, le 1 % de la population, c’est grosso modo la classe capitaliste et elle concentre une part impressionnante du patrimoine [5].

Si on élargit l’étude aux 10 % les plus riches, on atteignait en 2013 les pourcentages suivants : en France, les 10 % plus riches détiennent 60 % du patrimoine ; au R.U., 70 % ; en Suède, 60 % ; aux É.U., 70 %. Grosso modo, on peut considérer que les 9 % ainsi ajoutés représentent l’entourage ou les alliés au sens large de la classe capitaliste.

Cette concentration de la richesse s’est encore aggravée depuis la parution du livre de Piketty.

Le mouvement populaire devrait avancer des revendications précises en matière de mesures à prendre à l’égard du 1 % le plus riche et des 9 % qui le suivent. La masse de biens mobiliers et immobiliers que ces 10 % détiennent révèle à quel point la richesse est inégalement distribuée et montre qu’un gouvernement de gauche pourrait trouver des ressources en très grande quantité pour, à la fois, mener une politique d’amélioration des conditions de vie de la majorité de la population et réaliser de profonds changements structurels de manière à amorcer la sortie du capitalisme productiviste et affronter la crise écologique.

Thomas Piketty résume dans un tableau saisissant les parts de richesse détenues par les 10 % les plus riches, les 40 % qui suivent et les 50 % d’en bas.


Tableau 1. L’inégalité de la propriété du capital [6]

Part des différents groupes dans le total du patrimoineEurope 2010États-Unis 2010
Les 10 % les plus riches 60,00 % 70,00 %
dont les 1 % les plus riches 25,00 % 35,00 %
dont les 9 % suivants 35,00 % 35,00 %
Les 40 % du milieu 35,00 % 25,00 %
Les 50 % les plus pauvres 5,00 % 5,00 %

La moitié de la population des pays du Nord ne détient en tout et pour tout que 5 % du patrimoine, c’est évidemment une raison impérieuse pour dire que lorsque la gauche revendique de taxer le patrimoine, cela ne vise absolument pas les 50 % d’en bas. Quant « aux 40 % du milieu » pour reprendre l’expression de Thomas Piketty, ils détiennent 35 % du patrimoine total en Europe occidentale continentale et 25 % aux États-Unis et au R-U. Ils sont constitués principalement de salarié·es, et en minorité de travailleur·euses indépendant·es. Ils pourraient être également exemptés de l’impôt sur le patrimoine, en tout cas par exemple pour les trois-quarts d’entre eux.

Si on passe des pourcentages à des montants en euros, on mesure encore un peu mieux ce que signifie la concentration de la richesse par une fraction très réduite de la population.

 Une idée des patrimoines en fonction des différents groupes

D’après Thomas Piketty, dans plusieurs pays d’Europe qui ont un niveau de vie proche de celui de la France, les 50 % d’en bas ont en moyenne un patrimoine de 20 000 euros mais, attention, une grande partie des ménages en question n’a aucun patrimoine ou, pire, a des dettes.

Les « 40 % du milieu » pour reprendre l’expression de Piketty ont 175 000 euros de patrimoine moyen (cela va d’environ 100 000 à 400 000 euros). Les 9 % au-dessus disposent de 800 000 euros et le 1 % supérieur a accumulé 5 millions d’euros. Bien sûr, au top de ce 1 %, on trouve des fortunes comme celle du Français Bernard Arnault (LVMH) qui reste l’Européen le plus riche avec un patrimoine de 76 milliards de dollars.

 De l’inégalité de la répartition du patrimoine privé dans l’Union européenne à sa nécessaire redistribution

Un impôt annuel de 1 % sur le patrimoine du 1 % le plus riche dans l’UE fournirait une somme de 175 milliards, c’est-à-dire davantage que le budget annuel de l’UE

Prenons l’Union européenne dont le produit intérieur brut PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
s’élevait en 2013 à environ 14 700 milliards d’euros [7]. Le total du patrimoine privé des ménages européens s’élève à environ 70 000 milliards d’euros. Le 1 % le plus riche détient à lui seul grosso modo 17 500 milliards d’euros [8] (25 % de 70 000 milliards euros). Les 9 % qui suivent détiennent 24 500 milliards d’euros (35 %). Les 40 % du milieu détiennent 24 500 milliards d’euros (35 %). Les 50 % restant détiennent 3 500 milliards d’euros (5 %) [9].

