La dette n’est pas personnelle, elle est politique

26 mai 2017 par Didier Epsztajn


#Feesmustfall (CC - Wikimedia)

Dans leur introduction au dernier AVP sur les dettes privées illégitimes, Renaud Vivien et Pierre Gottiniaux parlent des familles réduites en esclavage pour dettes, des mort-e-s physiques et des mort-e-s sociaux, des ravages causés par les non-remboursements de crédits hypothécaires…



En référence au mouvement Strike Debt, les auteurs soulignent que la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
est politique et ne doit pas être envisagée comme personnelle, qu’elle est un outil de contrôle des individu-e-s et des populations. Ils abordent, entre autres, le rôle des microcrédits et leur promotion par les grands organismes internationaux, la consommation financée par le crédit et non par la progression des salaires, le rôle de la publicité, les pénalités et les frais de dossiers des institutions financières, celles et ceux endetté-e-s pour défaut de paiement de factures et n’ayant signé aucun contrat de prêt…

Dettes et grands mouvements de résistance, socialisation des pertes financières des banques prêteuses au frais des contribuables…

« À côté des dettes publiques illégitimes, il existe donc aussi des dettes individuelles qui ne sont pas légitimes. Les deux étant liées. La dette publique constitue au Sud comme au Nord le prétexte pour s’attaquer aux droits humains, démanteler la protection sociale, détruire l’agriculture paysanne, privatiser les services publics et les ressources naturelles. Autant de facteurs qui expliquent l’augmentation des dettes privées des individus. C’est à ce « système-dette », englobant à la fois les dettes au Sud et au Nord, publiques et privées, que le réseau CADTM s’attaque depuis plus de six ans. »

Quatre catégories de dettes illégitimes privées au Sud et au Nord sont analysées : « les dettes étudiantes, hypothécaires, paysannes et les dettes liées au microcrédit ».

Le titre de cette note est emprunté au mouvement Strike Debt des États-Unis.

Il n’y a rien de « naturel » à l’augmentation des dettes privées, les explications renvoyant aux individu-e-s masquent des choix politiques d’incitation et de construction de l’endettement.

Les luttes pour détruire les documents de créance, annuler les dettes ne datent pas d’hier. Les auteur-e-s en soulignent quelques exemples historiques. L’endettement privé à servi, dans l’histoire, à asservir, spolier, déposséder les un-e-s (les classes populaires) au profit de quelques-autres et/ou du fonctionnement des systèmes d’exploitation.

Je ne souligne que certains éléments et textes.

Silvia Federici fait le lien entre la financiarisation, le microcrédit et l’accumulation du capital. Elle souligne le piège que représente le microcrédit en particulier pour les femmes, les techniques disciplinaires et l’utilisation de l’« honneur des femmes ». Elle parle d’ethnographie de la honte, des prêts liés à la commercialisation de produits, de la valorisation de la micro-entreprise dans l’occultation du travail et de l’exploitation, de l’individualisation « des raisons de succès et d’échec ». La pauvreté n’est pas liée à un « manque de capital » ni à un manque de réussite mais bien au système d’injuste distribution des richesses… L’auteure appelle à « recréer et réinventer les biens communs que la dette a détruits ».

Il me semble important de rappeler comme le font certain-e-s auteur-e-s que « les droits fondamentaux des personnes priment sur ceux des créanciers ». Il conviendrait de souligner que le « droit de propriété privé » des moyens de production est largement contradictoire avec l’égalité réelle et la liberté des producteurs/citoyens et des productrices/citoyennes.

Les auteur-e-s analysent, entre autres, les mécanisme de l’endettement et du surendettement, les fonctionnements réels et les effets des microcrédits, la marchandisation des besoins, l’extension de la bancarisation, la dépolitisation de la question féministe, la disparition des budgets publics sous les directives des organismes internationaux et l’extension de la dette privée…

Elles et ils présentent quelques alternatives comme un système d’épargne et de crédit autogéré par des femmes au Bénin.

J’ai notamment été intéressé par le chapitre « Dette et agriculture industrielle » dont les mécanismes de prêt aux pays du « Sud » pour acheter des produits fabriqués dans les pays du « Nord » (les batailles contre les licenciements ne peuvent donc se faire sur la base de la poursuite des modèles exportateurs ou en défense des produits toxiques), les subventions à l’exportation ruinant les marchés locaux, l’agriculture productiviste et industrielle…

La construction de la dette des ménages est analysée dans plusieurs régions du monde, ainsi que le rôle des Plans d’ajustement structurels et du microcrédit dans le développement de l’endettement des paysan-ne-s, l’impact des cultures de rente et la baisse des cultures vivrières Vivrières Vivrières (cultures)

Cultures destinées à l’alimentation des populations locales (mil, manioc, sorgho, etc.), à l’opposé des cultures destinées à l’exportation (café, cacao, thé, arachide, sucre, bananes, etc.).
, la concentration foncière et les exploitations agro-industrielles…

Si l’endettement (mais non les causes réelles) des paysan-ne-s est quelquefois connu, il n’en est pas de même pour l’endettement des étudiant-e-s à travers le monde. Et ce, malgré les luttes menées ces dernières années, en particulier contre la hausse des frais d’inscription.

