Chaque année, L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) publie un rapport intitulé l’État de l’insécurité alimentaire dans le monde (State of Food Insecurity, SOFI). Le rapport de 2015 vient de sortir.
Dans une lettre d’accompagnement, le Directeur général adjoint de la FAO, chargé du développement économique et social, Jomo Kwame Sundaram, résume ainsi le message du rapport : « Avec le nombre de personnes qui souffrent de faim chronique dans les pays en voie de développement passant de 990,7 millions en 1991 à 779,9 millions en 2014, leur part dans les pays en voie de développement a décliné de 44,4 pour cent, passant de 23,4 à 12,9 pour cent sur 23 ans, mais on n’arrive toujours pas à la cible de 11,7 pour cent. » Nous n’avons pas tout à fait atteint l’objectif de diminuer de moitié la sous-alimentation chronique comme cela a été envisagé dans le premier Objectif de Développement du Millénaire (ODM), mais nous nous en rapprochons.
Cependant, avant de célébrer ceci, il faut se rappeler les faits suivants. La version initiale de la promesse de diviser par deux la sous-alimentation chronique avant 2015 a été faite au Sommet mondial à Rome en 1996 et a envisagé une réduction par moitié du nombre de personnes chroniquement sous-alimentées entre 1996 et 2015. La Déclaration du Millénaire de l’Assemblée Générale de l’ONU a ensuite diminué cet objectif en promettant de réduire par moitié la proportion de personnes chroniquement sous-alimentées entre 2000 et 2015. Et l’OMD-1 a diminué encore cet objectif en promettant de réduire par moitié la proportion des personnes chroniquement mal-nourries dans la population des pays en voie de développement entre 1990 et 2015. Si on avait gardé l’interprétation originale du sens de la réduction par moitié de la sous-alimentation en 2015, nous trouverions une réduction de moins de 15 pour cent : passant de 931 millions en 1996 à 795 millions en 2014.
Même ce progrès clairement modeste est dû entièrement au changement méthodologique abrupt de la FAO annoncé dans le rapport SOFI 2012. Voici, côte à côte, les chiffres FAO officiels pour les personnes chroniquement mal-nourries—en millions—selon les méthodologies anciennes et nouvelles :
ANCIENNE | NOUVELLE | |
1990 | 843 | 1010 |
1996 | 788 | 931 |
2001 | 833 | 922 |
2006 | 848 | 884 |
2008 | 963 | 867 |
2009 | 1023 | 867 |
2010 | 925 | 868 |
2014 | 795 |
Bien sûr, avec du recul, ce n’est pas une bonne pratique de réaliser un changement si dramatique de méthodologie au cours de la 22e année d’un exercice de chiffrement qui dure depuis 25 ans.
En outre, il est invraisemblable que la sous-alimentation puisse rester constante quand les prix de l’alimentation ont quasi doublé après 2005 avec des pics en 2008 et 2011 (http://www.fao.org/worldfoodsituation/foodpricesindex/fr/) Dernièrement, la nouvelle définition de la sous-alimentation (voir l’Annexe 2, page 57, rapport SOFI 2012) est tout simplement absurde. Une personne est considérée mal-nourrie uniquement dans le cas suivant :
Cette définition ne prend pas en compte une personne qui a un manque important en vitamines (par exemple la vitamine A), en minéraux (tel que le fer), en protéines et en toute autre substance nutritive critique. La définition n’inclut pas non plus la personne qui doit faire un travail physiquement pénible pour gagner sa vie et qui a donc besoin de plus que les 1800 kcal alloués pour « une mode de vie sédentaire ». Et cette définition exclut aussi ceux qui souffrent sévèrement de la faim pendant des mois entiers, si ce n’est pas pour une année entière. Afin de percevoir l’absurdité extrême de cette définition, prenez en compte que, selon celle-ci, un conducteur de rickshaw mal-nourri est une impossibilité biologique puisque, si une telle personne avait accès à moins que l’apport calorique nécessaire pour une mode de vie sédentaire, il serait mort bien avant la fin d’une année entière et donc n’apparaîtrait jamais dans les statistiques de la FAO. (Un conducteur de rickshaw a besoin de 3000-4000 kcal par jour).
