Le CADTM et l’expérience de la Commission pour la Vérité sur la dette publique grecque

Tiré de “Social Movements and the Politics of Debt : Transnational Resistance against Debt on Three Continents”

9 janvier par Christoph Sorg


Eric Toussaint présente le rapport pour la vérité sur la dette publique au parlement grec le 17 juin 2015. A sa droite, des membres du gouvernement et, sur le perchoir, Zoe Konstantopoulou.

2025 marque le 10e anniversaire de la capitulation d’un gouvernement qui avait promis de mettre fin au calvaire du peuple grec en obtenant, notamment, l’annulation de la plus grande partie de la dette grecque. Tout au long de cette année le CADTM publiera des analyses et des documents permettant de comprendre ce qui s’est passé. Dans cet esprit, nous publions un nouvel extrait de la thèse doctorale de Christoph Sorg. Cet extrait porte sur l’action du CADTM en Grèce à partir de 2010 [1]. Cela inclut la contribution du CADTM en 2015 à la mise en place de la Commission pour la vérité sur la dette grecque institué par la présidente du parlement grec, Zoe Konstantopoulou, et à la réalisation d’un audit de la dette grecque.



La bulle du système bancaire privé a explosé en 2009, mais a été présentée comme étant une crise de la dette publique, puisque le gouvernement a sauvé les banques grecques et internationales

Voici le texte de Christoph Sorg : La Commission pour la Vérité sur la Dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
grecque, institué par le gouvernement Syriza en 2015, (…) reposait sur la coalition d’experts de longue date en matière de dette et sur le vaste réseau constitué autour du CADTM au-delà des organisations qui en sont officiellement membres. Dans les lignes qui suivent, je me propose de présenter en tant qu’étude de cas le travail de la Commission comme illustration de ce que le CADTM a décelé comme formes de politiques controversées en matière de dette telles qu’elles émergent des discours et des réseaux.

En juin 2010, Moisis Litsis, Sonia et Giorgos Mitralias avaient lancé le “Comité grec contre la dette” (CGD) en tant que membre du réseau du CADTM international (CADTM International 2010 ; Toussaint & Lemoine 2017, 32 ff). Giorgos Mitralias a traduit le manuel du CADTM pour la réalisation d’audits citoyens de la dette en grec, et Sonia Mitralias a participé à la rédaction du Rapport préliminaire de la Commission pour la Vérité (Commission pour la Vérité 2015 ; ; Toussaint & Lemoine 2017, 32). En septembre 2010, le CADTM avait essayé de lancer une “coordination européenne des luttes contre la dette et les plans d’austérité” lors d’une réunion importante à laquelle avait pris part Giorgos Mitralias (CADTM 2010).

Costas Lapavitsas, économiste grec et aussi un temps député Syriza, avait mis sur pied, avec l’aide du CADTM, un appel international pour une “Commission d’audit sur la dette publique grecque ”, un processus qui a débouché sur le lancement du Comité d’audit de la dette grecque (ELE) en mars 2011 (Acosta et al. 2011 ; Toussaint & Lemoine 2017, 33). L’appel était signé par de très nombreux militantes et intellectuelles connus, de Noam Chomsky à Jean Ziegler et Slavoj Žižek. La campagne pour un audit de la dette grecque ELE a rapidement produit un excellent documentaire intitulé Debtocracy et organisé une conférence internationale en soutien à l’audit à Athènes en mai 2011. D’après Toussaint (Toussaint & Lemoine 2017, 33), elle rassemblait 3000 participantes. Une coalition rassemblant cette nouvelle initiative et des organisations politiques qui combattent la dette de longue date (dont Eurodad, le CADTM, l’Observatory on Debt in Globalization (ODG) et Jubilee Debt Campaign UK) ont publié une déclaration commune à la fin des trois jours de conférence où elles appelaient à des audits de la dette inspirés par la résistance en Équateur et en Islande (Initiative for a Greek Debt Audit Commission et al. 2011). ELE a beaucoup profité du réveil des luttes contre l’austérité dans toute la Grèce en été 2011, ainsi que de l’ascension politique de Syriza, qui était devenu le principal parti d’opposition en juin 2012. Si Alex Tsipras, le président de Syriza, avait inclus un comité d’audit de la dette dans ses conditions à toute négociation avec d’autres partis après les élections, des observateurs ont remarqué qu’il s’en est progressivement éloigné (Kouvelakis 2016 ; Toussaint & Lemoine 2017).

