Dans son nouveau livre Le Système Dette, Éric Toussaint aborde l’histoire longue des dettes souveraines avec une analyse de la géopolitique des 19e et 20e siècles. Il examine leurs effets sur les territoires, les peuples et les États qui les ont contractées, ainsi que l’articulation entre colonialismes et post-colonialisme à travers l’endettement souverain des pays périphériques. « Les emprunts constituent le moyen le plus sûr pour les vieux pays capitalistes de tenir les jeunes pays en tutelle, de contrôler leurs finances et d’exercer une pression sur leur politique étrangère, douanière et commerciale » (Rosa Luxemburg, 1913).
Dès le 19e, les puissances du Nord ont condamné les jeunes États endettés à un sous-développement endémique en imposant des traités de libre-échange à l’Amérique Latine, l’Égypte ou la Turquie, en instaurant des commissions du remboursement de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
en Turquie, en Tunisie et en Grèce, au détriment des productions nationales. Complices, les élites locales se sont enrichies par l’achat d’obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
souveraines dévaluées, tout en favorisant l’endettement extérieur plutôt que de contribuer par l’impôt. Les grandes puissances soutiennent alors des régimes locaux corrompus et coercitifs pour dégager les excédents destinés au remboursement. Impôts, récoltes confisquées, monopoles à bas prix sur les matières premières et les produits de première nécessité imposent aux peuples saignés à blanc une véritable servitude par la dette, au moyen de « plans d’ajustement ». Une méthode reprise plus tard par le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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et la Banque Mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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Devant les cessations de paiement dues à ces politiques prédatrices, les grandes Puissances ont mené des guerres de conquête en prétextant le remboursement des emprunts souverains dû à leurs banquiers privés. Ainsi le Système Dette se révèle comme la clé de l’histoire des dominations et de l’impérialisme.
Mais la dette sert aussi à exploiter la naïveté des peuples du Nord, avec l’aval de leurs dirigeants : soutenu à la fois par le gouvernement français, la Banque de France et les journaux – à l’exception notable de L’Humanité -, l’emprunt russe réfuté dès 1918 par les Soviétiques a dégagé des profits au détriment des petits porteurs jusqu’en 1927. Cette collusion États-Finance-Presse a entraîné les peuples dans un cycle infernal de la dette et de la faillite, jusqu’aux deux conflits mondiaux du XXe siècle.
De nos jours, dans le processus néo-colonialiste de la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
, la dette publique justifie l’aliénation des peuples périphériques et désormais, celle des peuples du Nord, par la destruction de l’État-Providence et la précarité qu’entraînent les mesures d’austérité budgétaire. Or, selon le théoricien de la dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
Alexander Sack, une dette souveraine devient odieuse quand l’usage des fonds prêtés est contraire aux intérêts de la population de tout ou partie du territoire, et quand les créanciers en sont prévenus ; les répudiations menées par les États-Unis, le Portugal et l’URSS en établissent la jurisprudence. Toussaint démontre le caractère odieux des dettes contractées dans le cadre de « plans d’aide » et conditionnées par des politiques d’ajustement structurel, en Afrique ou en Grèce, qui bafouent les droits humains élémentaires et le droit international sur les Traités.
Enfin le livre décrit les annulations unilatérales de dette en insistant sur les répudiations victorieuses : l’URSS, le Mexique, Cuba sont sortis de la spirale d’endettement et ont retrouvé le contrôle de leur politique, en accédant très vite à l’emprunt souverain. Au passage les « démocraties occidentales » et les organismes internationaux qu’elles ont mis en place, Banque Mondiale, OCDE
OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.
Site : www.oecd.org
et FMI, se révèlent directement liés aux grands organismes financiers privés.
Accessible au grand public, Le Système Dette d’Éric Toussaint éclaire magistralement l’histoire des pays de la périphérie à la lumière de l’exploitation de leurs dettes extérieures par les puissances occidentales alliées au capitalisme financier.
Recension publiée dans le quotidien L’Humanité le 7 décembre 2017.
Documentariste, essayiste et traductrice du grec moderne, militante CADTM.
28 mai 2018, par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis
11 mai 2018, par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis
30 avril 2018, par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis
8 mars 2018, par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis
28 février 2018, par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis
A propos du livre Le système dette d’Eric Toussaint.
Les dettes, outil d’asservissement des peuples pour les puissances financières, outil de colonisation pour les États centraux17 novembre 2017, par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis
4 octobre 2017, par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis
18 janvier 2017, par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis
16 décembre 2015, par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis