La dette externe espagnole : un poids mort sur l’économie du pays

16 décembre 2015 par Daniel Munevar


Dans le cadre de la crise économique européenne dont on ne voit toujours pas la fin, il est devenu courant de mentionner le paiement de la dette comme pré-requis pour parvenir au pouvoir.



C’est ainsi par exemple qu’il y a seulement quelques semaines, le président portugais Anibal Cavaco a mis précisément cette raison en avant pour tenter d’empêcher l’accession au gouvernement d’une alliance de partis anti-austérité en dépit du fait que ceux-ci détenaient ensemble la majorité absolue au sein du parlement [1] . Plus récemment encore, le ministre espagnol de l’économie, Luis de Guindos a mis en garde contre les risques associés à la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
externe espagnole qui a atteint 160,1% du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
fin 2014 [2]. De Guindos a ainsi demandé aux électeurs espagnols de voter en faveur d’un gouvernement qui assure le paiement de la dette et ainsi la confiance des marchés [3]l.

De sa déclaration découle implicitement le présupposé que la politique économique actuelle du gouvernement espagnol mené par Mariano Rajoy est l’option la plus adéquate pour assurer le caractère soutenable de la dette externe. Il suffit néanmoins de considérer les origines de cette dette et les projections officielles de son évolution future pour se rendre compte que ce n’est pas le cas. A la lumière de son évolution récente, il faut rappeler que sa croissance rapide a été fondamentalement associée à l’augmentation de l’endettement du secteur financier espagnol. Selon la Banque d’Espagne, depuis le début des années 2000, l’augmentation de l’endettement du secteur bancaire a été de 417 milliards d’Euros. Cela n’aurait pas été un problème si ce secteur avait investi dans des activités productives dans l’économie espagnole, activités qui auraient pu générer les revenus nécessaires au remboursement de cette dette privée. Cependant, il est bien connu que cela n’est pas le cas car la majorité des ressources empruntées ont été destinées à la spéculation Spéculation Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
immobilière avec les pertes, faillites et sauvetages bancaires qui en ont découlé.

Il résulte de cette augmentation spéculative de l’endettement du secteur bancaire, un transfert des ressources du secteur public vers le secteur bancaire. Ce dernier a réussi à se débarrasser provisoirement de son problème par la transformation de cette dette privée en dette publique : entre 2008 et 2015 si la dette du secteur financier espagnol a diminué de 275 milliards d’Euros, cela s’est fait par le biais d’une socialisation de dette, c’est à dire son transfert au compte du Trésor public, ce qui a donné lieu à une augmentation de la dette des administrations publiques de 340 milliards d’euros. Les politiques de la Banque centrale européenne BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
(BCE) qui ont facilité ce pompage de la richesse publique vers le secteur privé ne font que postposer la reconnaissance de l’insolvabilité des différents agents de l’économie, insolvabilité qui trouve son origine dans les premières années de l’Euro. Le refus de reconnaître ce fait implique que la dette externe représente un poids mort sur l’économie espagnole qui continuera d’empêcher une véritable reprise économique.

En ce sens, le questionnement principal autour de la politique économique actuelle et de son impact sur l’évolution future de la dette externe espagnole se base sur l’utilisation de présupposés macro-économiques favorables qui permettraient une hypothétique réduction de la dette au cours des prochaines années. Ces présupposés se basent sur des taux de croissance élevés et à l’inverse de faibles taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
ce qui mécaniquement, permet la réduction de la dette externe dans les projections officielles.

Il est interpellant que le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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dans son dernier rapport sur l’Espagne reconnaisse qu’en tenant compte des modèles historiques de comportement de l’économie du pays, la dette externe continuerait sa croissance jusqu’à atteindre 168% du PIB en 2020 [4]. Dans un contexte dans lequel le Parti populaire (droite) s’est engagé au maintien indéfini d’une politique d’austérité, il est impossible d’envisager comment mener à bien la transformation productive dont le pays a besoin pour maintenir à moyen terme des taux de croissance annuels du PIB de 3% qui est le minimum pour donner lieu à une réduction de la dette externe alors que le taux potentiel représente seulement 0,7%.

Il est ainsi facile pour De Guindos de parler de responsabilité alors que son discours se base sur le wishful thinking européen de l’efficacité des politiques d’austérité et de l’émission monétaire par la BCE. Il est certain que ces politiques n’ont fait que transférer le poids de la dette du secteur privé vers le budget de l’Etat et des collectivités territoriales et qu’elles ont présenté comme un problème de liquidité Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
ce qui est en fin de compte un problème de solvabilité. Tant qu’il n’y a pas de mesures prises au niveau européen pour faire face à cette situation il est difficile d’entrevoir que ce soit une reprise soutenue de l’économie espagnole ou une réduction de la dette externe du pays.

Traduction : Virginie de Romanet


Notes

[2IMF. (2015). SPAIN ARTICLE IV CONSULTATION IMF Country Report No. 15/232. Disponible en : https://www.imf.org/external/pubs/ft/scr/2015/cr15232.pdf

[3El Español. (2015, Octubre 27). El fantasma de la deuda externa entra en la campaña electoral. El Español. Disponible en : http://www.elespanol.com/enfoques/20151026/74492605_0.htm

[4Op. cit. 1.

Daniel Munevar

est un économiste post-keynésien originaire de Bogotá, en Colombie. De mars à juillet 2015, il a travaillé comme assistant de l’ancien ministre des finances grec, Yanis Varoufakis ; il le conseillait en matière de politique budgétaire et de soutenabilité de la dette.
Auparavant, il était conseiller au Ministère des Finances de Colombie. Il a également travaillé à la CNUCED.
C’est une des figures marquantes dans l’étude de la dette publique au niveau international. Il est chercheur à Eurodad.

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