30 août 2017 par Claude Quémar
Catembe, Mozambique (CC - Flickr - Rosino)
Réalisé à la demande du procureur général du Mozambique, l’audit sur la dette ‘cachée’ du Mozambique (2 milliards de dollars) commence à circuler depuis fin juin 2017, avec plusieurs mois de retard. Seules les conclusions sont, pour l’instant, disponibles. Elles sont claires : au-delà des limites soulevées par le cabinet étasunien Kroll : une grande partie de ces emprunts sont illégitimes.
Cet audit fut exigé par le Fonds monétaire international (FMI) pour reprendre son appui budgétaire aux autorités mozambicaines, interrompu en avril 2016, lorsque cette dette ’cachée’ fut découverte.
Résumé des épisodes précédents
En août 2013 est créée l’entreprise Ematum (Empresa moçambicana de Atum - Société mozambicaine du thon) à l’initiative des services de la sécurité d’État. Un mois plus tard cette société passe commande aux Constructions mécaniques de Normandie (CMN), filiale de Privinvest, de 30 bateaux, 24 bateaux pour la pêche au thon et 6 patrouilleurs, pour un contrat évalué à 200 millions d’euros.
Pour financer cette commande Ematum emprunte, sous forme d’euro-obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
, 500 millions de dollars auprès du Crédit suisse et 350 millions de dollars auprès de la seconde banque russe VTB (banque publique), avec garantie du gouvernement mozambicain, alors dirigé par Armando Guebuza. Le total de ces prêts représente environ 6 % du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
du pays.
En septembre 2013, trois ministres français, dont Arnaud Montebourg, ministre du ’redressement productif’ sont présents à Cherbourg pour la signature du contrat [1].
Personne ne tique sur le financement (un prêt de 850 millions de dollars pour une facture de 200 millions d’euros), personne ne fait remarquer que les CMN sont spécialisées dans la construction de bateaux militaires et pas dans les chalutiers.
Cet emprunt réalisé par l’intermédiaire de Privinvest, société domiciliée aux Émirats arabes unis, et dirigée par l’homme d’affaires franco-libanais Iskandar Safa, est découpé en plusieurs parts, placées avec succès auprès de grands investisseurs obligataires, attirés par les 8,5 % de rendement.
Entre 2013 et 2014 ce sont au total cinq prêts, pour un montant global de 2 milliards de dollars, qui vont être souscrits auprès des mêmes banques, pour trois compagnies, Ematum (850 millions de dollars), Mozambique Asset Management pour 535 millions de dollars et Proindicus (622 millions de dollars), toutes trois créées à l’initiative de la sécurité d’État, sans aucune expérience de ce type de pratiques. Ces achats concernaient des éléments de défense côtière : radars, drones… Privinvest affirme qu’il n’y avait pas d’armement inclus.
Restructuration
Le gouvernement mozambicain fut forcé de réinsérer dans son budget la part militaire du prêt Ematum (350 millions de dollars), créant ainsi un premier couac avec les bailleurs du pays (FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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en particulier). Pour ceux-ci, si le pays fait d’importantes dépenses militaires, il n’est plus besoin de lui fournir une aide, initiée lors de l’initiative PPTE
PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.
Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.
Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.
Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.
Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.
Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
(pays pauvres très endettés) pour laquelle le Mozambique fut un des premiers pays à atteindre le point d’achèvement. Le pays a ainsi bénéficié d’un allègement de sa dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique. La France, unique pays européen voisin du Mozambique, via Mayotte, est fortement intéressé par les énormes richesses gazières et pétrolières du pays, et, y compris, par les besoins en équipements de protections côtières qui en découlent. Ce n’est pas un hasard si le Mozambique a été le premier pays à signer un contrat désendettement-développement (C2D) avec la France [2]. Depuis les investissements français sont en forte hausse. Une entreprise française (Tereos) se partage avec des entreprises sud-africaines le secteur sucrier, deuxième pourvoyeur d’emplois après le secteur public.
En 2016, les autorités mozambicaines ont dû restructurer la dette d’Ematum pour pouvoir faire face aux échéances. 85 % des créanciers ont accepté un échange de titres très intéressants pour eux, leurs anciens titres ont été remplacés par des obligations d’État à 10 ans, avec un rendement de 14,4 %. À peine quelques heures après cet accord, ils apprenaient l’existence des prêts cachés de Proindicus et de MAM. Depuis, sur le marché secondaire, ces titres se revendent aux alentours de 75 % de leur valeur faciale, soit un taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
réel de 19 %. Avec une maturité de 10 ans, ces titres seront liquidés en 2026, soit lorsque le pays touchera le bénéfice des énormes investissements réalisés dans le secteur gazier. En 2010, c’est, en effet, 5 000 milliards de mètres cube de gaz qui ont été découverts au large des côtes du pays, désormais appelé ‘petit Qatar’ dans le secteur. Les vicissitudes de la dette souveraine n’ont pas calmé les ardeurs des investisseurs dans ce secteur, toutes les transnationales du secteur sont au rendez-vous (Total inclus). Le premier accord signé engage plus de 7 milliards d’euros, soit plus de la moitié du budget du pays. Et les retombées pour le pays sont estimées à terme à des dizaines de milliards, ce qui a entraîné l’annonce, par les autorités mozambicaines, de la création d’un fonds souverain doté d’un capital de départ de 350 millions de dollars.