Pour en savoir plus sur l’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
du CADTM en Grèce, lire :
Éric Toussaint, « L’action du CADTM en solidarité avec le peuple grec (2009 – 2016) », CADTM, publié le 15 janvier 2017.

Entre 2013 et 2015, ELE, No Debt No Euro et le CADTM ont tenté de gardé l’audit de la dette dans le programme de Syriza, mais la divergence dans les positions laissait deviner un conflit à venir. Ceux qui soutenaient un audit de la dette faisaient valoir que l’UE et ses États dominants comme l’Allemagne et la France ne renégocieraient jamais la dette grecque si l’administration grecque n’avait pas un Plan B pour une action unilatérale : un audit de la dette, un moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
sur les remboursements et – si nécessaire – la sortie de la zone Euro en socialisant les banques pour empêcher la fuite des capitaux. Varoufakis et d’autres estimaient que cette approche serait moralement justifiée, mais rappelaient que la Grèce ne disposait ni de la capacité productive ni de la souveraineté monétaire nécessaires pour se lancer sur des trajectoires transgressives comme l’Argentine, l’Équateur ou l’Islande (Varoufakis 2011), une opinion que ne partage pas Toussaint (Toussaint 2017).

Eric Toussaint et Alexis Tsipras au lancement officiel des travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette au parlement grec le 4 avril 2015. Juste à gauche de A. Tsipras, Panos Kamenos, président des Grecs indépendants et ministre de la Défense

En janvier 2015, Syriza a gagné les élections et formé une coalition avec le parti des Grecs indépendants ANEL. Le gouvernement comptait plusieurs personnalités qui soutenaient un audit de la dette, comme Georges Katrougalos, qui était un membre actif Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
d’ELE (Toussaint & Lemoine 2017, 42). Toussaint a demandé à Katrougalos d’établir un contact avec la nouvelle Présidente du Parlement grec Zoe Konstantopoulou, qui s’était engagée à soutenir le processus dans son discours inaugural (CADTM & ZinTV 2018).

Voir le film : [Film] L’audit - Enquête sur la dette grecque (26 minutes), 2018 réalisé par le CADTM et ZinTV :

Toussaint lui a proposé de constituer une équipe internationale pour un audit de la dette et Konstantopoulou a réussi à convaincre Tsipras d’accepter l’initiative. Le 4 avril 2015, la Commission pour la Vérité sur la dette publique était constitué sous la supervision de Zoe Konstantopoulou, qui a confié la coordination scientifique à Toussaint et la coopération entre la Commission et d’autres parlements et organisations internationales à Sofia Sakorafa, une ancienne militante du PASOK et députée européenne (Commission pour la Vérité 2015b). La Commission consistait en 15 expertes grecques et 15 expertes internationauxales de dix pays différents. Beaucoup venaient de réseaux citoyens pour l’audit de la dette et avaient déjà noué des contacts avec le CADTM. La liste comprenait, entre autres, Diego Borja, ancien Ministre des Finances en Équateur, ancien gouverneur de la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. de l’Équateur, Maria Lucia Fattorelli, coordinatrice de l’audit citoyen de la dette au Brésil, Cephas Lumina, ancien expert indépendant des Nations unies sur la dette extérieure et les droits de l’homme, Sergi Cutillas, membre d’ODG, Thanos Contargyris, membre d’Attac Grèce, Sonia Mitralias, membre fondateur d’ELE, Leonidas Vattikiotis journaliste et économiste grec, ainsi que des membres de longue date du CADTM comme Olivier Bonfond et Patrick Saurin. Le CADTM et ses partenaires avaient réussi à mobiliser une expertise technique considérable, ainsi que l’explique Toussaint :

Zoé Konstantopoúlou et moi avons fait le maximum pour réunir des personnes capables d’assumer pleinement et bénévolement la lourde charge qui incombait à la commission. Différentes compétences et expériences étaient réunies dans plusieurs domaines importants pour notre travail : droit international, droit constitutionnel, droits humains, audit des comptes publics, finances privées dont banques, économie internationale, banque centrale, statistiques, etc. Plus de la moitié des membres combinaient une de ces compétences avec une expérience en matière de mouvements sociaux. Pendant deux mois et demi, nous avons tenu des réunions de travail. Dans un premier temps, il s’est agi d’élaborer les termes de référence de l’audit et de se partager le travail de recherche. Nous avons défini les critères – tirés du droit national et international – que nous
allions utiliser pour identifier les dettes illégitimes, illégales, insoutenables ou odieuses. Vu la diversité des points de vue et des compétences au sein de la commission, ce travail d’élaboration de la méthodologie et d’adoption des définitions a été mené avec un très grand soin afin d’arriver à un consensus. Ensuite, nous nous sommes répartis en plusieurs sous- groupes chargés d’auditer les
dettes réclamées à la Grèce et de produire les différents chapitres du rapport que nous voulions publier à la mi-juin 2015. (Toussaint & Lemoine 2017, 44-45)

