23 décembre 2015 par Sushovan Dhar
Le “World Social Security Report”, publié en 2010 par l’OIT [1], a constaté l’état lamentable de la protection sociale pour les citoyens.
Sécurité sociale en Inde - le scénario
Il ajoute que les Indiens, particulièrement les pauvres et les marginalisés, souffrent d’un très haut degré de vulnérabilité par rapport à la pauvreté et aux pratiques laborales informelles. Le rapport, basé sur une étude comparative des soins médicaux, de l’assistance sociale, de la pension de retraite et du chômage, met en évidence le fait qu’en Inde ces mesures sont très modestes et n’atteignent pas la grande majorité de la population. Malgré l’Article 41 des “Principes Directeurs” [2] - qui oblige l’État, “dans les limites de ses capacités économiques et de développement” à mettre en place les moyens permettant d’atteindre les droits au travail, à l’éducation et à l’assistance publique en cas de chômage, de vieillesse, de maladie et d’ handicap - le pays est loin d’instaurer la moindre protection sociale au niveau national. L’Article 42 exige aussi de l’État qu’il assure des conditions de travail justes et humaines, ainsi que les allocations de maternité.
Le pays a beau connaître de « hauts niveaux de croissance » [3] depuis deux décennies, les gouvernement successifs ont du mal à cacher le malaise que le modèle économique actuel produit et l’insécurité qu’il fait naître chez des millions de personnes. S’il est incontestable que l’essor du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
a mis l’Inde sur le devant de la scène au niveau mondial, le modèle de croissance mené par un secteur de services informels est prédateur et tue la création d’emplois [4]. Par conséquent, cette période a été marquée par un taux élevé d’accumulation de la richesse par les capitalistes indiens qui sont devenus des acteurs globaux, d’un côté, et de la pauvreté et des inégalités [5] de l’autre.
Gains faibles, accès limité… de nombreuses questions :
Récemment, il y a eu quelques petites avancées, surtout grâce à de fortes campagnes et à des mouvements menés par la base, qui ont forcé la Cour Suprême à intervenir, comme dans le cas du « Right to Food » (Droit à la Nourriture), ou de l’implémentation d’une garantie de travail partiel en milieu rural ou de la mise en œuvre du MGNREGA [6]. Même si ces mesures étaient conçues dans l’optique d’assurer la nutrition et le travail à des populations démunies sur base d’un soutien légal, un examen de leurs performances montre qu’une petite partie de la population seulement profite de quelque protection. De surcroît, le modèle économique actuel grignote encore ces protections puisqu’elles y subissent coupes et austérité, en lieu et place d’être généralisées à toute la population.
Manque de moyens ou de volonté...
La plus grande disparité, et qui devrait s’amplifier, est celle de la protection des travailleurs pauvres. Un rapport [7] de NCEUS [8] a révélé que seuls 8% de la population active indienne bénéficie d’une sécurité sociale. 91% des travailleurs, soit 395 millions de personnes, font partie du secteur informel. Ces chiffres ont augmenté depuis, autant en termes absolus qu’en pourcentage de force de travail, pour atteindre 93,5%. Selon la Commission, le secteur formel n’as pas connu de croissance d’emplois depuis les années 1990. Selon elle, ”l’entièreté de l’augmentation d’emplois dans le secteur organisé durant cette période n’a été que de nature informelle, c’est-à-dire sans aucune sécurité sociale ni droit du travail. Il s’agit de ce qu’on pourrait appeler une informalisation du secteur formel où chaque augmentation d’emplois se compose de salariés à contrat de durée indéterminée sans accès à la sécurité sociale ou de salariés à contrat précaire sans les avantages d’un travail stable [9].
