« La crise de la dette en Europe est plus violente que celle qui frappe aujourd’hui les pays émergents du Sud »

21 octobre 2010 par Ram Etwareea




Version revue par Eric Toussaint d’un article de Ram Etwareea paru dans le quotidien helvétique, Le Temps, le jeudi 21 octobre 2010

(La présente version est de l’entière responsabilité de la personne interviewée)

Traduction en grec

Eric Toussaint, spécialiste de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du tiers-monde, estime que la Grèce devrait se mettre en cessation de paiement et instituer un audit de sa dette pour établir la responsabilité des créanciers afin de réduire radicalement le stock de la dette Stock de la dette Montant total des dettes. .

L’endettement de l’Europe est plus grave que celui des pays d’Amérique du Sud. Pour la plupart d’entre eux, le taux de l’endettement externe par rapport à leur produit intérieur brut PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
atteint 40% en 2010 ; en Grèce, en Espagne, au Portugal ou en Irlande, il dépasse, et de loin, les 100%. Bien que les gouvernements et la Commission européenne se focalisent sur la dette publique, c’est la dette privée qui est la plus élevée. En Espagne, la dette publique ne représente que 17% de la dette totale. Par ailleurs, l’augmentation de la dette publique en Europe est le résultat de trois facteurs : la contre réforme fiscale commencée dans les années 1990 qui a réduit les recettes de l’Etat en faisant des cadeaux aux riches et aux entreprises privées ; le coût du sauvetage des banques privées par les gouvernements à partir de 2007 et enfin la diminution des rentrées d’impôts due à la récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. économique de 2009. Alors que les dépenses sociales des Etats européens ne sont en rien la cause de l’augmentation de la dette publique, c’est elles qui sont visées par les plans d’austérité. Par ailleurs, l’énorme dette des entreprises privées risque, si l’on n’y prend garde, de se transformer en dette publique demain.

Telle est la lecture d’Eric Toussaint, économiste et historien spécialiste des finances publiques des pays du Sud depuis les années quatre-vingt. Selon cet expert belge actif Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
au sein du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde, la Grèce devrait se mettre en cessation de paiement, instituer un audit de sa dette pour établir la responsabilité des créanciers et renégocier le remboursement en imposant une réduction radicale de sa dette. De passage à Genève pour débattre de son dernier livre*, il a souligné que cette solution épargnerait au pays l’austérité imposée par le Fonds monétaire international FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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(FMI) et l’Union européenne (UE), et qui punit toute une population. Une dizaine de pays en Europe sont à présent sous perfusion du FMI.

« Beaucoup de prêts ont été accordés à la Grèce pour financer l’achat de matériel militaire à la France et à l’Allemagne, a expliqué Eric Toussaint. Après l’éclatement de la crise, le lobby Lobby
Lobbies
Un lobby est une structure organisée pour représenter et défendre les intérêts d’un groupe donné en exerçant des pressions ou influences sur des personnes ou institutions détentrices de pouvoir. Le lobbying consiste ainsi en des interventions destinées à influencer directement ou indirectement l’élaboration, l’application ou l’interprétation de mesures législatives, normes, règlements et plus généralement, toute intervention ou décision des pouvoirs publics. Ainsi, le rôle d’un lobby est d’infléchir une norme, d’en créer une nouvelle ou de supprimer des dispositions existantes.
militaro-industriel a même réussi à faire maintenir le budget de la défense alors que les dépenses sociales ont été sabrées de plus de 20%.
 » Il a rappelé qu’en pleine crise grecque au début de l’année, Recep Tayyip Erdogan, le premier ministre de la Turquie, pays qui entretient des relations tendues avec son voisin grec, s’est rendu à Athènes et a proposé une réduction de 20% du budget militaire des deux pays. Le gouvernement grec n’a pas saisi la perche qui lui était tendue. Il a été mis sous pression par les autorités françaises et allemandes qui voulaient promouvoir leurs exportations d’armes. Il faut ajouter les nombreux prêts des banques, principalement allemandes et françaises, aux entreprises privées et aux autorités grecques en 2008-2009. Ces banques ont emprunté à la Banque centrale européenne BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
à bas taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
et ensuite ont prêté à la Grèce à des taux plus élevés, cela leur a permis de faire de juteux profits à court terme. Elles ne se sont pas préoccupées de la capacité des débiteurs à rembourser le capital prêté à moyen terme. Les banques privées ont donc une très lourde part de responsabilité dans l’endettement excessif. Les prêts des pays membres de l’Union européenne et du FMI à la Grèce ne respectent pas les intérêts de la population hellène, ils servent à rembourser les banques allemandes et françaises mises en danger par leur politique aventureuse de prêts, affirme Eric Toussaint.