Outre ces réunions de travail (Goncalves Alves 2015), la Commission a organisé des conférences de presse (Fattorelli et al. 2015) et des auditions publiques ; il s’est également adressé au Ministère de la Défense et à la Banque de Grèce, mais le gouverneur de cette dernière a refusé de communiquer les documents demandés, en faisant valoir le secret bancaire (CADTM & ZinTV 2018). La Commission a convoqué entre autres Philippe Legrain, qui avait été conseiller de l’ancien président de la Commission européenne Barroso et Panagiotis Roumeliotis, ancien représentant de la Grèce auprès du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.
. Legrain avait déjà mis la Troïka en cause (Schumann 2015) et soutenait que les précédents Protocoles d’accord (MoU) constituaient des sauvetages délibérés de grandes banques européennes (Commission pour la Vérité 2015c). D’après le CADTM, Roumeliotis a subi des pressions du FMI avant l’audition, mais s’est présenté quand même (CADTM & ZinTV 2018). Il a confirmé ce qu’avait dit Legrain et ajouté :

Il y a eu des rencontres secrètes, dans des hôtels, entre des représentants du FMI et des représentants français et allemands pour discuter de la participation des banques à une éventuelle restructuration. Ces discussions ont eu lieu avant la décision du premier memorandum et elles ont abouti au choix de ne pas restructurer ! (Paumard 2015 ; Toussaint & Lemoine 2017, 48)

Lors d’un entretien privé, le CADTM révèle qu’il a également déclaré : Les Allemands et plus encore les Français refusaient d’entendre parler d’annulation de dette, vu les conséquences regrettables pour leurs banques qui avaient acheté beaucoup d’obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
grecques (CADTM & ZinTV 2018).
D’autres groupes politiques luttant contre les dettes comme la PACD (“Plataforma Auditoria Ciudadana de la Deuda”) et Jubilee Debt Campaign UK ont apporté leur soutien au travail de la Commission. La PACD a créé un “blog monographique” pour suivre le processus de l’audit et a traduit un grand nombre de ses textes en espagnol (PACD 2015).
Jubilee Debt Campaign UK a publié un “message de soutien” écrit par son co-président Roger Chisnall (2015), où il souligne la convergence d’objectifs entre la Commission pour la Vérité, une conférence européenne sur la dette et les règles des Nations Unies pour les crises des dettes souveraines.

Le Rapport préliminaire de la Commission pour la Vérité et la tragédie grecque qui s’en est suivie

Les dirigeantes européennes avaient peur de la contagion si Syriza démontrait que l’austérité n’est pas inévitable tandis que les mouvements sociaux voulaient démontrer qu’une autre Europe est possible

Le 17 juin 2015, la Commission a présenté un rapport préliminaire. Le texte a grandement bénéficié de productions antérieures concernant les politiques de l’endettement, mais exprime les cadres théoriques dans une langue qui s’attache à la défense des droits humains ; en effet, il s’adresse à un autre lectorat. Faisant écho à la conception du CADTM d’un “système dette”, l’objectif principal du rapport se concentre sur les pratiques de l’endettement public qui ont invisibilisé les mécanismes qui drainent les ressources publiques vers la finance privée ; pour pouvoir ensuite déterminer quelle part de la dette est illégitime, illégale, odieuse et insoutenable. De plus, le rapport examine la dérèglementation des banques privées, la fiscalité, les flux de capitaux, les inégalités internationales, les prêts à taux usuraire et la corruption. Sur ces bases, l’audit déconstruit le fétichisme de la dette souveraine grecque et les discours hégémoniques, qui soulignent indûment une prétendue irresponsabilité quant au niveau des dépenses publiques grecques. Il fait voir au contraire les pratiques prédatrices des banques privées européennes (en particulier allemandes, françaises et grecques) ainsi que leur collusion avec les sphères dirigeantes.