La Commission accuse qu’ « à la fin de 2004-2005, environ 836 millions de gens, soit 77% de la population, vivaient au-dessous du seuil de pauvreté avec un revenu quotidien de moins de 20 roupies et formaient la majorité de l’économie informelle de l’Inde ». Preuve que les gains du développement de la croissance économique dépassent la vaste majorité de la classe des travailleurs. Dans ses recommandations, cette Commission a proposé une législation pour une couverture minimum nationale de sécurité sociale pour les secteurs non-syndicalisés, incluant de nombreuses mesures de sécurité sociale pour un coût de moins de 0,5% du PIB. Mais le gouvernement les a ignorées. Il est important de remarquer que le pays dépense 1,4% du PIB pour la protection sociale, un des taux les plus bas du continent, beaucoup plus bas que ceux de la Chine ou du Sri Lanka ou du Népal (qui ont des économies moins importantes que l’Inde).
Des droits durement gagnés mis en danger
Avec le gouvernement d’extrême droite de Modi depuis le 26 mai de l’année dernière, nous avons vu l’érosion de droits durement gagnés par la classe des travailleurs. Le premier à avoir été guillotiné est le « Land Act ». Juste après la session d’hiver au Parlement, avec presque aucune consultation, le gouvernement a, de manière controversée, sorti une ordonnance rétrograde. Le gouvernement “Modi”, connu comme le “gouvernement par ordonnances”, a défait le “Land Acquisition, Rehabilitation and Resettlement Act”, une conquête sociale durement obtenue par des décennies de luttes des mouvements paysans et d’autres populations rurales contre les acquisitions forcées de leurs terres. Dans l’optique de privilégier les intérêts capitalistes, la « clause de consentement » a été diluée, les études d’impact obligatoires réduites et les acquisitions de terres ont même été permises pour des projets orientés vers le profit privé comme par exemple des écoles privées, des hôpitaux privés et même des infrastructures militaires.
Deuxièmement, afin d’anéantir les programmes de sécurité alimentaire la date limite pour l’application du “National Food Securitiy Act 2013” (NFSA), a été illégalement prolongée à deux reprises, sur le dos des affamés. Récemment, pour ajouter des blessures à l’insulte, le Comité Shanta Kumar a outrepassé son mandat et a proposé que cette législation soit revue à la baisse pour que sa couverture soit réduite à 40% des Indiens, et non plus 67 %. Il faut souligner que le mouvement pour la sécurité alimentaire en Inde demandait depuis longtemps une couverture universelle sous NFSA, une question que tous les gouvernements précédents ont ignorée. De manière choquante, le chef de la commission lui-même a révélé, sans honte, que le BJP - qui bride le pouvoir avec la promesse électorale de la sécurité alimentaire universelle - avait toujours été opposé à cette idée mais en a fait son outil de propagande pour séduire le grand public [10].
De même, les plans étaient avant tout de paralyser le NREGA - un programme indispensable pour plus 45 millions de familles par an. Malgré que les tentatives de démantèlement de ce système soient temporairement au point mort, le gouvernement continue de saboter la loi sournoisement. Les fonds pour les programmes sont plafonnés et rationnés de telle sorte que 72 % des salaires déboursés en 2014 l’ont été avec des retards au-delà des 15 jours prévus. Les ouvriers qui se trouvent déjà en situation de pauvreté peuvent difficilement se permettre d’attendre. Les États tels que Bihar, avec des taux élevés de pauvreté, ont souffert le plus, avec une diminution de 44% du NREGA l’année dernière. Ainsi commence le cercle vicieux pour davantage de coupes dans le fonds.
Cependant, de nombreux économistes, y compris le conseiller économiste en chef du gouvernement, M. Arvind Subramanian [11], ont expliqué qu’il faut augmenter les dépenses publiques afin de surmonter la récession
Récession
Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs.
