7 avril 2016 par Pierre Deffontaines
CC - Flickr - Ivan Bandura
L’endettement des États n’est pas une nouveauté dans leur histoire et il n’est pas non plus nouveau que son poids pèse, in fine, sur les personnes habitant son territoire. Tout dépend de la manière choisie par le gouvernement pour régler sa dette : réduire quelles dépenses, augmenter quelles contributions, changer quelles réglementations… Ces décisions influencent directement les cadres de vies, les opportunités qui s’offrent et les contraintes qui pèsent sur les acteurs dans leur vie quotidienne. La dette d’un État affecte alors inégalement l’ensemble de ses habitant-e-s selon leurs situations sociales et économiques et selon la nature de leurs revenus. Son remboursement n’est pas simplement un moment difficile à passer avant un hypothétique retour à la normale, mais elle est déterminante pour comprendre les conditions d’existence, des manières de faire et de penser et les formes de relations entre les personnes.
Ce qui caractérise l’endettement récent des États dans les cinquante dernières années c’est qu’il est généralisé et qu’il dépend de quelques créanciers situés dans les pays occidentaux, en Europe et aux États-Unis. Ces créanciers, parmi lesquels se situent en bonne place le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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et la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, exigent de leurs débiteurs des mesures néo-libérales comme condition de l’obtention des crédits. Ces politiques déterminent comment le poids de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
est distribué sur les populations des États concernés. En l’occurrence, ces crédits sont conditionnés à des mesures de réduction des dépenses publiques (santé, éducation, fonctionnement, intervention dans l’économie…) et de dérégulation des marchés. La réduction des dépenses publiques, en termes de santé par exemple, implique des dépenses supplémentaires des ménages et génère ainsi des besoins supplémentaires en liquidité
Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
. De cette manière l’endettement de certains ménages se trouve directement lié à l’endettement des États et aux mesures qu’ils ont prises pour rassurer leurs créanciers et s’assurer l’accès à de nouveaux crédits.
Dans cet article, je décris la situation d’une famille amenée à contracter des crédits à taux usuraires dans la campagne ukrainienne. Je montre en quoi cette pratique financière tient aux politiques mises en place par le gouvernement ukrainien au cours des vingt dernières années. Ainsi, se trouvent mises en évidence les conséquences concrètes des choix politiques. L’endettement d’un État n’est plus seulement le signe passager d’une crise économique amenée à se résorber, ni une étape sur une voie de développement, mais détermine les conditions d’existence aux effets durables pour une partie des ménages
En Ukraine, après l’effondrement de l’Union soviétique, aucune ligne claire de libéralisation n’est adoptée. Si les programmes des partis prévoient en effet une privatisation des moyens de production et le développement du libre marché, la privatisation des terres agricoles, par exemple, n’est que progressive et fait face, localement, à de fortes oppositions. De plus, les systèmes de santé et d’éducation sont peu remis en cause ouvertement et sont encore aujourd’hui officiellement gratuits. La situation politique et économique actuelle du pays semble être le résultat autant d’un programme néolibéral imposé par les instances internationales et notamment du FMI (Duval 2014), que la conséquence de fonctionnements propres au système local, soumis à ces nouvelles contraintes. Les injonctions aux réformes et le programme de désengagement de l’État sont déformés au prisme des enjeux électoraux, de discours populistes et des arrangements opaques des élites politico-économiques entre elles.
L’année 2014, avec le renversement du président Ianoukovitch par des manifestations sanglantes, est marquée par une orientation pro-capitaliste du gouvernement qui serait légitimée par la prétention à la démocratie et la dénonciation du régime autoritaire qui vient d’être renversé. Est élu président Petro Porochenko, directeur d’une grande compagnie industrielle connue notamment pour sa production de confiserie, mais propriétaire également d’usine de fabrication de voitures.
Ce dernier est aujourd’hui nommé dans les révélations de plusieurs médias internationaux « Panama papers » [1] pour sa possession d’actifs
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
depuis 2005 dans une société offshore, renforcée en 2014 au moment le plus fort de la crise ukrainienne.