Vu la nature préliminaire du rapport, il ne couvre pas toute la période allant de 1980 à 2015, mais seulement les cinq ans de mai 2010 à janvier 2015 (Commission pour la Vérité 2015b, 9). Pendant les années avant 2010, le rapport établit que les dépenses publiques grecques sont restées en dessous de la moyenne de la zone Euro. Le déficit était plutôt le résultat d’une augmentation phénoménale des taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
 ; de dépenses militaires excessives, dont le rapport suggère qu’elles mériteraient investigation ; « d’un faible rendement de l’impôt sur le revenu et des cotisations sociales patronales, nettement inférieur à celui observé dans les autres pays de la zone euro … dû à la fraude fiscale et aux flux de capitaux illicites . . . qui ont seulement profité à une minorité de la population » ; et des contradictions inhérentes à la zone Euro (Commission pour la Vérité 2015b, 11). L’adoption de l’Euro a entraîné une augmentation drastique de la dette privée grecque tandis que la dette publique restait relativement stable. Les banques grecques, mais aussi d’autres pays européens (surtout d’Allemagne et de France) étaient fortement exposées à la dette privée grecque. Cette bulle du système bancaire privé a explosé en 2009, mais a été présentée comme étant une crise de la dette publique, puisque le gouvernement a sauvé les banques grecques et internationales. Le rapport explique ensuite que le premier mémorandum de 2010, portant sur €110 milliards de crédits à la Grèce, avait pour but essentiel de sauver les banques privées exposées à la dette grecque, « en transférant [ainsi] le risque aux créanciers bilatéraux et multilatéraux » (Commission pour la Vérité 2015b, 17). Dans le même temps, les coupes budgétaires augmentaient le ratio dette/PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
. Le rapport souligne la responsabilité de l’administration Papandreou dans la falsification du budget public en utilisant des méthodes statistiques douteuses comme de gonfler les dettes hospitalières et en transférant des dettes d’entreprises non financières vers le budget public. La Commission démontre que le ratio entre déficit public et PIB a été artificiellement augmenté de 11,9% à 15,8% pour pouvoir présenter rétroactivement la crise de la dette privée comme une crise de la dette souveraine :

Nous considérons que la falsification des données statistiques est étroitement liée à la dramatisation autour de la dette publique et de la situation budgétaire. Tout cela fut organisé dans l’unique but de convaincre l’opinion publique en Grèce et en Europe d’accepter le plan de « sauvetage » de l’économie grecque de 2010 avec toutes ses conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. catastrophiques pour la population grecque. Les Parlements des pays européens ont voté un « sauvetage » de la Grèce sur la base de données truquées. La gravité de la crise bancaire privée a été sous-estimée du fait d’une exagération des problèmes économiques du secteur public. (Commission pour la Vérité 2015b, 18)

En 2012, un second mémorandum prévoyait des prêts supplémentaires d’un montant de 130 Mds d’euros et une réduction . . . de 53,5 % de la valeur faciale des titres grecs (Commission pour la Vérité 2015 17). Comme la composition de la dette avait changé entre-temps, les organismes publics et les petits porteurs ont subi de lourdes pertes alors que €48 milliards de crédits de la Troïka étaient affectés à la recapitalisation des banques. Le rapport montre que les pensions de retraite publiques ont subi de lourdes pertes et qu’environ 15.000 familles ont perdu leurs économies en tant que petits porteurs (Commission pour la Vérité 2015b, 20). Il constate que la plus grande partie des nouveaux crédits a alimenté les institutions financières, pas les institutions publiques, sous forme de prêts bilatéraux (Commission pour la Vérité 2015b, 29s). Dans le même temps, les prêts comportaient des conditionnalités sous forme d’austérité budgétaire et salariale et de privatisations, qui ont eu comme conséquence une crise économique et « humanitaire » (Commission pour la Vérité 2015b, 33s). Le PIB a chuté de 22% de 2009 à 2014, les investissements et les salaires ont fortement diminué, la réduction du coût du travail ne s’est pas traduit par plus de compétitivité et le taux de chômage s’est envolé. Le rapport consacre un chapitre à détailler la terrible dégradation des conditions de vie, de l’accès aux soins de santé, de l’enseignement, de la sécurité sociale, du logement, de la liberté d’expression et de réunion, de la protection contre les discriminations, et par conséquent l’augmentation de la violence identitaire :