La méthodologie nouvelle de la FAO sous-estime énormément le nombre de personnes mal-nourries, et donc ce dénombrement produit une image beaucoup trop optimiste. (Notez qu’il y a eu des changements divers importants dans les définitions et les méthodologies depuis le début de la période des ODMs et qu’après chaque changement, la tendance mise en évidence par les chiffres a été améliorée. Il ne s’agit certainement pas d’une coïncidence !)
Le rapport SOFI 2015 (p. 57) défend explicitement la nouvelle méthodologie contre deux critiques explicitées ci-dessous et faites par moi-même et d’autres - Frances Moore Lappé, Jennifer Clapp, Molly Anderson, Robin Broad, Ellen Messer, Thomas Pogge et Timothy Wise - dans l’article « How We Count Hunger Matters », Ethics & International Affairs, 27/3 (2013), pp. 251-259.
1. « Pour l’heure, peu d’enquêtes rendent compte avec exactitude de la consommation alimentaire habituelle au niveau de l’individu et recueillent assez d’informations sur les caractéristiques anthropométriques et sur les niveaux d’activité de chaque personne interrogée. Autrement dit, peu d’études permettraient d’estimer le seuil à utiliser au niveau individuel concernant les besoins énergétiques. » (SOFI 2015, page 57). Ma réponse : Alors, faites des enquêtes au lieu de répéter un exercice défectueux ! Même un échantillon aléatoire de quelques milliers de personnes vous donnerait un sens de la qualité (ou son absence) des estimations pour un pays ou province donné. C’est un scandale que la faim mondiale soit estimée d’une manière aussi primitive, que nous ne sachions même pas, au moins à peu près, combien de personnes sous-alimentées il y a.
2. « S’agissant des besoins énergétiques, lorsque l’on considère la population dans son ensemble, les différences de poids, d’efficacité métabolique et d’activité physique d’un individu à l’autre font qu’il existe une plage de valeurs compatibles avec un bon état de santé. Il s’ensuit qu’au sens probabiliste, seules les valeurs inférieures au minimum d’une telle plage peuvent être associées à une sous-alimentation. Ainsi, pour que le PoU indique qu’un individu sélectionné au hasard dans une population est sous-alimenté, il est nécessaire de choisir comme seuil la borne inférieure de la plage de valeurs correspondant aux besoins énergétiques. » (SOFI 2015, page 57). Ma réponse : C’est du charabia. Ce qui découle de cette logique est qu’il faut utiliser la borne inférieure de la plage disponible si l’on veut être absolument certain de ne jamais inclure comme mal-nourri quelqu’un qui ne l’est pas. Mais cette certitude, étant donné la méthodologie FAO—vient au prix de ne pas compter des centaines de millions de personnes qui ont suffisamment de calories pour un mode de vie sédentaire avec un faible poids corporel et une efficacité métabolique importante mais qui ne consomment pas suffisamment de calories pour leur charge de travail actuelle, leur poids corporel actuel et leur métabolisme actuel--- et leur capacité actuelle d’absorption de l’alimentation. Sur ce dernier point, Robert Chalmers souligne ceci (dans une communication privée) : « les parasites intestinaux peuvent prendre jusqu’à un tiers de l’alimentation ingérée (bien que ce niveau ne soit pas toujours aussi important) et les éléments sur l’entéropathie environnementale n’indiquent pas seulement moins d’absorption de la part de l’intestin endommagé mais une diversion asymptomatique d’énergie nutritionnelle pour le combat des infections. Dans certaines populations comme celles d’Uttar Pradesh, de Bihar, de Madhya Pradesh et d’ailleurs avec des niveaux de défécation en plein air importants (et croissants) par km2, jusqu’à 65 pour du retard de la croissance est du à la défécation en plein air, dont une grande partie est le résultat de l’entéropathie environnementale. Maintenant que nous avons le diagnostique moléculaire de l’entéropathie environnementale des fèces---après une découverte très récente—nous pourrions bientôt en savoir plus sur sa prévalence— mon intuition est que ce problème doit toucher presque tous les enfants dans l’Inde rural du Nord. » Tout ceci vient s’ajouter à l’ignorance (la non prise en compte) de tous ceux qui manquent des substances nutritives (les vitamines, les minéraux, etc.) autre que l’énergie. Pensez aux millions qui souffrent de l’anémie ferriprive---ne sont-ils pas mal-nourris et cela de manière chronique ?