Comme son Premier ministre, il est membre de la direction de la Banque nationale d’Ukraine. Il se présente néanmoins comme voulant lutter contre la collusion entre les affaires et le monde politique (Duval, 2015). La publicité faite à la lutte contre la corruption dans la justice et la police devient ainsi l’écran de fumée qui cache une non-remise en question de la richesse accumulée par les oligarques. De plus, les réformes de « dérégulation » mettent à l’index les services locaux de contrôle de l’État et leurs pratiques prétendument abusives [2], sans prévoir de relais dans les régulations du marché du travail. Ce programme, une feuille de route fixée en accord avec l’Union européenne, la Banque mondiale et le FMI qui accordent de nouveaux crédits au gouvernement, prolonge un endettement de longue date.
Dès l’arrivée au pouvoir du gouvernement provisoire en mars 2014, alors que l’Ukraine est en pleine crise, des négociations avec un gouvernement non-élu aboutissent à un plan de réforme auquel est assujetti le versement d’un crédit de 14 à 18 milliards de dollars (Duval 2014).Dans la gestion de l’administration locale, des services sociaux et de la santé, une réforme de décentralisation est prévue qui accentue le désengagement de l’État vis-à-vis des collectivités locales. Ainsi le gouvernement, légitimé par ses créanciers, sous les bannières du développement et de la modernisation, fragilise encore le cadre de vie des travailleurs et travailleuses.
Tous ces facteurs contraignent les choix économiques, les raisonnements, les manières d’agir des acteurs privés. La description de la situation de la famille Sharshuk permet de montrer les effets concrets de ces décisions sur les modes de vie de celles et ceux qui en sont prisonniers.
La famille Sharshuk vit dans un village du centre de l’Ukraine. Lyuba et Pavel avaient 25 ans en 1991. Leurs parents travaillaient dans la ferme d’État du village qui depuis a été privatisée et n’embauche plus. Pavel est un travailleur migrant sur les chantiers de construction en ville, Moscou et Kyiv. Mais depuis 2009, il devient difficile de trouver du travail. Lyuba est restée au village pour s’occuper des enfants même si, officiellement, elle ne travaille plus depuis 25 ans. Elle va à la saison, cueillir les pommes dans les vergers de la nouvelle exploitation agricole privée. De ses enfants, un seul est resté au village : Viktor. Il occupe la maison voisine avec sa seconde femme, Olya, et deux enfants en bas âge. Ses trois frères et sœurs sont partis faire des études en ville, où ils exercent de petits emplois pour payer leurs loyers et choisissent des filières peu demandées pour ne pas avoir à payer des frais de scolarité trop importants. Quand la famille contracte un nouveau prêt en 2013, elle n’en est pas à son premier endettement. Mais la crise politique, puis la guerre et les réformes vont rendre le poids de cette dette insupportable.
L’ENDETTEMENT DES SHARSHUK
En 2013, la famille Sharshuk emprunte 2000 dollars au taux exorbitant de 14% par mois, auprès d’une connaissance du frère de Lyuba, commerçant fortuné de son état et prêteur informel, occasionnel. La crise politique éclate et la guerre commence.
Dès l’été 2014, pour satisfaire aux exigences de l’accord passé avec le FMI, le cours du gryvnia (uah), monnaie ukrainienne, jusque-là fixé par la Banque nationale d’Ukraine, est libéré. Dans les conditions de crise économique et de lutte armée, le cours du gryvnia (uah) s’effondre par rapport au dollar. Alors qu’un dollar valait 10uah environ en décembre 2013, il en vaut presque trois fois plus un an plus tard. La dette des Sharshuks’est donc mécaniquement multipliée par trois pour eux qui ne gagnent que des gryvnia, quand ils ont un travail ! En janvier 2015, ils sont réduits à payer tous les mois les intérêts de la somme qu’il leur reste à rembourser (700$), soit 100$. L’ensemble du salaire de Pavel, gagné en ville, y passe. A titre de comparaison, le salaire moyen (déclaré) dans le canton est proche du salaire minimum de près de 1300 uah, soit un peu plus de 50$ en janvier 2015.
