13 décembre 2019 par Milan Rivié
Le Club de Paris, Bercy Photos
2 936 milliards de dollars US [1], c’est le montant de la dette extérieure publique à long terme de l’ensemble des pays du Sud d’après les dernières données disponibles. Environ 10 % de cette dette est aujourd’hui entre les mains des États membres du Club de Paris. Si la proportion peut paraître faible, c’est oublier que la dette est avant tout un instrument de domination, et qu’entre les mains des créanciers elle contribue à mettre en œuvre des agendas non dénués d’intérêts géopolitiques et commerciaux dont les derniers bénéficiaires sont les pays du Sud. Coup de projecteur sur cet acteur méconnu et pourtant central.
Les opérations de restructurations de dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
souveraine ne sont pas un fait nouveau. Lorsqu’un État endetté entre en cessation de paiement sur partie ou totalité de sa dette, plusieurs options s’offrent à lui. Il peut décider d’affronter ses créanciers et d’opérer à une suspension ou à une répudiation unilatérale de sa dette après avoir identifié les parties illégitimes via la mise en place d’un audit citoyen de sa dette. C’est la position que nous défendons au CADTM. Il peut également tenter de négocier le remboursement de sa dette auprès de ses détenteurs. Ces derniers – moyennant l’application d’un certain nombre de conditionnalités
Conditionnalités
Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt.
(politiques, économiques, commerciales, etc.) – pourront alors procéder à une réévaluation des taux d’intérêts, à un rallongement de la période de remboursement ou encore à la conversion de dettes en investissement visant à rendre « soutenable » la dette du pays débiteur.
Ne souhaitant pas se mettre à dos les grandes puissances de l’époque, c’est cette seconde option que l’État argentin, alors dirigé par la dictature militaire du général Pedro Eugenio Aramburu Silveti [2], a retenue en 1956. En présence de représentants officiels des onze pays créanciers de l’Argentine (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, France, Italie, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède, Suisse) et suite à l’invitation envoyée par le ministre de l’économie français, un accord de restructuration est conclu à Paris le 16 mai 1956. Cet acte constitue à sa façon l’acte de naissance officiel de ce qui s’appellera au fil des réunions « le Club de Paris
Club de Paris
Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.
Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.
Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
».
Le Club de Paris se définit comme un groupe informel de créanciers officiels – c’est-à-dire des États, appelés également créanciers publics. Son rôle est « d’assurer le recouvrement des créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). officielles et la coordination des créanciers publics lors des restructurations de dettes ». De par sa qualité, il offre aux créanciers un espace leur permettant de se concerter afin de réfléchir à la meilleure stratégie à adopter pour éviter tout défaut de paiement du pays débiteur, et ce selon une logique exclusivement financière. Pour cela, le Club peut compter sur la force dissuasive de ses membres. Depuis sa création, il a toujours été composé des pays considérés comme étant les plus grandes puissances. G5 G5 Le G5 est né d’une initiative des États-Unis et du Royaume-Uni qui en 1967 ont réuni les ministres des Finances des cinq premiers pays industrialisés (Allemagne, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Japon). Le G5 donne le ton au niveau du G7. , G6, G7 G7 Groupe informel réunissant : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon. Leurs chefs d’État se réunissent chaque année généralement fin juin, début juillet. Le G7 s’est réuni la première fois en 1975 à l’initiative du président français, Valéry Giscard d’Estaing. ou G8 G8 Ce groupe correspond au G7 plus la Fédération de Russie qui, présente officieusement depuis 1995, y siège à part entière depuis juin 2002. , tous sont membres du Club. Les liens entre ces deux groupes informels dépassent leur simple composition, puisque les différentes directives sur la thématique de la dette adoptées lors des sommets annuels sont directement suivies d’effets au sein du Club. Il compte aujourd’hui 22 pays membres.
Si un pays endetté auprès d’un membre du Club de Paris décide de rentrer en négociation avec lui sur sa dette publique, il se verra contraint d’en discuter avec le Club de Paris et non sur un plan bilatéral. Voilà un des premiers tours de force de cette non-institution qui place le pays débiteur en position plus qu’inconfortable face à une vingtaine des plus gros créanciers. Second tour de force, la présence centrale du FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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dans les « négociations ». Primo, toute demande est assujettie à la signature préalable d’un « accord » avec cette institution financière internationale non-démocratique. Secundo, la possibilité d’un accord de restructuration se basera en grande partie sur l’évaluation financière du débiteur réalisée par le FMI et avec les créanciers. Tertio, la restructuration de la dette sera soumise à l’application stricte d’un plan d’ajustement structurel
Plan d'ajustement structurel
En réaction à la crise de la dette, les pays riches ont confié au FMI et à la Banque mondiale la mission d’imposer une discipline financière stricte aux pays surendettés. Les programmes d’ajustement structurel ont pour but premier, selon le discours officiel, de rétablir les équilibres financiers. Pour y parvenir, le FMI et la Banque mondiale imposent l’ouverture de l’économie afin d’y attirer les capitaux. Le but pour les États du Sud qui appliquent les PAS est d’exporter plus et de dépenser moins, via deux séries de mesures. Les mesures de choc sont des mesures à effet immédiat : suppression des subventions aux biens et services de première nécessité, réduction des budgets sociaux et de la masse salariale de la fonction publique, dévaluation de la monnaie, taux d’intérêt élevés. Les mesures structurelles sont des réformes à plus long terme de l’économie : spécialisation dans quelques produits d’exportation (au détriment des cultures vivrières), libéralisation de l’économie via l’abandon du contrôle des mouvements de capitaux et la suppression du contrôle des changes, ouverture des marchés par la suppression des barrières douanières, privatisation des entreprises publiques, TVA généralisée et fiscalité préservant les revenus du capital. Les conséquences sont dramatiques pour les populations et les pays ayant appliqué ces programmes à la lettre connaissent à la fois des résultats économiques décevants et une misère galopante.