. L’Inde est également le champion mondial des pays qui dépensent le moins dans les secteurs sociaux alors que le pays est accablé par la malnutrition, illettrisme et qu’une majeure partie de sa population reste sans abri. Même un rapport du FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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[12] était forcé d’admettre que la diminution des inégalités par la redistribution mène à une croissance plus rapide et plus durable. Et les niveaux d’inégalités en Inde sont atroces. Le rapport sur la richesse globale du Crédit Suisse de 2014 [13] stipule que, en Inde, le 1 % le plus riche de la population possède 49 % de la richesse du pays, alors que les 50 % les plus pauvres doivent se contenter d’un maigre 5 %. En fait, sous la croisade « Made in India » 8 milliards de roupies sont utilisées pour la défense, alors que les 3,3 milliards de roupies du NREGA qui emploient un tiers du monde rural sont réduites à peau de chagrin. Et maintenant, 330 millions d’Indiens pourraient se voir refuser les céréales subsidiées face à la pénurie alimentaire si le “Food Act” est détruit.
Budget 2015 : le gouvernement BJP propose un système de sécurité sociale universelle
Au moment de présenter le budget annuel, le ministre des finances, Arun Jaitley, a annoncé le 8 février quelques projets de Sécurité Sociale. Il espère que cela mène à un système de sécurité sociale universelle pour tous, particulièrement les plus pauvres et les plus défavorisés. Ces projets devraient être déployés dans la plateforme Pradhan Mantri Jan Dhan Yojana (PMJDY – Le Projet de l’Argent du Peuple du Premier Ministre), sous laquelle ont été ouverts 125 millions de comptes bancaires les 9 derniers mois. En plus, le gouvernement tente d’utiliser le vaste réseau du service postal, qui compte 154 000 bureaux à travers les villages du pays, afin d’atteindre les bénéficiaires prévus. Un autre projet, le Pradhan Mantri Suraksha Bima Yojana (PMSBY – Le Projet de Risque de Mort) devrait couvrir le risque de mort à hauteur de 200 000 roupies pour une cotisation de seulement 12 roupies par an. Il y a également le Atal Pension Yojana (le Projet de Régime de Pension) qui offrira une pension déterminée en fonction de la contribution et de la période de contribution ; où le gouvernement contribuera à hauteur de 50% de la cotisation à verser par les bénéficiaires (limitée à 1000 roupies par an pour 5 ans), sur les nouveaux comptes en banque ouverts avant le 31 décembre 2015. Le troisième projet de sécurité sociale, le Pradhan Mantri Jeevan Bima Yojona (PMJBY – Projet de Couverture d’Assurance Vie) fournira une couverture de 200 000 roupies, autant contre la mort naturelle qu’accidentelle, pour une cotisation de 330 roupies par an, soit moins d’un roupie par jour, pour la tranche d’âge de 18 à 50 ans [14].
Autant les médias indiens qu’étrangers - qui appartiennent pour une grande partie aux grandes groupes d’affaires – font des louanges avec enthousiasme à ces mesures budgétaires. Le Bharatiya Janata Party vante ces mesures en accord avec ses promesses de « jours meilleurs à venir » et comme quelque-chose capable de tirer des millions de personnes de la pauvreté endémique. Les politiciens bourgeois, les industriels et leurs médias peuvent faire l’écho de l’exubérance, mais devons-nous également s’exalter ?
Réduction de la pauvreté par la réduction des provisions budgétaires de la protection sociale ?
Un examen plus approfondi du budget révèle une importante diminution des dépenses gouvernementales en protection sociale et sécurité sociale. Pour la première fois, les dépenses pour le MGNREGA sont tombées sous les 2% des dépenses totales de l’État. Tout comme les dépenses en éducation, santé, logement rural et urbain, développement des femmes et de l’enfance, des Castes et Tribus répertoriées, ainsi que des minorités, ont subi des coupes sévères. Les provisions budgétaire pour la réalisation du “National Food Security Act” a bénéficié d’une augmentation dérisoire de 1,6% - une allocation négligeable par rapport aux besoins. De plus, le Comité Shanta Kumar a préconisé une réduction de la portée “National Food Security Act” et une restructuration du “Food Corporation of India”. Donc, la mission du gouvernement d’assurer la Sécurité Sociale Universelle et « l’élimination » de la pauvreté est en proie à ses propres réductions des fonds. Nous pouvons seulement nous attendre à ce que dans les jours à venir, au lieu d’une importante réduction de la pauvreté, ces mesures assurent davantage d’élimination des pauvres.