Pourquoi contracter un tel prêt, à de telles conditions et dans de telles circonstances ?
Un besoin de liquidité pour raison de santé
En 2013, la famille Sharshuk a eu besoin d’argent pour financer une opération chirurgicale pour la belle-fille, Olya.
Bien que les soins médicaux soient officiellement gratuits, dans les faits, l’opération coûte cher.
Ainsi, le cout de cette opération s’explique par cette libéralisation à la marge du système de santé. Aucun programme politique ne fait mention de cette libéralisation pour des raisons électorales : une telle annonce garantirait une défaite aux élections suivantes. Mais l’absence d’investissement induit de fait un désengagement des pouvoirs publics et une augmentation du cout des soins. Le manque de moyen des hôpitaux, la non-revalorisation des salaires du personnel médical et la complète libéralisation de la pharmacie rendent les soins d’autant plus onéreux que les conditions de vie et notamment les conditions de travail se sont dégradées sur cette même période. Les services de santé suscitent presque systématiquement des paiements informels entre les patients et les personnels de santé, et la situation est identique également dans l’éducation (Morris and Polese 2014).
Les dépenses liées aux études des enfants font parties des autres dépenses importantes et incompressibles de la famille. Le système éducatif ukrainien fonctionne au mérite : des places budgétisées en nombre limité sont disponibles dans chaque cursus et une série de places supplémentaires est ouverte sous condition de paiement de frais de scolarité. Ce système de rareté des places budgétisées, places non seulement gratuites mais aussi associées à l’obtention d’une bourse même modeste, induit des pratiques de corruption pour assurer à l’étudiant une place à l’université et se prémunir à terme du paiement des frais de scolarité. Incapables de payer et ne voulant pas courir le risque d’un échec à l’entrée, les enfants de Lyuba et Pavel se sont tournés vers des filières peu demandées et où les places budgétisées étaient accessibles par concours. Mais la bourse ne suffit pas à se loger en ville et à y vivre. En 2014, Vlad, le petit dernier de la famille s’inscrit dans une formation continue pour atteindre l’échelon supérieur dans sa trajectoire de cuisinier. Cette inscription implique des versements de 100 euros par trimestre, ce que ne peuvent assumer Lyuba et Pavel qui consacrent une partie de la somme empruntée à soutenir leur fils en plus des légumes et denrées qu’ils lui procurent.
L’absence d’autres ressources
La famille Sharshuk n’a pas beaucoup de ressources en propre et aucune épargne financière dans une banque. Pavel continue de faire des séjours de plusieurs mois à Kyiv pour construire des maisons pour des familles plus aisées. Mais rien n’est plus comme avant 2008. Pavel a travaillé loin du village depuis le début des années 1990, après la dissolution de son équipe d’électriciens agricoles dans le canton. Il a suivi un oncle, puis a constitué lui-même des équipes de travailleurs pour aller jusqu’à Moscou. Dans les années 2000, il a obtenu un emploi déclaré dans une entreprise de construction à Kyiv. Mais il a été licencié en 2009 et depuis il lui est bien difficile de trouver du travail par lui-même. Les emplois qu’il trouve sont systématiquement non-déclarés et sont de plus en plus mal payés : il ne devient plus rentable de s’éloigner plusieurs mois de la maison pour gagner un salaire à peine suffisant pour vivre en ville le temps du chantier.
Pavel est fatigué de cette paie « d’esclave » (ce sont ses mots) et de ces allers-retours inutiles sur des chantiers de quelques jours. Il porte un regard désabusé sur sa situation : « de toute façon, si tu calcules tout mon argent est parti dans l’hôpital. » Lyuba et les enfants ont souvent été malades. Lyuba, restée au village, entretient aujourd’hui un potager qui peut permettre de satisfaire les besoins alimentaires de son foyer et de celui de Viktor. Le salaire de Pavel sert essentiellement à régler toute les dépenses extérieures : l’école des petits-enfants, les études des enfants, éponger les dettes. De sa capacité à subvenir à ces besoins, les soins et les études des enfants, dépend la fierté de Pavel. Aujourd’hui obligé d’emprunter à sa fille aînée une partie des sommes nécessaires au remboursement de son prêt, Pavel est honteux. Il n’aborde le sujet qu’à contrecœur et ressent comme une offense personnelle sa situation financière.
