Dans l’œil du cyclone : la crise de la dette dans l’Union européenne (2/7)
14 septembre 2011 par Eric Toussaint
Entre juillet et septembre 2011, les bourses ont été ébranlées une nouvelle fois au niveau international. La crise s’est approfondie dans l’Union européenne, en particulier en matière de dettes. Le CADTM a interviewé Eric Toussaint afin de décoder différents aspects de cette nouvelle phase de la crise. [1]
CADTM : Tu disais que depuis la crise s’est déclenchée en mai 2010, la Grèce n’emprunte plus sur les marchés pour une période de 10 ans. Alors que signifie le fait que les marchés exigent un rendement d’environ 15% ou + sur les titres à 10 ans de la Grèce [3] ?
Eric Toussaint : Cela influence le prix de vente des anciens titres de la dette
Titres de la dette
Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
grecque qui s’échangent sur le marché secondaire ou sur le marché de gré à gré
Marché de gré à gré
Gré à gré
Un marché de gré à gré ou over-the-counter (OTC) en anglais (hors Bourse) est un marché non régulé sur lequel les transactions sont conclues directement entre le vendeur et l’acheteur, à la différence de ce qui se passe sur un marché dit organisé ou réglementé avec une autorité de contrôle, comme la Bourse par exemple.
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A cela, il faut ajouter une autre conséquence, beaucoup plus importante. Cela met la Grèce devant le choix entre deux options :
a) se résigner et continuer à se tourner vers la troïka (FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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, Banque centrale européenne
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
, Commission européenne) afin d’obtenir des financements à long terme (10-15-30 ans) en passant sous les fourches caudines de celle-ci ;
b) refuser les diktats des marchés et de la troïka en suspendant le paiement et en entamant un audit afin de répudier la part illégitime de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
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CADTM : Avant d’aborder le choix entre ces deux options, continuons à déblayer le terrain : qu’est-ce que le marché secondaire ?
Eric Toussaint : Comme pour les voitures usagées, il existe un marché d’occasion pour les dettes.
Les zinzins
Zinzins
On surnomme ’zinzins’ les investisseurs institutionnels, c’est-à-dire les gestionnaires de fonds collectifs qui ont atteint un poids financier paroxysmique sur les marchés financiers, tels les fonds de pension, les compagnies d’assurance et autres organismes de placements collectifs.
et les fonds spéculatifs (hedge funds
Hedge funds
Les hedge funds, contrairement à leur nom qui signifie couverture, sont des fonds d’investissement non cotés à vocation spéculative, qui recherchent des rentabilités élevées et utilisent abondamment les produits dérivés, en particulier les options, et recourent fréquemment à l’effet de levier (voir supra). Les principaux hedge funds sont indépendants des banques, quoique fréquemment les banques se dotent elles-mêmes de hedge funds. Ceux-ci font partie du shadow banking à côté des SPV et des Money market funds.
Un Hedge funds (ou fonds spéculatif) est une institution d’investissement empruntant afin de spéculer sur les marchés financiers mondiaux. Plus un fonds aura la confiance du monde financier, plus il sera capable de prendre provisoirement le contrôle d’actifs dépassant de beaucoup la richesse de ses propriétaires. Les revenus d’un investisseur d’un Hedge funds dépendent de ses résultats, ce qui l’incite à prendre davantage de risques. Les Hedge funds ont joué un rôle d’éclaireur dans les dernières crises financières : spéculant à la baisse, ils persuadent le gros du bataillon (les zinzins des fonds de pension et autres compagnies d’assurance) de leur clairvoyance et crée ainsi une prophétie spéculative auto-réalisatrice.
) achètent ou vendent les titres usagés sur le marché secondaire ou sur le marché de gré à gré. Les zinzins sont de loin les principaux acteurs.
La dernière fois que la Grèce a émis des titres pour une durée de 10 ans, c’était le 11 mars 2010, avant le début des attaques spéculatives et l’intervention de la troïka. En mars 2010, pour obtenir 5 milliards d’euros, elle s’est engagée à verser un intérêt de 6,25% chaque année jusqu’en 2020. Cette année-là, elle devra rembourser le capital emprunté. Depuis lors, comme nous l’avons vu, elle n’emprunte plus à 10 ans sur les marchés car les taux ont explosé. Quand on nous annonce que le taux à 10 ans s’élève à 14,86% (c’était le cas le 8 août 2011 où le taux grec à 10 ans est repassé en-dessous de 15% suite à l’intervention de la BCE, après avoir atteint 18%), cela donne une indication sur le prix auquel s’échangent les titres à 10 ans sur le marché secondaire ou sur le marché de gré à gré.
Les zinzins qui ont acheté ces titres en mars 2010 cherchent à s’en défaire sur le marché d’occasion de la dette car ces titres sont devenus à haut risque vu la possibilité que la Grèce se trouve dans l’incapacité de rembourser la valeur de ces titres à l’échéance prévue.
CADTM : Concrètement, dans le cas des titres à 10 ans émis par la Grèce, comment se fixe le prix d’occasion ?