Quelles sont les conclusions de l’audit Kroll ?
Sans pouvoir accéder à l’ensemble des éléments, non fournis par les sociétés incriminées, Kroll pointe deux problèmes majeurs : une surfacturation criante et une absence de justificatifs pour les sommes empruntées.
Ainsi les chalutiers livrés par les CMN, facturés 20 millions d’euros chacun, sont évalués à 1,8 millions d’euros. Livrés mais non utilisés, ils rouillent dans le port de Maputo, par manque de marins formés. Un expert indépendant, mandaté par Kroll chiffre à 713 millions de dollars la différence entre la valeur réelle des livraisons et le montant budgété.
En ajoutant la valeur des équipements livrés, estimés par Kroll à 505 millions de dollars, et 200 millions de commissions… il ne manque que 1,3 milliard de dollars pour justifier le montant des sommes empruntées ! Où est passée cette somme ? Probablement partagée entre des livraisons d’armes et ce que le rapport nomme le ‘petit groupe’ des services de la sécurité d’État, dont les noms sont cachés dans le rapport d’audit (même si des noms circulent du côté des services de sécurité).
Les auditeurs ont tourné leurs recherches vers les comptes de l’ancien président de la République, Armando Guebuza. Mais l’actuel président, Felipe Nyusi, était précédemment ministre de la Défense et donc, une des tutelles d’Ematum.
Le rapport pointe également le montant des commissions empochées par les banques et le fournisseur, soit un total de 200 millions de dollars (10 % du total emprunté). Lors de la restructuration de la créance d’Ematum, en 2016, à nouveau 4,1 millions de dollars ont été versés à Crédit suisse comme commission.
Des banques peu regardantes
Les banques impliquées dans cette affaire ne sont pas des victimes, elles sont des complices. Selon les procédures dont il s’est doté, le Crédit suisse doit obtenir le feu vert de la Banque du Mozambique et du tribunal administratif. De plus, la banque doit informer le FMI avant de signer le contrat.
Rien de cela n’a été réalisé, et pourtant… le prêt a été octroyé. Les commissions perçues ont visiblement rendu la banque peu regardante sur la légalité.
Quant au FMI, s’il a suspendu son aide au pays, il s’est contenté lors de sa visite en juillet 2017 d’exiger la publication intégrale du rapport Kroll.
Une dette illégitime
Pour Joseph Hanlon, de l’Open University, « cette panoplie d’échecs est tellement grotesque qu’il aurait dû être évident pour le Crédit suisse, VTB et les autres prêteurs que ce projet n’était pas viable ». Pour lui, clairement, cette dette est illégitime. Les créanciers ont, en effet, une obligation de vigilance, c’est-à-dire refuser de prêter pour des raisons autres que publiques lors de prêts à des institutions étatiques.
La garantie apportée par les autorités de l’époque est illégale. La constitution mozambicaine prévoit, en effet, que seul le parlement peut apporter cette garantie. Par ailleurs les montants garantis dépassaient largement les plafonds autorisés par les lois de finances de 2013 et 2014. De plus, la personne chargée de donner un avis sur la garantie gouvernementale des prêts Proindicus et MAM travaillait un mois plus tôt comme directeur non exécutif… d’Ematum, rémunéré 5 000 dollars par mois, d’août 2013 à juillet 2014.
Le Financial Times, dans son éditorial du 2 juillet, va dans le même sens caractérisant ces dettes cachées d’odieuses.
Le parlement a validé ces prêts, a posteriori, courant 2017. Cette décision risque fort de rendre plus difficile la renégociation de ces dettes, illégales et illégitimes.
Depuis, le Mozambique est plongé dans une crise financière sans précédent. La dette publique atteint désormais 120 % du PIB. Incapable d’honorer ses remboursements, le pays est en défaut de paiement, pour 60 millions de dollars, depuis janvier 2017. Le gouverneur de la banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. a annoncé que les dettes bilatérales et multilatérales seraient couvertes, mais que les créanciers des dettes cachées devraient accepter une restructuration.
Si elle est du type de celle proposée aux créanciers d’Ematum, engageant les ressources à venir du gaz, elle se fera contre les intérêts de la population qui est exclue de ces bénéfices. Le salaire minimum non-agricole s’élève à 60 dollars par mois environ. Et pourtant c’est elle qui devrait, à nouveau, assumer le paiement de cette dette illégitime, même restructurée. Les responsabilités des créanciers sont telles, les silences complices des pays bailleurs, y compris du FMI, tellement patentes, que l’unique solution, légitime celle-ci, est la répudiation de cette dette.
[1] Il n’est pas précisé si des marinières devaient être fournies aux matelots...
[2] Les C2D sont la méthode utilisée par la France pour gérer les allègements de dette bilatérale, en particulier pour favoriser les entreprises françaises.
Haïti
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