Les quelques gryvnia que Lyuba ramène du champ servent à acheter le pain, les pâtes et le thé, ce que ne produit pas le potager.
La situation du ménage est loin d’être un cas isolé. Dans les années 1990, avec la vague de privatisations et le retrait des investissements de l’État, la production s’effondre et avec elle le nombre d’emploi. Le chômage s’accroit. Un quart de la population active disparait des statistiques de l’emploi dans les années 1990 témoignant à la fois d’une forte émigration [3], mais aussi du développement d’activité non-déclarées. Le nombre de travailleuses et travailleurs déclaré-e-s diminue de moitié entre 1985 et 2003 (Симончук 2005).
Dans l’agriculture, les fermes collectives et les fermes d’État sont progressivement démantelées au profit d’une élite locale, anciens directeurs d’exploitation et membres haut placés de l’ex-Parti communiste. Le nombre d’emploi diminue dans l’agriculture. Au plus fort de la crise, à la fin des années 1990, les salaires ne sont pas versés. Si la situation s’améliore relativement avec la croissance des années 2000, les droits des salariés ne s’en trouvent pas mieux respectés.
La croissance est surtout permise par des investissements étrangers et la politique pro-occidentale du président Ioutchenko, qui a lui-même connu une carrière dans le système bancaire, ex vice-président de JSC Agroindustrial Bank Ukraina et ex dirigeant de Banque nationale d’Ukraine (NBU). Cette croissance repose sur le développement du secteur bancaire et notamment des banques étrangères. Elle concerne surtout une sphère de service dans les villes, notamment dans la région de Kyiv (Mykhnenko and Swain 2010). Elle bénéficie aux nouveaux propriétaires des moyens de production et en priorité à un nombre restreint d’employés des grandes entreprises étrangères. C’est autour des investissements immobiliers des premiers comme des seconds que Pavel et Viktor trouvaient dans les années 2000 des emplois dans les chantiers. Ce sont leurs emplois qui sont touchés en premier, lorsque l’Ukraine commence à ressentir les conséquences de la crise financière en 2008.
La Constitution et le Code du travail ukrainien, officiellement très protecteurs pour le salarié, sont peu respectés. Les travailleurs, le plus souvent embauchés de manière non déclarée ne peuvent faire confiance qu’à la magnanimité de leur employeur pour obtenir primes, avances, congés et aides en cas d’accidents. Finalement, un projet de loi, visant à réformer le Code du travail, voit le jour. Il s’appuie sur l’idée qu’une simplification des conditions d’embauches et de licenciements permettra de sortir une partie des relations de travail de la sous-déclaration.
Il prévoit notamment :
En actant une diminution des droits, ce projet de loi contredit ouvertement les droits constitutionnels (Дудін 2015). Il a pour objectif d’attirer des investisseurs en diminuant drastiquement le cout du travail. Il va dans le sens d’une « dérégulation de l’économie » demandée par le FMI.
Avec les crises successives, ce ne sont pas seulement les salaires qui baissent, mais également les conditions d’emploi et avec elles tout le système de protection sociale qui reposait sur les entreprises d’État à l’époque soviétique. Les besoins en liquidité des ménages augmentent : ils doivent acheter des services qui autrefois étaient gratuits, alors même que leurs revenus diminuent. La baisse des aides sociales (aide sociale d’urgence, allocation maternité, allocation familiale…) décuple encore les besoins des ménages les plus pauvres pour qui ces revenus sociaux constituaient une part importante du revenu monétaire. En 2015, la réduction des aides à la maternité par exemple constitue pour beaucoup de femmes une réduction par deux de leur revenu personnel et un manque à gagner important pour les besoins de leur famille. Les femmes, en charge le plus souvent de l’entretien de leur ménage et de la production domestique sont les premières à ressentir ce besoin en liquidité.