Lorsqu’Eric Toussaint recommande un défaut de paiement, il sait de quoi il parle. Il a fait partie d’une commission d’audit de la dette de l’Equateur mise en place après le changement de gouvernement en novembre dernier. « Nous avons constaté que de nombreux prêts avaient été accordés en violation des règles élémentaires. En novembre 2008, le nouveau pouvoir s’est basé sur notre rapport et a suspendu le remboursement de la dette sous forme de bons qui venaient à échéance les uns en 2012, les autres en 2030. Finalement, le gouvernement de ce petit pays d’Amérique latine est sorti vainqueur d’une épreuve de force avec les banquiers nord américains détenteurs des bons de la dette équatorienne. Il a racheté pour un milliard de dollars des titres valant 3,2 milliards. Le trésor public équatorien a ainsi économisé environ 2,2 milliards de dollars de stock de la dette auxquels il faut ajouter les 300 millions de dollars d’intérêts par an qui ne sont plus payés depuis 2008. Cela a donné de nouveaux moyens financiers au gouvernement afin d’augmenter les dépenses sociales dans la santé, dans l’éducation, dans l’aide aux plus pauvres », a-t-il expliqué. Le spécialiste donne aussi l’exemple de l’Argentine qui a refusé de rembourser sa dette entre 2001 et 2005 en mettant en avant la responsabilité des créanciers. « Grâce à son moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
unilatéral sur les titres de la dette Titres de la dette Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
pour un montant de près de 100 milliards de dollars, le pays a pu investir ses ressources et renouer avec la croissance, a ajouté Eric Toussaint. L’Argentine a encore une ardoise de 6 milliards de dollars auprès de membres du Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
. Depuis décembre 2001, elle ne fait aucun remboursement aux pays membres du Club de Paris et s’en porte très bien. Le Club de Paris représente les intérêts des pays industrialisés et ne veut pas faire de bruit autour du non remboursement de la dette argentine car il craint que d’autres gouvernements ne suivent l’exemple de ce pays. » La Grèce elle-même a été en situation de défaut de paiement pendant plus de 60 ans au 19e siècle et dans la première moitié du 20 e siècle.

Faute du FMI

Selon Eric Toussaint, le FMI a tout à fait tort quand il prescrit une cure d’austérité aux pays endettés d’Europe, comme il l’avait fait avec les pays en développement. « En imposant des coupes budgétaires et en congelant le pouvoir d’achat dans une dizaine de pays, il porte un sale coup aux plans de relance qui ont permis une reprise de l’activité après la crise, a-t-il poursuivi. Cela est insensé dans la mesure où en Europe, la consommation intérieure représente jusqu’à 70% du PIB. »

Le spécialiste a fait remarquer que tous les pays ne peuvent pas faire comme l’Allemagne. Grâce à son appareil industriel et une politique de compression des salaires, ce pays a réussi à renforcer ses exportations. Selon Eric Toussaint, le FMI, mais aussi l’UE, applique le « consensus de Washington » – la déréglementation – en Europe alors qu’il n’a pas produit de bons résultats dans les pays en développement. « Je ne vois pas comment les mesures qui ont échoué ailleurs donneraient des résultats différents en Grèce, en Espagne ou au Portugal », déclare-t-il. Pour Eric Toussaint, des pays comme l’Inde, la Chine ou l’Argentine ont « réussi » grâce à des politiques où l’Etat a continué à jouer un rôle décisif dans l’économie. « L’Inde, par exemple, refuse de privatiser ses chemins de fer. Le gouvernement y consacre des sommes colossales années après années, mais en même temps, il préserve un million d’emplois et un service public de bonne qualité. Cette entreprise publique de chemins de fer fait d’ailleurs des bénéfices chaque année. De même, malgré de nombreuses pressions, le gouvernement indien n’a pas déréglementé le secteur bancaire, ce qui l’a mis à l’abri de la crise financière qui a éclaté aux Etats-Unis et en Europe à partir de 2007 », a-t-il souligné.

*La crise, quelles crises ? Edition Aden, CETIM & CADTM, 285 p