Le budget annuel de la Commission européenne s’élève à environ 1 % du PIB de l’UE. Cela signifie qu’un impôt annuel de 1 % sur le patrimoine du 1 % le plus riche dans l’UE fournirait une somme de 175 milliards, c’est-à-dire davantage que le budget actuel de l’UE qui s’élève environ à 145 milliards d’euros. Que dire d’un impôt de 5 % ? Cela donne une idée de ce qui est potentiellement réalisable si on réussissait par la mobilisation sociale à obtenir un changement radical de politique au niveau européen ou même au niveau d’un seul pays de l’UE [10].

Un impôt exceptionnel (c.-à.-d. réalisé une seule fois au cours d’une génération) de 33 % sur le patrimoine du 1 % le plus riche dans l’UE fournirait près de 6 000 milliards euros (c’est-à-dire plus de 40 fois le budget annuel de l’UE !). Que dire d’un taux confiscatoire de 80 % ?

Cela doit permettre de prendre la mesure des enjeux portant sur la taxation du patrimoine privé des capitalistes et sur les possibilités qui s’ouvrent en matière d’élaboration de propositions pour trouver l’argent là où il est, afin de le mettre au service de la justice sociale.

Un impôt exceptionnel (c.-à.-d. réalisé une seule fois au cours d’une génération) de 33 % sur le patrimoine du 1 % le plus riche dans l’UE fournirait près de 6 mille milliards euros (= 40 fois le budget annuel de l’UE !)

Nombreux·euses sont les économistes qui répètent sans cesse qu’il ne sert à rien de taxer les plus riches car ils sont tellement peu nombreux que le rendement ne peut pas être vraiment important. Ce que Thomas Piketty démontre, c’est que le 1 % a concentré au cours du temps une telle quantité de biens immobiliers et mobiliers qu’une politique ciblée sur le 1 % le plus riche ou sur les 2,5 % les plus riches (voire les 10 % les plus riches) peut fournir une très grande marge de manœuvre pour réaliser la rupture avec le néolibéralisme [11].

À ceux qui affirment que ce patrimoine est inaccessible car il peut franchir facilement les frontières, il faut répondre que la mise sous séquestre, le gel des avoirs financiers, de lourdes amendes et le contrôle des mouvements de capitaux sont de puissants outils qui peuvent être utilisés très efficacement.

 L’inégalité de la répartition du patrimoine privé au niveau planétaire

Ce qui vient d’être dit pour l’Union européenne peut être étendu au reste du monde car du Nord au Sud de la planète, on a assisté à une augmentation impressionnante du patrimoine des plus riches.

On pourrait aussi s’intéresser, comme le fait Thomas Piketty, à une minorité encore plus infime. Le 1 vingt millionième le plus riche de la population adulte au niveau planétaire en 1987 était constitué de 150 personnes, chacune ayant en moyenne un patrimoine de 1,5 milliard de dollars. Vingt-six ans plus tard, en 2013, le vingt millionième le plus riche comptait 225 personnes dont chacune avait en moyenne 15 milliards de dollars, soit une progression de 6,4 % par an [12]. Le 0,1 % (1 millième de la population mondiale [13]) le plus riche au niveau mondial détient 20 % du patrimoine mondial, le 1 % détient 50 %. Si on prend en considération le patrimoine des 10 % les plus riches, Thomas Piketty estime qu’il représente 80 à 90 % du patrimoine mondial total, les 50 % d’en bas possédant certainement moins de 5 % [14]. Cela donne là-aussi la mesure de l’effort de redistribution à réaliser. Redistribution qui nécessite la confiscation d’une part très importante du patrimoine des plus riches.

Le 0,1 % (1 millième de la population mondiale) le plus riche au niveau mondial détient 20 % du patrimoine mondial, le 1 % détient 50 %

Thomas Piketty constate que le rythme de croissance du patrimoine du millième le plus riche de la planète a progressé au rythme de 6 % par an au cours des dernières décennies alors que l’ensemble du patrimoine progressait au rythme de 2 %. Si un tournant radical n’est pas pris, toutes choses restant égales par ailleurs, au bout de 30 ans, le 0,1 % (le millième le plus riche) possédera 60 % du patrimoine mondial au lieu de 20 % en 2013 ! [15]

 Du côté des revenus, la répartition est aussi extrêmement inégale

Thomas Piketty se penche également sur les revenus du travail et montre que les 10 % les plus riches accaparent 25 % des revenus du travail en Europe et 35 % aux États-Unis.