Banques inaccessibles et banques agressives
Pour la famille Sharshuk, l’accès aux banques et aux prêts formels à meilleur taux n’est pas garanti. En été 2014, Pavel et Lyuba ont cherché à obtenir un prêt pour régler leur dette qui devenait insupportable. Mais ils se voient refuser cette possibilité faute de revenus déclarés. Ils n’ont d’ailleurs jamais eu de compte en banque. Cette situation va de pair avec des pratiques agressives des banques, notamment à l’égard de petits clients, plus pauvres et moins prompts à se défendre.
En Ukraine, la confiance dans le système bancaire est très faible, ce qui s’explique à la fois par la situation économique, mais également par le fonctionnement du système bancaire. Beaucoup de personnes ont perdu leurs économies lors de la crise inflationniste du début des années 1990 et lors de la crise monétaire russe de 1998.
Sous l’URSS, l’épargne était obligatoire : une partie du salaire était versée sur un livret, faute en réalité de pouvoir être versée directement aux travailleuses et travailleurs. Au début des années 1990, l’augmentation des prix et la dévaluation Dévaluation Modification à la baisse du taux de change d’une monnaie par rapport aux autres. de la monnaie réduisent à néant les ressources accumulées au cours de vies entières de travail. L’évènement est d’une telle ampleur que la compensation de ces pertes est encore un argument de campagne dans les années 2000. Ces précédents et l’instabilité de la monnaie nationale vis-à-vis du dollar ne contribuent pas à stimuler la confiance envers le système bancaire. Si on épargne, c’est en dollar. Mais la plupart du temps, les revenus monétaires sont stockés à la maison sous forme de billets verts, achetés au marché noir. La consommation de biens de consommation durable devient le meilleur moyen de ne pas perdre de l’argent gagné.
A cela s’ajoute la dépendance aux capitaux étrangers et la faible régulation du système bancaire ukrainien. La libéralisation des marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
à partir de 2004 a permis une forte croissance du système bancaire en Ukraine profitant de l’afflux de capitaux étrangers. Cette dépendance aux capitaux étrangers, particulièrement intéressante durant la période de croissance, devient une faiblesse face à la crise économique internationale en 2008.
Cette crise mène l’Ukraine vers un nouvel emprunt auprès du FMI pour sauver son système bancaire. La première ministre Ioulia Timochenko contracte un prêt de 16 milliards de dollars en 2009 (taux à 2 % et remboursable avant 2014) avec le FMI avec un plan de redressement du système bancaire. Ce plan inclut des diminutions des dépenses publiques et le gel des salaires dans la fonction publique pour limiter la dette de l’État. Pour limiter l’inflation
Inflation
Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison.
, il prévoit aussi le report de deux ans de la revalorisation du salaire minimum (Bojcun 2011).Le système de régulation des comptes des banques commerciales
Banques commerciales
Banque commerciale
Banque commerciale ou banque de dépôt : Établissement de crédit effectuant des opérations de banque avec les particuliers, les entreprises et les collectivités publiques consistant à collecter des fonds pour les redistribuer sous forme de crédit ou pour effectuer à titre accessoire des opérations de placements. Les dépôts du public bénéficient d’une garantie de l’État. Une banque de dépôt (ou banque commerciale) se distingue d’une banque d’affaires qui fait essentiellement des opérations de marché. Pendant plusieurs décennies, suite au Glass Steagall Act adopté pendant l’administration Roosevelt et aux mesures équivalentes prises en Europe, il était interdit aux banques commerciales d’émettre des titres, des actions et tout autre instrument financier.
dépend de la Banque nationale d’Ukraine (NBU) qui suscite régulièrement des doutes quant à son fonctionnement. Les faibles salaires des employé-e-s de la NBU pourraient expliquer les schémas de corruption autour du contrôle des comptes.
Depuis 2014, les règles, en termes de réserve monétaire et d’activité financière des banques, sont allégées. Un moratoire
Moratoire
Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.
Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
sur les inspections des établissements est mis en place fin 2014 et reconduit fin 2015, ce qui limite beaucoup la capacité de contrôle des activités des banques par les pouvoirs publics. Les réformes et les pratiques, que connaît la régulation du système bancaire, ne tiennent pas directement aux programmes et aux recommandations du FMI et de l’Union européenne. Elles proviennent plutôt d’arrangements privés entre tenants des actifs, dans un secteur presque entièrement aux mains des oligarques et dont se sont retirés de nombreux groupes internationaux depuis 2009.
Mais la méfiance ne s’arrête pas à la mauvaise santé économique du système bancaire, elle tient aussi à sa faible régulation et aux pratiques des banques à l’égard de leurs clients. Les relations commerciales entre les banques et leurs clients ne relèvent pas de la régulation du système bancaire mais de la réglementation des relations marchandes. Or ces dernières sont, en réalité, très peu encadrées en Ukraine et tombent aussi sous le coup du moratoire cité plus haut.
Le développement du marché bancaire dépend essentiellement de la confiance des potentiels épargnants. Pour développer le système bancaire et par exemple le marché de la carte de crédit, malgré le manque de confiance des clients, différentes stratégies sont mises en place : la collaboration entre entreprises et banques pour le paiement des salaires, ou le contrat passé avec l’État pour que les allocations arrivent sur un compte que la personne peut débiter au besoin (Guseva 2010). Ces mesures doivent inciter les Ukrainien-ne-s à devenir client-e-s des banques. Malgré une importante augmentation dans les années 2000, le taux de bancarisation de l’Ukraine (part de la population possédant un compte bancaire) est encore relativement faible par rapport aux pays voisins. Il varie de 35 à 45 % selon les sources [4]. Si la coopération entre administrations, entreprises et banques semble fonctionner pour faire ouvrir un compte à de nouveaux clients, elle ne permet pas de pérenniser une clientèle qui, de fait par la nature de ses revenus et ses modes de subsistance, se trouve loin du système bancaire. La relation à ces nouveaux clients, petits porteurs, est particulièrement tendue. Dans les villages, nombreux sont les clients qui rapportent avoir été floués par les banques.
Dans la famille Sharshuk, les enfants ont ou ont eu une carte bancaire et un compte en banque au moment de leurs études pour recevoir les bourses de l’État. Olya aussi eu une carte de crédit au moment de la naissance de sa première fille pour recevoir les allocations de l’État. D’après Olya, cette possibilité de recevoir les allocations maternité sur un compte bancaire lui permettait d’éviter de recevoir ses allocations par l’intermédiaire des factrices qui la lui versaient chaque mois en liquide. Passer par la poste avait en effet le désavantage d’être plus lent. Olya soupçonnait aussi les factrices de se servir au passage. Plus vraisemblablement, ce recours à la carte bancaire, et l’autonomie qu’y acquiert Olya, sont d’autant plus appréciés que le fait de recevoir des allocations est souvent l’objet de jugement quant à leur mérite et à leur usage. Pour Olya, il existe un enjeu de réputation dans la tenue de son foyer et dans son degré d’indépendance à l’égard des allocations. Les factrices, femmes du village, qui ne font pas partie de son cercle d’amies, étaient susceptibles de véhiculer des données sur les allocations qu’elle reçoit et sur son logement, où elles se rendaient pour lui remettre l’argent.
Les choses se compliquent pour Olya et Viktor lorsqu’il s’agit de fermer le compte à la fin de son congé maternité. Trois ans après cette fermeture, ils reçoivent un avis leur précisant qu’ils ont toujours une dette de crédit envers la banque, qui s’élève à près de 500uah avec les intérêts pour une somme initiale soit disant non payée de quelques kopecks. Surpris par cette demande - ils croyaient avoir fermé le compte -, Olya et Viktor acceptent de payer. Ils ont peur des représailles (perte de leur logement, enrôlement de Viktor à l’armée). Quel que soit le caractère réaliste ou non de ces peurs, cette expérience renforce leur méfiance à l’égard du système bancaire.
