La financiarisation, le microcrédit et l’architecture changeante de l’accumulation du capital

Première publication le 28 juin 2017

9 septembre 2021 par Silvia Federici


Le CADTM republie cet article de Silvia Federici qui participera le 14 septembre 2021 à une conférence en ligne organisée par le CADTM https://www.cadtm.org/Universite-2021-du-CADTM-le-programme-des-conferences-en-ligne




Comme le crash de Wall Street de 2008 l’a si dramatiquement démontré, l’espoir que la « financiarisation » puisse apporter une solution ou une alternative à la disparition des emplois et des salaires s’est avéré une illusion. La décision de renflouer les banques mais pas les débiteurs de la classe ouvrière a démontré que la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
est conçue pour être une norme de la vie des travailleurs, pas moins que dans la phase initiale de l’industrialisation, mais avec des conséquences plus dévastatrices du point de vue de la solidarité de classe. Ceci parce que le créditeur n’est plus le boutiquier local ou le voisin mais le banquier, et qu’en raison des taux d’intérêts élevés, la dette, comme un cancer, continue de s’accroître avec le temps. De surcroît, depuis les années 1980, toute une campagne idéologique a été orchestrée qui présente les emprunts comme destinés à subvenir à l’autoreproduction, comme une forme entrepreneuriat, passant sous silence la relation de classe et l’exploitation qu’ils impliquent. Si l’on en croit cette campagne, au lieu d’un combat capital-travail favorisé par la dette, nous avons des millions de micro-entrepreneurs qui investissent dans leur reproduction même s’ils ne possèdent que quelques centaines de dollars, supposément « libres » de prospérer ou d’échouer en fonction de leur labeur et de leur sagacité.

Il ne s’agit pas seulement de présenter la « reproduction » comme un « auto-investissement ». Comme la machine à prêter de la dette devient le principal moyen de reproduction, une nouvelle relation de classe s’instaure, où les exploiteurs sont mieux cachés, plus dans l’ombre, et les mécanismes d’exploitation sont plus individualisés et culpabilisants. Au lieu de travail, d’exploitation et, par-dessus tout, de « patrons », si importants dans le monde de l’usine, les débiteurs se retrouvent maintenant non plus face à un employeur mais à une banque qu’ils affrontent seuls et non plus comme partie d’une entité collective et de relations de groupe, comme c’était le cas avec les travailleurs salariés. De cette façon, la résistance des travailleurs est affaiblie, les désastres économiques acquièrent une dimension moralisatrice et la fonction de la dette comme instrument d’extraction du travail est masquée, comme nous l’avons vu, sous l’illusion d’un auto-investissement.

 Microfinance et macrodette

Jusqu’à présent, j’ai décrit à grands traits comment la création de la dette de la classe ouvrière a fonctionné aux États-Unis. Néanmoins, les fonctionnements de la machine prêt/dette sont plus visibles dans la politique du microcrédit ou de la microfinance. Ce programme très médiatisé lancé à la fin des années 1970 par l’économiste bangladeshi, Muhammad Yunus, avec la fondation de la Grameen Bank s’est depuis étendu à toutes les régions de la planète. Vanté comme moyen d’« alléger la pauvreté » dans le monde, la microfinance s’est en réalité avérée être un instrument à créer de la dette, impliquant un vaste réseau de gouvernements nationaux et locaux, d’organisations non gouvernementales (ONG) et de banques, à commencer par la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, servant surtout à capter le travail, les énergies et l’inventivité des « pauvres » [1], surtout des femmes. Comme Maria Galindo de Mujeres Creando [2] l’a écrit au sujet de la Bolivie dans son prologue à La pobreza, un gran negocio, la microfinance, en tant que programme financier et politique, a eu pour but de récupérer et de détruire les stratégies de survie que les femmes pauvres avaient mises au point en réponse à la crise de l’emploi mâle provoquée par l’ajustement structurel des années 1980. Persuadant les femmes que même un petit prêt pouvait résoudre leurs problèmes économiques, il a intégré leurs activités informelles, faites d’échanges avec des femmes pauvres sans emploi comme elles, dans l’économie formelle, les obligeant à payer un montant hebdomadaire en remboursement de leur emprunt [3]. L’observation de Maria Galindo, que la microfinance est un mécanisme destiné à placer les femmes sous le contrôle de l’économie formelle, peut être généralisée à d’autres pays, de même que son argument selon lequel les prêts sont des pièges dont peu de femmes peuvent profiter ou se libérer.

La microfinance est un instrument à créer de la dette, impliquant un vaste réseau de gouvernements, d’ONG et de banques

Il est significatif que les prêts concernant habituellement de très faibles sommes d’argent sont majoritairement donnés à des femmes et particulièrement à des groupes de femmes, bien que dans de nombreux cas, ce sont les maris ou les autres hommes de la famille qui les utilisent [4]. Les planificateurs financiers préfèrent travailler avec des femmes, qu’ils estiment plus responsables dans leurs transactions économiques, car elles sont beaucoup plus dépendantes de ressources économiques stables pour la reproduction de leur famille et plus vulnérables à l’intimidation. Ils ont aussi étudié les communautés de femmes et « ont utilisé leur système de relations sociales pour leurs propres objectifs » [5] le traitant comme un capital social, de telle sorte que lorsque de tels groupes n’existent pas, ils encouragent les femmes à en former.

Des micro-prêts sont consentis à des groupes parce que, de la sorte, chaque membre devient responsable du remboursement, et que, si quelqu’un devait faire défaut, on puisse attendre de chaque membre qu’il intervienne. En outre, la responsabilité conjointe, comme le fait valoir Lamia Karin [6], conduit à une prolifération de techniques disciplinaires, les femmes se scrutant et se surveillant constamment l’une l’autre, avertissant les agents en cas de problèmes potentiels. « À travers ce système », note Maria Galindo [7] , « le tissu social qui soutient les femmes dans leur vie quotidienne est utilisé pour soutenir le paiement de la dette ». Ce mécanisme a prouvé sa grande efficacité, puisque les microcrédits sont accordés dans des sociétés dans lesquelles les codes ruraux –liés à des stratégies de survie anciennes- font du remboursement une affaire d’honneur, et que l’honneur des femmes, en particulier, est essentiel à la position d’une famille dans la communauté. Effectivement, comme l’écrit Lamia Karim [8], l’honneur des femmes opère comme une sorte de caution. Du coup, le paradoxe est que bien que les emprunteurs soient les plus pauvres du monde, les taux de remboursement sont les plus élevés.

Cet autocontrôle collectif n’est que partiellement responsable de ce « succès ». Tout aussi importantes ont été les stratégies utilisées quand les emprunteurs font défaut. Les banques, les agences internationales et les ONG participent à une vraie ethnographie de la honte, étudiant les mécanismes à travers lesquels les différentes communautés mettent en œuvre sur le plan culturel leurs traditions éthiques, pour les utiliser tout en les accompagnant de menaces et d’intimidations physiques. Des visites à domicile et un éventail de méthodes de diffamation sont utilisées pour terrifier les débiteurs et les obliger à payer. Dans certains pays, comme le Niger, des photos de femmes n’ayant pas remboursé leur dette sont placardées sur les portes des banques [9]. En Bolivie, certaines institutions de microfinance ont marqué les maisons de débiteurs défaillants et accroché des affiches dans les environs [10]. Au Bangladesh, le cambriolage est une méthode habituelle pour punir les emprunteurs défaillants, pratique qui voit des cadres d’ONG entrer dans une maison et arracher les portes, les planchers et les toits pour les revendre en guise de paiement pour le remboursement défaillant [11]. Toutefois, « des punitions publiques et des sanctions incluent également... des flagellations, le versement de poix sur les corps, tondre les femmes… cracher publiquement sur une personne chaque fois qu’elle ou il passe » [12]. Les ONG se sont aussi adressées à la police, aux tribunaux, aux élites locales. Résultat, ceux qui risquent de ne pas pouvoir payer vivent dans un état de terreur qui renforce les ressentiments et l’hostilité parmi les femmes elles-mêmes, qui participent parfois aux cambriolages. Cela explique pourquoi les taux de remboursement sont si élevés même si ceux qui affirment avoir eu beaucoup de succès avec le capital acquis sont peu nombreux.

L’« émancipation » grâce aux microcrédits n’est pas chose facile, du moins pour la majorité des bénéficiaires. La réalité, c’est que la pauvreté et la misère sont provoquées non par le manque de capital mais par l’injuste distribution de la richesse, et ce ne sont pas quelques centaines de dollars qui pourront résoudre ou atténuer ce problème. Quelques centaines de dollars entre les mains de familles qui vivent quotidiennement au bord de la catastrophe disparaissent rapidement et sont rarement investies pour générer plus d’argent. Le mari tombe malade, la chèvre meurt ou les enfants n’ont pas de chaussures pour aller à l’école : en peu de temps, les bénéficiaires du prêt se retrouvent incapables d’effectuer leurs remboursements et doivent avoir recours à des prêteurs pour rembourser leurs prêts. Loin de se sortir eux-mêmes de la pauvreté grâce à quelque investissement « vertueux », ils plongent encore plus profondément dans celle-ci, passant d’une petite dette à une plus importante, dans une spirale qui se termine souvent par un suicide. Même s’ils ne meurent pas physiquement, de nombreux emprunteurs meurent socialement. Certains, honteux d’être incapables de payer leurs dettes, quittent leur village. Au Bangladesh, des femmes en défaut de paiement ont été abandonnées par leur mari après qu’on leur ait fait honte publiquement. Bon nombre de ces défauts découlent non seulement de leur situation de crise permanente mais aussi des forts taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
appliqués aux prêts, habituellement 20 % ou plus [13]. La justification donnée pour expliquer ces taux élevés est que prêter à des pauvres est un processus laborieux exigeant de façon probable un important dispositif de travail social pour s’assurer qu’ils n’échappent pas à l’emprise de leurs créditeurs, et que, s’ils ne peuvent pas rembourser avec de l’argent, ils le fassent jusqu’à leur dernière goutte de sang, que ce soit sous la forme d’un lopin de terre, d’une petite hutte, d’une chèvre, d’une marmite ou d’une poêle. Au Bangladesh, en guise de punition, des femmes en défaut de paiement sont privées de la grande casserole qu’elles utilisent pour cuire le riz qui nourrit leur famille ; c’est la honte ultime qu’une femme puisse avoir à supporter, et le fait de perdre la face devant la communauté est si insoutenable que cela peut conduire à l’abandon par le mari et, parfois, au suicide [14]. Pourtant c’est précisément ce à quoi de nombreuses femmes ont été soumises, leur maison ayant été cambriolée et elles-mêmes parfois physiquement agressées.

Au vu de cette situation, pourquoi les microcrédits prolifèrent-ils encore ? Qu’est ce qui incite les gens à les prendre, et qu’est-ce qui est obtenu avec cette extension généralisée de la dette ? La réponse est qu’aujourd’hui, à travers le monde, peu de gens peuvent vivre uniquement de leurs moyens de subsistance même dans des régions à prédominance agricole. Les expropriations de terres, les dévaluations de la monnaie, les coupes dans les emplois et les services sociaux, couplées à l’extension des rapports de marché, forcent même des populations principalement engagées dans l’agriculture à chercher d’autres formes de revenus monétaires. Les ONG ont aussi appris à associer aux prêts des produits commerciaux, offrant en même temps que les prêts une variété de biens de consommation comme des médicaments ou de la nourriture que les emprunteurs seront tentés d’acheter. Certains emprunteurs réussissent à améliorer leur situation, bien qu’ils soient minoritaires et qu’ils y arrivent en collaborant avec les ONG pour contrôler les autres emprunteurs et recouvrer les dettes. La situation des emprunteuses en Bolivie ou au Bangladesh est à mettre en parallèle avec celle des étudiants aux États-Unis qui sont prêts à faire face à un niveau élevé d’endettement, convaincus que le diplôme ainsi obtenu leur apportera un salaire plus élevé, alors qu’en réalité, après avoir fini leurs études, ils ont bien des difficultés à trouver un emploi, ou à en trouver un qui réponde au niveau de salaire espéré, ou encore qui leur permette de rembourser leurs dettes.

Le capitalisme a atteint le point où les avantages obtenus de la paupérisation et l’expropriation des masses sont neutralisés par l’incapacité à contenir les résistances qu’elles produisent

Les raisons pour lesquelles les investisseurs insistent pour promouvoir ce programme – malgré les critiques grandissantes et les preuves de son échec à éradiquer la pauvreté – sont variées. Les bons rendements sur l’argent investi ne sont qu’un des facteurs. Aussi importants sont les changements dans les rapports de classe et dans les relations à l’intérieur du prolétariat lui-même, induits par la dette. La microfinance permet au capital international de contrôler et d’exploiter le prolétariat mondial, contournant la médiation des États nationaux et garantissant ainsi que tout profit revienne directement aux banques et ne soit pas approprié par les gouvernements locaux. Elle permet aussi de contourner le monde des membres mâles de la famille en tant que médiateurs dans l’exploitation du travail des femmes et de tirer profit des énergies d’une population de femmes qui, dans le sillage de l’ajustement structurel, ont été capables de créer de nouvelles formes de subsistance en dehors ou à la marge de l’économie monétaire que le microcrédit essaye d’amener sous le contrôle des relations monétaires et des banques. Enfin et surtout, comme les autres stratégies génératrices de dette, la microfinance permet de faire des expériences avec d’autres formes de rapports sociaux où les tâches de surveillance et de mise au pas sont « internalisées » par la communauté, le groupe et la famille ; là où l’exploitation semble être autogérée, l’échec est vécu comme un problème individuel et la honte n’en est que plus brûlante.

Il y a là aussi une continuité entre les expériences des femmes endettées en Égypte, au Niger, au Bangladesh ou en Bolivie et celles des étudiants endettés ou des victimes de la crise des subprimes Subprimes Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
aux États-Unis. Dans les deux cas, l’État et les employeurs disparaissent comme bénéficiaires directs du travail extrait et, par conséquent, comme cibles de revendications et de conflits. Il y a aussi l’idéologie de la micro-entreprise qui occulte le travail et l’exploitation qu’elle implique. Il y a individualisation des raisons de succès et d’échec, de la honte, la politique de culpabilisation poussant à se cacher, à s’imposer le silence et à éviter toute publicité.

Jusqu’ici cette stratégie a eu beaucoup de succès, mais elle n’est clairement pas viable à plus long terme et pas seulement pour les pauvres. En fait, elle a déjà commencé à montrer ses limites. Comme la paupérisation due à la microfinance devient encore plus sévère, et que la capacité à pressurer davantage les pauvres se réduit, les réseaux de microcrédits redirigent leur attention vers des populations plus aisées et remontent de plus en plus vers le nord. Il est significatif que la Grameen Bank – littéralement la Banque du village – ait ouvert des succursales dans dix villes américaines, à commencer par New York.

À long terme, la stratégie de la dette met le capitalisme dans l’impasse, vu que dans aucune partie du monde la paupérisation absolue de tant de gens n’est pas soutenable si l’on ne veut pas que la production mondiale stagne et se replie davantage. Plus important, le capitalisme a vraisemblablement atteint le point où les avantages obtenus de la paupérisation et de l’expropriation des masses au niveau mondial sont neutralisés par l’incapacité à contenir les résistances qu’elles produisent.