Le poids de l’ajustement n’est pas équitablement partagé, il frappe de manière particulièrement sévère les plus vulnérables : les pauvres, les retraitées, les femmes, les enfants, les handicapées et les immigrantes. (Commission pour la Vérité 2015b, 38)

La société grecque est donc entrée dans une crise profonde et le ratio dette+/PIB a encore augmenté. De plus les Protocoles et accords de prêt violaient les obligations de respect des droits humains ainsi que la constitution et la souveraineté grecques (Commission pour la Vérité 2015b, 45 ff).
Le rapport établit un parallèle entre ces pratiques et des développements similaires lors de la crise de la dette en Amérique latine, et souligne que les accords « mandate le cabinet d’avocats Cleary, Gottlieb Steen & Hamilton comme conseiller juridique », un cabinet « connu en Amérique latine pour ses conseils dans le cadre des opérations visant à transformer des dettes odieuses et des dettes externes caduques en nouvelles obligations dans le cadre du Plan Brady », comme l’ont démontré l’Audit officiel de la dette en Équateur et une Commission d’enquête parlementaire au Brésil (Commission pour la Vérité 2015b, 31).

Les prêts comportaient des conditionnalités sous forme d’austérité budgétaire et salariale et de privatisations, qui ont eu comme conséquence une crise économique et « humanitaire »

La Commission conclut par conséquent que des grands pans de la dette grecque sont illégitimes, odieux, illégaux et insoutenable (Commission pour la Vérité 2015b, 51s). La dette peut être qualifiée d’insoutenable puisque le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. empêche l’État de remplir ses obligations en matière de respect de droits humains élémentaires. Le rapport montre ensuite que les dettes à l’égard du FMI, de la Banque centrale européenne BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
(BCE), du Fonds européen de stabilité financière (FESF), tout comme les créanciers bilatéraux et privés sont illégales, illégitimes et odieuses.

Une partie de la dette est illégale, parce qu’elle viole les statuts du FMI, la constitution grecque, le droit coutumier international et des traités internationaux signés par la Grèce. En imposant des programmes d’ajustement macroéconomiques, la BCE a outrepassé son mandat.
La Commission estime que les créanciers privés se sont montrés irresponsables et parfois même de mauvaise foi. De plus, les prêts du FESF (Fonds européen de stabilisation financière) violent l’article 122 (2) du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), qui n’autorise le financement d’un autre État membre qu’en cas de « graves difficultés résultant de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle », alors que le rapport établit d’emblée que la situation de la Grèce n’était pas exceptionnelle avant le premier protocole d’accord.

La Commission considère également que la dette est illégitime parce que les protocoles violent les obligations de l’État grec de respecter les droits humains élémentaires et ont surtout bénéficié aux banques privées grecques et étrangères, qui ont pu ainsi se débarrasser de leurs obligations grecques. Pire, des sommes importantes de ces fonds de sauvetage n’ont pas seulement été utilisées pour sauver des créanciers privés mais aussi pour recapitaliser des banques privées grecques. Enfin, selon la Commission, ces dettes doivent être considérées comme odieuses parce que les différents traits et les conditionnalités imposés violent des principes démocratiques, que des acteurs clés en avaient parfaitement conscience dès le début et que la dette n’était pas contractée dans l’intérêt de la population mais en vue de profits privés.
Dans le dernier chapitre, le rapport présente des arguments juridiques dont la Commission montre qu’ils constituent un fondement pour une annulation de dette unilatérale.
Il s’agit entre autres de

la mauvaise foi manifeste des créanciers qui ont poussé la Grèce à violer son droit national et ses obligations internationales en matière de droits humains ; la primauté des droits humains sur les autres accords tels que ceux conclus par les gouvernements précédents avec les créanciers de la Troïka ; la coercition ; la présence de clauses abusives violant la souveraineté de l’État grec ; et enfin le droit reconnu en droit international pour un État de prendre des contre-mesures d’autodéfense quand les créanciers posent des actes illégaux. Lorsqu’il s’agit de dettes insoutenables, tout État est juridiquement fondé à utiliser l’argument de l’état de nécessité qui permet à un État confronté à une situation exceptionnelle de sauvegarder un de ses intérêts essentiels menacé par un péril grave et imminent. Dans une telle situation, il peut s’affranchir de l’exécution d’une obligation internationale telle que le respect d’un contrat de prêt. Enfin, les États disposent du droit de se déclarer unilatéralement insolvables lorsque le service de leur dette est insoutenable, sachant que dans ce cas ils ne commettent aucun acte illégal et sont affranchis de toute responsabilité. (Commission pour la Vérité 2015b, 5)

Le rapport préliminaire a été présenté lors d’une réunion publique du Parlement grec les 17 et 18 juin 2015, après des mots d’introduction de Zoe Konstantopoulou, Sofia Sakorafa et Éric Toussaint, et en présence du premier ministre Tsipras (Commission pour la Vérité 2015d).