La méthodologie FAO a été adoptée avant l’arrivée de Jomo Kwame Sundaram et, dans tous les cas, ma critique ne cible pas les autorités de la FAO. Leurs décisions peuvent très bien être motivées par la meilleure des intentions. Comme avec les autres agences onusiennes, les hauts représentants de la FAO agissent à la convenance des politiques et reçoivent le financement de la FAO de ceux-ci et, enfin d’accéder à plus de financement pour la poursuite des objectifs nobles de la FAO, ils peuvent avoir à défendre les politiques des hommes et femmes politiques et en particulier leur grand projet de globalisation
Globalisation
(voir aussi Mondialisation) (extrait de Chesnais, 1997a)
Origine et sens de ce terme anglo-saxon. En anglais, le mot « global » se réfère aussi bien à des phénomènes intéressant la (ou les) société(s) humaine(s) au niveau du globe comme tel (c’est le cas de l’expression global warming désignant l’effet de serre) qu’à des processus dont le propre est d’être « global » uniquement dans la perspective stratégique d’un « agent économique » ou d’un « acteur social » précis. En l’occurrence, le terme « globalisation » est né dans les Business Schools américaines et a revêtu le second sens. Il se réfère aux paramètres pertinents de l’action stratégique du très grand groupe industriel. Il en va de même dans la sphère financière. A la capacité stratégique du grand groupe d’adopter une approche et conduite « globales » portant sur les marchés à demande solvable, ses sources d’approvisionnement, les stratégies des principaux rivaux oligopolistiques, font pièce ici les opérations effectuées par les investisseurs financiers, ainsi que la composition de leurs portefeuilles. C’est en raison du sens que le terme global a pour le grand groupe industriel ou le grand investisseur financier que le terme « mondialisation du capital » plutôt que « mondialisation de l’économie » m’a toujours paru - indépendamment de la filiation théorique française de l’internationalisation dont je reconnais toujours l’héritage - la traduction la plus fidèle du terme anglo-saxon. C’est l’équivalence la plus proche de l’expression « globalisation » dans la seule acceptation tant soit peu scientifique que ce terme peut avoir.
Dans un débat public, le patron d’un des plus grands groupes européens a expliqué en substance que la « globalisation » représentait « la liberté pour son groupe de s’implanter où il le veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales »
. Si j’étais un représentant de la FAO, je donnerais peut–être aux politiciens des meilleurs chiffres et tendances en échange d’un soutien plus important en faveur du travail de la FAO. Mais il faut aussi que quelqu’un, quelque part, parle vrai et dise que les pauvres ont été trahis de manière frappante, que la sous-alimentation est immensément plus répandue et persistante que les statistiques de la FAO ne l’affirment, qu’il devrait y avoir un groupe indépendant d’experts universitaires pour produire des estimations alternatives bien documentées. Il est de notre responsabilité en tant qu’universitaires de développer des estimations fiables même si les gouvernements empêchent un tel effort. Nous pouvons entreprendre cette tâche et nous devrions nous unir afin de le faire !
Leitner Professor of Philosophy and International Affairs, Yale University, PO Box 208306, New Haven, CT 06520-8306 pantheon.yale.edu/ tp4 http://www.ted.com/speakers/thomas_pogge.html
21 avril 2008, par Thomas Pogge