 Les mouvements anti-dette d’Amérique latine

Le mouvement anti-dette le plus puissant dans les années 1990 à Mexico était El Barzon (le Joug) qui, en quelques années, s’est développé dans tout le pays avec le slogan « Je dois quelque chose, je ne le nie pas. Mais je paie ce qui est juste » [15]. Il y a eu aussi des mobilisations des débiteurs en Bolivie où, en mai 2001, des milliers de personnes, des femmes pour la plupart, sont venues des différents coins du pays pour assiéger les banques dans les rues de La Paz pendant quatre-vingt quinze jours [16]. Pendant ce temps, le nom de la Grameen Bank était haï au Bangladesh, ses fondateurs et administrateurs n’étant considérés que comme des usuriers s’enrichissant sur le dos des pauvres [17]. Aux États-Unis, un mouvement anti-dette s’amplifie, comme le montre la formation de Strike Debt dans un nombre grandissant de villes américaines et le lancement réussi du Rolling Jubilee, à New York, en novembre 2012. Même si le résultat de ces formes de résistance reste encore à voir, la formation d’un « mouvement de libération de la dette » est en elle-même une grande victoire, vu que l’économie de la dette tire en grande partie son pouvoir du fait que la souffrance de ses conséquences est subie dans l’isolement ; comme l’établit le Manuel des opérations des résistants de la dette [18], « il y a tant de honte, de frustration et de peur entourant notre dette que nous en parlons rarement ouvertement avec les autres ».

Le voile de peur et de culpabilité que la dette a généré à travers le monde doit être déchiré

De fait, le voile de peur et de culpabilité que la dette a généré à travers le monde doit être déchiré, comme ce fut le cas au Mexique avec El Barzon dans les années 1990 et en Bolivie en 2001 quand les femmes endettées se sont rassemblées dans les rues de La Paz et ont fait le siège des banques. Les étudiants, spécialement aux États-Unis, ont joué un rôle particulier dans ce processus, vu que beaucoup des outils culturels que les ONG et le système bancaire utilisent pour convaincre les femmes de contracter une dette et pour amener, sous la menace d’une honte publique, les emprunteuses à rembourser même au prix de leur vie, sont mis au point dans les universités. Les anthropologues en particulier « ont joué le rôle de sages femmes », attirant l’attention du monde sur la capacité des pauvres à survivre « face à l’aliénation, la misère et la marginalisation » [19] Comme le souligne Julia Elyachar, ce sont les anthropologues qui ont alerté les planificateurs économiques sur les moyens extraordinaires qu’ont les pauvres pour réussir à survivre contre vents et marées et sur l’importance qu’ont les réseaux de relations pour la survie des gens. Elle ajoute que certains des effets de la microfinance pouvaient ne pas avoir été ceux que les chercheurs avaient recherchés. Néanmoins, il n’y avait qu’un pas entre l’identification des relations culturelles et sociales comme ressources économiques et la définition d’un « programme d’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
 » [20].

Les commentaires d’Elyachar montrent l’importance des universités dans la production de nouveaux modèles pour la mise au pas et l’extorsion du travail. Ainsi du point de vue d’un mouvement étudiant anti-dette, la tâche est double. D’un côté, le mouvement devrait refuser comme illégitime la dette des prêts étudiants, parce que l’éducation ne devrait pas être une marchandise à acheter et à vendre. De l’autre côté, il devrait refuser de collaborer à la production d’un savoir qui crée la dette, qu’il s’agisse de savoir utilisable comme instrument pour obtenir le remboursement de la dette ou comme instrument de torture psychologique pour ceux qui n’y arrivent pas.

La lutte contre le microcrédit s’intensifie aussi. Un mouvement « No pago » (« Je ne paie pas ») s’est développé au Nicaragua. Des manifestations contre le microcrédit se sont étendues à l’Inde [21]. Au Bangladesh, où est née la microfinance, même le premier ministre l’a accusée de « sucer le sang des pauvres » [22]. En Bolivie, Mujeres Creando a fait de l’annulation de la dette une de ses tâches-clés, accusant les banques et les ONG de voler le travail des femmes, le temps des femmes et l’espoir des femmes pour le futur, et exhortant les femmes à récupérer leurs formes d’emprunt traditionnelles dans lesquelles « l’argent passe de femme à femme sur la base de l’amitié et de relations de réciprocité » [23] (Galindo 2012 : 131). Plus généralement, de nouveaux mouvements comme Strike Debt aux États-Unis se forment, qui voient la dette comme un terrain potentiel de recomposition de classe, où les luttes contre les prêts hypothécaires et les saisies peuvent rejoindre celles des étudiants endettés, des débiteurs défaillants des microcrédits, ou des débiteurs de cartes de crédit. Mais comme Maria Galindo en a eu l’intuition profonde, le succès de ces mouvements dépendra fortement non seulement de l’énergie avec laquelle ils protesteront contre la dette mais aussi de celle qu’ils mettront à recréer et réinventer les biens communs que la dette a détruits.