Voir la vidéo de la présentation du de la Commission le 17 juin 2015 : Intervention d’Éric Toussaint à la présentation du rapport préliminaire de la Commission de la vérité

Peu après, la crise grecque s’est exacerbée quand la Troïka a rejeté deux propositions du gouvernement Syriza, et Tsipras a annoncé un référendum pour approuver ou rejeter la nouvelle proposition de la Troïka.
Éric Toussaint a perçu la relation entre la Commission pour la Vérité et le premier ministre Tsipras comme vraiment compliquée. Il sentait que le premier ministre n’était pas convaincu par un audit de la dette alors que pour l’audit de la dette de l’Équateur la relation avec le gouvernement était beaucoup plus étroite (CADTM & ZinTV 2018). Cette relation entre la Commission et Tsipras s’est complètement brisée quand ce dernier a accepté le troisième protocole. Alors que Konstantopoulou (2015) et d’autres ont dénoncé les méthodes coercitives adoptées par la Troïka pour faire pression sur le premier ministre ; ils auraient voulu qu’il prenne une autre voie, telle que présentée plus haut. Toussaint a senti que Tsipras s’était piégé lui-même dans sa logique de négociation à tout prix et qu’il s’était refusé une arme qui aurait pu infléchir les négociations en faveur de la Grèce, la suspension de paiement (CADTM & ZinTV 2018).

Alexis Tsipras, Eric Toussaint et Zoe Konstantopoulou lors de la présentation du rapport de la Commission le 17 juin 2015 au parlement grec

En réaction à l’acceptation du 3e mémorandum avec la Troïka par le gouvernement Syriza pendant l’été 2015, la Commission a publié en septembre 2015 une analyse de ce nouvel accord et est arrivée à la même conclusion (Commission pour la Vérité 2015a). Quand le mandat de la Commission a formellement pris fin, la coalition Gauche Unie GUE/NGL a accueilli ses membres pour une présentation du rapport au Parlement européen en mars 2016. Juste après la présentation, la Commission s’est réunie au sein du PE et a décidé de poursuivre son travail en tant qu’association extra-parlementaire, a élaboré des statuts et élu un conseil d’administration (Commission pour la Vérité 2015e). Des deux côtés de cette lutte autour de la dette, les protagonistes sont conscientes que ce qui est en jeu dans la crise grecque dépasse la dette grecque. Les dirigeantes européennes avaient peur de la contagion si Syriza démontrait que l’austérité n’est pas inévitable tandis que les mouvements sociaux voulaient démontrer qu’une autre Europe est possible. Éric Toussaint tire deux leçons du processus et de son résultat :

1. La nécessité pour tout gouvernement populaire (ou pour toute force de gauche qui prétend participer à un gouvernement) de résister aux créanciers, de désobéir aux institutions et aux traités européens, de s’appuyer sur des mobilisations populaires et de respecter la volonté du peuple ;
2. La nécessité pour ceux et celles d’en bas de maintenir une pression maximale sur les gouvernements considérés comme amis afin qu’ils ne capitulent pas et qu’ils mettent réellement en œuvre un authentique programme alternatif. (Toussaint & Lemoine 2017, 53)

Notes

[1Cet extrait va de la page 200 à la page 207

Christoph Sorg

est chercheur en sciences sociales à l’université Humboldt de Berlin. Dans le cadre de son doctorat, il a étudié la résistance à la dette, en combinant l’économie politique et la recherche sur les mouvements sociaux. Depuis, il se concentre moins sur les répertoires d’action des mouvements sociaux que sur leurs utopies. Il étudie en particulier les théories du capitalisme et du post-capitalisme et le nouveau débat sur la planification économique à l’heure de la numérisation et de la crise climatique. Dans le cadre d’un projet DFG sur ce thème, il théorise les possibilités de planification économique dans les économies de marché.
https://christophsorg.wordpress.com/about/

Autres articles en français de Christoph Sorg (3)

Traduction(s)