Eric Toussaint : Le tableau suivant doit permettre de comprendre ce que signifie dans la pratique l’annonce que le taux grec à 10 ans s’élève à 14,86%. Prenons un exemple concret, admettons qu’une banque ait acheté des titres grecs en mars 2010 pour une valeur de 500 millions d’euros. Imaginons que chaque titre vaut 1000 euros. La banque recevra donc chaque année une rémunération de 62,5€ (càd 6,25% de 1000€) pour chaque titre de 1000€. On dira dans le jargon du marché des titres de la dette qu’un titre donne droit à un coupon de 62,5€. Nous sommes en 2011, aujourd’hui les titres émis à 10 ans par la Grèce en mars 2010 sont considérés comme à haut risque car il n’est pas sûr du tout que la Grèce saura rembourser l’entièreté du capital emprunté en 2020. Donc, des banques qui ont beaucoup de titres grecs comme BNP Paribas (qui en juillet 2011 en détenait encore pour 5 milliards d’€), Dexia (qui en détenait pour 3,5 milliards €), Commerzbank (3 milliards €), Generali (3 milliards €), la Société Générale (2,7 milliards €), Royal Bank of Scotland, Allianz ou des banques grecques revendent leurs titres sur le marché secondaire car elles ont trop d’actifs
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
douteux, pourris (junk bonds) ou carrément toxiques dans leurs bilans. Pour tenter de rassurer à la fois leurs actionnaires (pour qu’ils ne vendent pas à la bourse
Bourse
La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois).
leurs actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
), leurs clients qui y ont déposé leur épargne (pour qu’ils ne la retirent pas) et les autorités européennes, elles doivent se défaire d’un maximum de titres grecs alors qu’elles s’en sont gavées jusqu’en mars 2010. A quel prix peuvent-elles trouver acquéreurs ? C’est là que le taux de 14,86% joue un rôle. Les fonds spéculatifs et autres fonds vautours
Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
qui sont prêts à racheter des titres grecs émis en mars 2010 veulent un rendement de 14,86%. S’ils achètent des titres qui rapportent 62,5€, il faut que cette somme corresponde à 14,86% de leur prix d’achat, soit 420,50€. Bref, ils seront prêts à acheter des titres grecs si leurs détenteurs sont prêts à se contenter de ce prix.
En résumé : l’acheteur n’acceptera de payer que 420,50€ pour un titre de 1000€ s’il veut obtenir un taux d’intérêt réel de 14,86%. A ce prix-là, les banquiers cités plus haut ne sont pas facilement disposés à vendre.
CADTM : Tu dis que les zinzins revendent les titres grecs. As-tu une idée de l’ampleur des volumes dont ils se sont défaits ?
Eric Toussaint : Cherchant à réduire les risques pris, les banques françaises ont diminué en 2010 leur exposition en Grèce, qui a fondu de 44 %, passant de 27 à 15 milliards de dollars. Les banques allemandes ont opéré un mouvement similaire : leur exposition directe a baissé de 37,5% entre mai 2010 et février 2011, passant de 16 à 10 milliards d’euros. En 2011, ce mouvement de retraite s’est encore amplifié.
CADTM : Que fait la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. européenne à ce propos ?
Eric Toussaint : La BCE se met totalement au service des intérêts des banquiers.
CADTM : Comment ?
Eric Toussaint : En rachetant elle-même des titres grecs sur le marché secondaire. La BCE achète aux banques privées qui veulent s’en défaire des titres de la dette grecque avec une décote qui tourne autour de 20%. Elle paie autour de 800€ pour acquérir un titre qui valait 1000€ au moment de l’émission. Or, comme le montre le tableau précédent, ces titres valent beaucoup moins que cela sur le marché secondaire ou sur le marché de gré à gré. Vous pouvez imaginer pourquoi les banques apprécient vivement que la BCE leur offre 800€ au lieu du prix du marché. Ceci dit, c’est un nouvel exemple du fossé énorme qui sépare les pratiques des banquiers privés ainsi que des dirigeants européens de leur rhétorique sur la nécessité de laisser opérer librement les forces du marché pour fixer un prix.
Fin de la deuxième partie
Éric Toussaint, docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, président du CADTM Belgique, membre de la Commission présidentielle d’audit intégral de la dette (CAIC) de l’Équateur et du Conseil scientifique d’ATTAC France. A dirigé avec Damien Millet le livre collectif “La Dette ou la Vie”, Aden-CADTM, 2011. A participé au livre d’ATTAC : “Le piège de la dette publique. Comment s’en sortir”, édition Les liens qui libèrent, Paris, 2011.
[1] Nous publions à nouveau cet entretien, paru dans son intégralité le 26 août 2011, sous forme d’une série en sept parties.
[3] Le 25 août 2011, le taux grec à 10 ans atteignait 18,55%, la veille ils atteignaient 17,9%. Le taux à 2 ans atteignait 45,9% !!! http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/08/25/les-taux-des-obligations-grecques-a-dix-ans-atteignent-un-nouveau-record_1563605_3214.html (consulté le 26 août 2011)
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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