Un service payant costumé en Sécurité Sociale Universelle
Le gouvernement engage 12 milliards de roupies afin de créer un “Système de Sécurité Sociale Universelle”. Premièrement, appeler cela un soi-disant « système » est une aberration. Contrairement à cette nomenclature, ce système ne comporte pas une politique de protection sociale complète. Il est un ensemble de projets annoncés avec des intérêts précis et dont la portée est extrêmement limitée. Contrairement à des initiatives véritablement en faveur de la population, ces mesures populistes vont à peine couvrir 12 millions de personnes, soit 2,5% de la population active.
En fait, au nom du système de sécurité sociale universelle, le gouvernement pousse indirectement les gens d’un système de santé et de pensions gérés par des agences de l’État vers le secteur privé. Il y a à cela une double finalité : réduire le financement de l’État à long terme et s’assurer que les travailleurs paient pour ces services, mais également privatiser davantage les secteurs des soins de santé et des pensions. Ces mesures auront des répercutions importantes dans les temps à venir puisque l’objectif du gouvernement n’est pas de créer un système de Sécurité Sociale Universelle mais bien d’universaliser, pour chaque sphère de la vie économique, le principe de capacité de payer [15].
Le fameux système de Sécurité Sociale Universelle lancé par le gouvernement Modi sera retenu dans l’histoire comme le canular universel qui aura tenté de tromper le peuple de ce pays.
Cet article a été traduit de l’anglais par Sangeeta Ghosh.
[1] World Social Security Report 2010/11 : Providing coverage in times of crisis and beyond International Labour Office – Geneva : ILO, 2010.
[2] The Directive Principles of State Policy are guidelines/principles given to the central and state governments of India.
[3] 7 %-9 % pour la période 2000-2007.
[4] Pour plus de détails sur cette question : Amit Bhaduri, “Predatory Growth”, Lecture delivered at the Dept. of Economics, University of Calcutta, Kolkata, March , 2008. Mihir Rakshit, “Services- led Growth : Indian Experience” ICRA bulletin, Money and Finance, February 2007 and Mihir Rakshit, “Macroeconomics of Post Reform India” Oxford University Press, New Delhi, 2009.
[5] Une augmentation - absolue et relative – de la distribution des revenus.
[6] Mahatma Gandhi National Rural Employment Gurantee Act : Loi visant à renforcer la sécurité des moyens de subsistance des personnes dans les zones rurales. Cette loi garantit 100 jours d’emploi par an aux adultes des ménages ruraux qui sont disposés à exercer un travail manuel non qualifié.
[7] Report on Conditions of Work and Promotion of Livelihoods in the Unorganised Sector, National Commission for Enterprises in the Unorganized Sector (NCEUS), January 2007, New Delhi.
[8] La Commission nationale (mise en place pour le gouvernement en 2004) pour s’occuper des problèmes rencontrés par les entreprises du secteur non organisé (les employés dans le secteur informel et les personnes dans le secteur formel sans aucune protection sociale)
[9] Page 4, Report on Conditions of Work and Promotion of Livelihoods in the Unorganised Sector.
[10] BJP was opposed to National Food Security Act, says former food minister Shanta Kumar, The Economic Times, January 23, 2015 http://articles.economictimes.india...
[11] Budget 2015 : Economists want PM Modi to step up public spending, The Economic Times, February 7, 2015 http://articles.economictimes.india...
[12] Redistribution, Inequality, and Growth, Jonathan D. Ostry, Andrew Berg, Charalambos G. Tsangarides, IMF Research Department, April 2014
[13] Credit Suisse Global Wealth Report 2014, Zurich, October 2014
[14] Présentation du budget par le Ministre des Finances.
[15] New Trade Union Initiative (NTUI) statement : Budget for the rich to get richer and throw crumbs to the poor, New Delhi, 2 March 2015.
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