La récurrence de ces expériences dans la trajectoire des personnes, que je rencontre, suggère des pratiques agressives de la part des banques privées à l’égard d’une clientèle qui lui échappe et qui peut être rançonnée. La faible connaissance et la méfiance des arcanes juridiques et administratives d’Olya et Viktor les empêchent de résister à cette demande de paiement de la part de la banque. Olya et Viktor sont obligés de solliciter un ami proche pour lui emprunter la somme.
L’ensemble de ces facteurs permet de remettre l’endettement de la famille Sharshuk dans un contexte beaucoup plus large : celui de la dette de l’État ukrainien et des exigences de ses créanciers, peu adaptées au fonctionnement actuel du système politique et administratif de l’Ukraine. Les réformes néolibérales qui accompagnent l’attribution de crédit au gouvernement ukrainien (privatisation, baisse des aides sociales, diminution des dépenses de l’État), pèsent avant tout sur les ménages les plus précaires : ceux qui ne connaissent que rarement des situations d’emploi stable et déclaré, ceux qui avaient souvent recours aux services de l’État et pour qui les aides sociales, aussi faibles soient elles, étaient une part importante du revenu. Ce sont ces mêmes personnes d’ailleurs qui sont le plus susceptibles de tomber malade et d’avoir des dépenses de santé importantes, de par leurs conditions de vie et de travail.
Malgré leur absence de revenu, les Sharshuk sont contraints de rembourser les intérêts chaque mois. Il en va de leur réputation dans leur propre famille. Le créancier est une connaissance du frère de Lyuba qui est le seul à avoir un contact avec celui-ci, par qui transitent les remboursements et qu’il ne faut pas mettre en porte-à-faux. Ainsi l’endettement est bien plus qu’une question matérielle. Les enjeux de remboursement, comme ceux de réception des allocations pour Olya, engagent la réputation et la confiance accordées à la famille et, en son sein, à chacun de ses membres. En l’absence de cadre légal, ces relations interpersonnelles entre débiteur et créancier, doublées de relations de parenté ici, assurent au créancier le remboursement et le paiement des échéances malgré leur montant exorbitant au regard des ressources de la famille.
Aujourd’hui, l’Ukraine est engagée dans un conflit militaire. Ce dernier implique une mobilisation des ressources à l’échelle nationale et une baisse des dépenses dans les autres secteurs. Elle justifie ainsi les baisses des budgets locaux et les réformes des services administratifs. Localement, cette mobilisation pèse particulièrement sur les travailleurs et travailleuses précaires. Elle vient s’ajouter aux arguments de l’administration contre les personnes qui reçoivent des aides. Dans la famille Sharshuk, Viktor, en retard dans le paiement de la pension alimentaire qu’il doit à son ex-femme, faute de moyens, se voit interpelé par les services sociaux sur le fait que l’État a besoin d’argent pour « défendre la patrie ». Ce discours est d’autant plus accusateur que Viktor est au chômage et qu’il pourrait, aux yeux de l’administration, s’engager dans l’armée. Des rumeurs courent dans le village à propos d’hommes enrôlés contre leur gré ou malgré leur inaptitude physique, et désignés comme volontaires après avoir été repérés, pour être sans emploi lors d’une visite des services sociaux (ce serait le cas du beau-père d’Olya) ou lors d’un contrôle de Police pour une infraction routière. Même s’il est difficile de mettre en évidence ces liens entre services de conscriptions militaires d’une part et services sociaux ou services de police d’autre part, les difficultés à trouver un cadre légal à cette mobilisation militaire [5] et les récits médiatisés de scandales autour des vagues successives de mobilisation [6] invitent à croire ce qui est rapporté dans les villages.
Enfin, l’analyse des origines des soldats morts sur le front suggère aussi une mobilisation plus forte dans les espaces ruraux auprès de personnes peu diplômées et plus pauvres [7]. Ainsi, la guerre et la politique militaire portent à son apogée la stigmatisation des travailleurs et travailleuses pauvres et resserrent la pression financière sur les ménages les plus fragiles. Viktor, à nouveau, emprunte de l’argent pour payer la pension alimentaire qu’il doit à son ex-femme et payer en plus le policier en charge de son dossier, pour éviter toutes conséquences.