Je souligne l’article de Patrick Bond sur l’Afrique du sud, le mouvement #RhodesMustFall, la désobéissance civile non-violente utilisée dans les mobilisations étudiantes, la question des frais de scolarisation et celle de la transformation-décolonisation de l’université.

Mobilisations étudiantes en Afrique du sud, en Belgique, au Québec , aux Etats-Unis… (Sur le Quebec, lire, entre autres, André Frappier, Richard Poulin et Bernard Rioux : Le printemps des carrés rouges. Lutte étudiante, crise sociale, loi liberticide et démocratie de la rue )

Eric Martin, dans un entretien sur les « Luttes & dettes étudiantes au Québec », montre comment la dette permet d’enchainer les étudiant-e-s au « cycle de vie de production-consommation ». L’auteur parle de « vol de temps institué », d’outil pour « plonger les gens dans un système d’esclavage partiel », de la gratuité scolaire à instituer…

Chiara Filoni et Anouk Renaud discutent du salaire pour les étudiant-es, « être payée pour étudier » et de la gratuité réelle de la scolarité…

La dernière partie est consacrée aux dettes immobilières ou hypothécaires, à la sur-évaluation des biens, au sauvetage des banques et non des particuliers, aux expulsions en Espagne et en Grèce, à la non expropriation des ménages en Islande, au scandale des prêts libellés dans une autre monnaie que la monnaie domestique, au troisième mémorandum en Grèce…

Les dettes ont été construites pour permettre le développement de nouveaux marchés. L’endettement privé n’est pas une question qui place un-e individu-e en face d’un organisme créancier mais bien un système et sa logique propre d’auto-reproduction élargie. L’expansion des crédits a été favorisé par les pouvoirs publics, qui ont de plus limité la réglementation au seul bénéfice des établissements financiers. Se libérer de la dette, c’est aussi sortir d’une certaine forme d’aliénation de notre futur. À l’illégitimité des dettes, il convient bien de répondre : « Désobéissons ensemble aux créanciers illégitimes, car si nous ne devons rien, nous ne paierons rien ! »

Sommaire
- Introduction
Chapitre 1 : Dettes privées dans l’histoire et en Belgique
- Briser le cercle vicieux des dettes privées illégitimes
- Solon et la crise d’endettement dans la cité athénienne
- La financiarisation, le microcrédit et l’architecture changeante de l’accumulation du capital
- La médiation de dettes, une solution au surendettement ?
Chapitre 2 : Microcrédit : quand les banques et la finance avancent masquées derrière la lutte contre la pauvreté
- Muhammad Yunus : prix Nobel de l’ambiguïté ou du cynisme ?
- Femmes africaines unies contre le microcrédit
- Microcrédits : quand les pauvres financent les riches
- Pourquoi les Institutions de la microfinance s’intéressent-elles autant aux femmes ?
- Microcrédit et autogestion en Argentine
Chapitre 3 : Dettes paysannes
- Dette et agriculture industrielle : une union sacrée
- Dette des ménages, microcrédit et piège de l’endettement
- Un défi pour le 21è siècle : articuler luttes paysannes et alternatives agroécologiques !
- La PAC et l’endettement des agriculteurs : quelles politiques alternatives ?
- Au Mali : le cercle vicieux de l’endettement paysan
Chapitre 4 : Dettes étudiantes
- Afrique du Sud, décolonisation, races et politique de classe
- Mobilisations étudiantes en Belgique
- Luttes & dettes étudiantes au Québec
- « Strike debt » : un plan de sauvetage du peuple par le peuple
- Être payée pour étudier
Chapitre 5 : Dettes hypothécaires
- Espagne : près d’un demi-million d’expulsions, le produit d’une loi franquiste
- Grèce : expulsions tous les mercredis
- L’Islande n’a pas exproprié ses ménages
- Le scandale du crédit en franc suisse
- Troisième mémorandum – Le renversement d’un renversement
Conclusion

S’abonner à l’AVP : http://www.cadtm.org/Revue-Les-autres-voix-de-la

AVP n°71 – Les autres voix de la planète, http://www.cadtm.org/Dettes-privees-illegitimes : Dettes privées illégitimes

Etudiant-e-s, paysan-ne-s, ménages, travailleurs-ses, Il y en aura pour tout le monde !

2e trimestre 2017
La revue du CADTM, Liège 2017, 102 pages, 5 euros

Didier Epsztajn