Tableau 2. L’inégalité totale des revenus du travail
 [16]

Part des différents groupes dans le total des revenus du travailEurope 2010États-Unis 2010
Les 10 % les plus riches 25,00 % 35,00 %
dont : les 1 % les plus riches 7,00 % 12,00 %
dont : les 9 % suivants 18,00 % 23,00 %
Les 40 % du milieu 45,00 % 40,00 %
Les 50 % les plus pauvres 30,00 % 25,00 %

Si l’on additionne les revenus du travail et les autres formes de revenus (loyers, intérêts perçus sur l’épargne, profits des entreprises, dividendes…), la répartition est encore plus inégale, comme le montre le tableau 3.


Tableau 3. L’inégalité totale des différents revenus [17]

Part des différents groupes dans le total des revenusEurope 2010États-Unis 2010
Les 10 % les plus riches 35,00 % 50,00 %
dont : les 1 % les plus riches 10,00 % 20,00 %
dont : les 9 % suivants 25,00 % 30,00 %
Les 40 % du milieu 40,00 % 30,00 %
Les 50 % les plus pauvres 25,00 % 20,00 %

Notes

[1Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Le Seuil, 2013, 970 pp. Plusieurs commentaires intéressants ont déjà été publiés sur cet important ouvrage. Du coup je ne reviens pas sur une série de points qui y sont abordés et je commence d’emblée par des enseignements pratiques. Parmi les commentaires déjà publiés : 1. Voir dans la revue Les Possibles d’ATTAC France « Réflexions sur « Le capital au XXIe siècle » de Thomas Piketty » par François Chesnais https://cadtm.org/Reflexions-sur-Le-capital-au-XXIe (et « Éléments de réponses à François Chesnais » par Thomas Piketty https://cadtm.org/Elements-de-reponses-a-Francois) ; 2. voir aussi Jean-Paul Petit dans la revue Inprecor : http://gesd.free.fr/jppetit.pdf ; 3. voir Robert Boyer : http://gesd.free.fr/boyerpik.pdf ; 4. voir Michel Husson, http://hussonet.free.fr/piketcap.pdf

[3Le patrimoine, pour faire simple, c’est-à-dire l’ensemble des biens immobiliers et mobiliers privés nets de dettes. Thomas Piketty considère qu’aujourd’hui le patrimoine total d’un pays (patrimoine privé + patrimoine public) comme la France, les États-Unis ou la Belgique correspond en pratique au patrimoine privé net de dette car le patrimoine public net de dette est équivalent grosso modo à zéro vu que la dette publique représente près 100 % du PIB. Je n’entre pas dans plus de détails. Pour une approximation plus argumentée, voir Piketty.

[4P. 542 à 555.

[5Tout au long de cet article, le terme « patrimoine » correspond à ce que Thomas Piketty prend en considération pour réaliser ses calculs (voir plus haut). Il ne contient pas d’autres éléments du patrimoine qui constituent une richesse inestimable et sont vitaux pour la (sur)vie de l’humanité et de la nature. Pour une discussion sur la richesse et la valeur qui sort du cadre de cet article, voir le livre de Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Paris, Les liens qui libèrent, 2013.

[6Tableau tiré du tableau 7.2, p.391.

[7p. 109.

[8C’est-à-dire l’équivalent de 120 % du PIB de l’UE !

[9p.741.

[10Nota bene : les propositions qui sont formulées dans cet article sont de la responsabilité de l’auteur et n’engagent en rien Thomas Piketty. Lorsque l’auteur résume une proposition de Thomas Piketty, il en fait explicitement mention.

[11Thomas Piketty écrit : « Considérons par exemple le cas d’un impôt sur la fortune qui serait prélevé au taux de 0 % sur les patrimoines inférieurs à 1 million d’euros, 1 % sur la fraction des patrimoines compris entre 1 à 5 millions d’euros, et 2 % sur la fraction des patrimoines au-delà de 5 millions d’euros. Appliqué à l’ensemble des pays de l’Union européenne, un tel impôt concernerait environ 2,5 % de la population et rapporterait chaque année l’équivalent de 2 % du PIB européen. » (p.860). A noter que rien que la mise en pratique de cette proposition, somme toute très modérée, donnerait l’équivalent de deux fois le budget de l’UE aujourd’hui !

[12p.692.

[13C’est-à-dire environ 4,5 millions d’adultes.

[14p.698.

[15p.700.

[16Tableau élaboré par l’auteur à partir des données du Tableau 7.1, p.390.

[17Tableau élaboré par l’auteur à partir des données du Tableau 7.3, p.392