Traduction : Jacqueline Fagnoul
Révision : Lucile Daumas


Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète


Notes

[1Je mets « pauvres » entre guillemets pour souligner la mystification implicite de ce concept. Il n’y a pas de pauvres, il y a des peuples et des populations qui ont été appauvris. Cela peut paraître une distinction mineure mais elle est nécessaire pour lutter contre la normalisation et la banalisation de l’appauvrissement sous-tendues pas le concept de « pauvres ».

[2Mujeres creando est l’organisation féministe autonome la plus importante de Bolivie. Basée à La Paz depuis 2002, elle a été partie prenante des luttes contre les dettes de la microfinance et a développé des recherches sur la microfinance, dont le livre d’où vient la citation. Sur ce sujet, voir : Maria Galindo “La Pobreza Un Gran Negocio.” In Mujer Pública 7. Revista de Discusión Feminista, 2012.

[3Ibid. p.8

[4C’est la situation décrite pour le Bangladesh par Lamia Karim qui a constaté dans son étude que « 95 % des emprunteuses donnent le montant de leurs prêts à leurs maris ou à d’autres emprunteurs hommes. Lamia Karim. Microfinance and Its Discontents, Women in Debt in Bangladesh. Minneapolis : University of Minnesota Press, 2011

[5Maria Galindo, op. cit., p. 10.

[6Lamia Karim, op. cit., pp. 73-74.

[7Maria Galindo, op. cit., p. 10

[8Lamia Karim, op. cit., p. 198.

[9J’ai eu cette information lors d’une interview avec la professeur Ousseina Alidou, Directrice du Centre d’Études africaines de la Rutgers University-New Bruswick, réalisée en septembre 2012.

[10GracielaToro Ibañez, La Pobreza : un gran negocio. Oficina contra
la usura bancaria
. Mujeres Creando, La Paz, 2007, p. 135.

[11Lamia Karim, op. cit., pp. 85, 117.

[12Ibid., p. 85.

[13Graciela Toro Ibañez, op. cit., p.146-152.

[14Lamia Karim, op. cit., p. 91.

[15Daniel Chavez, « El Barzón : Performing Resistance in Contemporary Mexico ». Arizona Journal of Hispanic Cultural Studies, Volume 2, 1998, pp 87–112

[16Maria Galindo et Graciela Toro Ibañez, op. cit.

[17Lamia Karim, op. cit., pp. 192-193

[18Debt Resistors’ Operations Manual, 2012, p. IV.

[19Julia Elyachar , “Empowerment Money : The World Bank, Non-Governmental Organizations and the Value of Culture in Egypt.” Public Culture, Vol.14, Number 3, Fall 2002, p. 499).

[20Ibid., p. 508.

[21Vikas Bajaj, “Microlenders, Honored with Novel, Are Struggling.” New York Times, January 5, 2011.

[22Ibid.

[23Maria Galindo, op. cit.

Silvia Federici

est une militante féministe, enseignante et écrivain. Elle est professeur émérite de la Hofstra University (New York). Parmi ses publications : Point zéro, propagation de la révolution : salaire ménager, reproduction sociale et lutte féministe, Éd.iXe, Donnemarie, 2016 ; Caliban et la sorcière, femmes corps et accumulation primitive, Entremonde/Senonevero, Genève-Paris/Marseille, 2014.

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