Références :
Bojcun, Marko. 2011. The Ukrainian Economy and the International Financial Crisis. in : First the Transition then the Crash, Eastern Europe in the 2000s, edited by Gareth Dale. London : PlutoPress. p 277
Duval, Jérôme. 2014. Le FMI poursuit sa route en Ukraine. Disponible sur : http://cadtm.org/Le-FMI-activement-present-en (Consulté le 01/03/2016)
Duval, Jérôme. 2015. L’Ukraine aux mains des oligarques. Disponible sur : http://cadtm.org/L-Ukraine-aux-mains-d-oligarques (Consulté le 04/04/2016)
Guseva, Alya. 2010. Incertitude et complémentarité : le marché des cartes de crédit en Russie. Genèses 79(2):74–96.
Morris, Jeremy, and Abel Polese. 2014. Informal Health and Education Sector Payments in Russian and Ukrainian Cities : Structuring Welfare from below. European Urban and Regional Studies 1–16.
Mykhnenko, Vlad, and Adam Swain. 2010. Ukraine’s Diverging Space-Economy : The Orange Revolution, Post-Soviet Development Models and Regional Trajectories. European Urban and Regional Studies 17(2):141–65.
Дудін, Віталій. 2015. ТрудовареформавУкраїни. Спільне : журналсоціальноїкритики.
Симончук, Олена. 2005. Робітничий клас в Україні : хроніка втрат. Соціологія : теорія, методи, маркетинг (4):5–25.
[1] Le Monde, 04 avril 2016, http://www.lemonde.fr/panama-papers/article/2016/04/04/panama-papers-ces-12-dirigeants-mondiaux-qui-ont-utilise-des-societes-offshore_4894962_4890278.html (consulté le 04/04/2016)
[2] Un moratoire général sur les contrôles des entreprises par l’État a été publié au journal officiel en juillet 2014 (BO 2014, n°35, art. 1180)
[3] L’émigration de travail souvent clandestine est difficile à évaluer. Selon les sources, le nombre d’Ukrainiens travaillant en dehors du territoire national s’élèverait de 1,5 à 2 millions de personne, soit 10 % de la population active selon les statistiques officielles. Mais d’autres analyses parlent de 4,5 millions, soit près de 20 % de la population active. Touchant notamment les régions frontalières, ces chiffres sont l’objet de discussions politiques, notamment lors de la campagne présidentielle de 2004, lors de la Révolution Orange autour des fraudes électorales au nom de personnes travaillant à l’étranger.
[4] Le manque de précision de ces données témoigne de l’instabilité et du manque de transparence des activités bancaires commerciales. https://www.credit-et-banque.com/taux-de-bancarisation-des-pays-emergents/ ;
http://www.selenium-consulting.com/pdf/publication-0709.pdf (consulté le 06/04/2016)
[5] Article du 20 janvier 2015, JuridishnaGazeta : http://yur-gazeta.com/publications/events/mobilizaciya-2015-povna-gotovnist.html, consulté le 17 août 2015
[6] Pour un récapitulatif des manières de faire : Article du 15 juillet 2015, dans Corespondent, http://korrespondent.net/ukraine/3539737-otlovyt-y-zabryt-kak-okhotiatsia-na-pryzyvnykov, consulté le 12 août. Cette recrudescence de témoignage pousse la responsable de la commission des droits de l’homme au parlement ukrainien à interpeller l’État-major de l’armée sur ces pratiques (Agence de Presse Nationale Ukrainienne, le 14 août 2014, http://www.unian.ua/society/1111603-viyskkomati-zalyakuyut-ukrajintsiv-neisnuyuchim-spiskom-uhilnikiv-ombudsmen.html).
[7] Article en ligne sur le journal Commons : http://commons.com.ua/mobilizatsiya-bednyh/ Accès le 17 mars 2016
est doctorant en Sociologie à l’Université de Bourgogne et à l’Institut Nationale de Recherche en Agronomie (France). Il travaille sur les recompositions du marché du travail dans les espaces ruraux et les petites exploitations agricoles en Ukraine.