du FMI, ceux-là même qui ont conduit dans les années 1980 les pays du Sud – et conduisent encore aujourd’hui sur toute la planète – au sauvetage des créanciers privés, à l’accroissement des inégalités, au soulèvement des populations et au mépris des droits humains fondamentaux.
Les restructurations de dette du Club de Paris sont strictement soumises à l’application d’un plan d’ajustement structurel du FMI
Face à ce cartel de créanciers bilatéraux et multilatéraux, ne nous y trompons pas, l’addition est salée pour les débiteurs. D’une part, les membres du Club de Paris voient là une occasion quasi inespérée de récupérer une majorité des deniers investis face à un pays en cessation de paiement. D’autre part, en signant ces accords de restructuration, l’État débiteur renonce à la possibilité de faire reconnaître la part de la dette renégociée comme illégitime, tout en abandonnant une bonne partie de sa souveraineté à l’application stricte des conditionnalités politiques et économiques contenues dans « l’accord ». Dans le même temps, les populations payent les pots cassés.
Depuis 1956, le Club a opéré 433 opérations de restructuration auprès de 90 pays différents. Près de 90 % ont eu lieu entre 1980 et 2010 suite à l’éclatement de la crise de la dette du tiers-monde. Ce rythme s’est largement ralenti depuis avec une vingtaine de traitements lors de la décennie en cours. Cela peut s’expliquer par les fortes critiques essuyées par le Club et le FMI suite à leur gestion de la dette des années 80. Pour emprunter et atteindre en volume des niveaux jamais atteints, les États du Sud se sont ainsi redirigés vers d’autres acteurs bilatéraux – principalement la Chine et des États du Moyen-Orient – et privés via l’émission d’obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
aux taux d’intérêts élevés. Mais cette perte d’influence dans les chiffres suffira-t-elle à rendre caduc ce cartel de créanciers ?
La constitution d’un front uni des pays endettés face à leurs créanciers plaidant pour la mise en place d’audits citoyens et l’annulation des dettes illégitimes est nécessaire
Rien n’est moins sûr. Sur le plan politique, G7/8, G20
G20
Le G20 est une structure informelle créée par le G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) à la fin des années 1990 et réactivée par lui en 2008 en pleine crise financière dans le Nord. Les membres du G20 sont : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Union européenne (représentée par le pays assurant la présidence de l’UE et la Banque Centrale européenne ; la Commission européenne assiste également aux réunions). L’Espagne est devenue invitée permanente. Des institutions internationales sont également invitées aux réunions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Le Conseil de stabilité financière, la BRI et l’OCDE assistent aussi aux réunions.
, Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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et FMI réaffirment régulièrement leur soutien indéfectible au Club de Paris en le considérant comme le principal forum de restructuration des dettes bilatérales. Même si une grande part de la dette des pays du Sud est aujourd’hui entre les mains des créanciers privés, nous ne doutons pas que celle-ci sera transférée au secteur public en cas de défauts en série comme cela avait été le cas dans les années 1980. Sur le plan économique justement, la nouvelle crise de la dette des pays du Sud a déjà commencé avec neuf pays en surendettement et une quinzaine en cessation de paiement. La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, le ralentissement de la croissance de cette dernière, ainsi que la poursuite du faible niveau du prix des matières premières ne semblent pas œuvrer en faveur des pays du Sud. La hausse prochaine des taux d’intérêts de la Réserve fédérale des États-Unis bientôt couplée à celle de la Banque centrale
Banque centrale
La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale.
européenne ne devrait qu’accélérer la crise en cours.
Sans la constitution d’un front uni des pays endettés face à leurs créanciers plaidant pour la mise en place d’audits citoyens et l’annulation des dettes illégitimes, il y a malheureusement fort à parier que le FMI et le Club se tiennent déjà prêts pour revenir aux affaires.
Cet article est tiré du n° 77 de l’AVP (Les autres voix de la planète), « Dettes aux Suds » disponible à : https://www.cadtm.org/Dettes-aux-Suds
[1] Voir Banque mondiale, International Debt Statistics. Consulté le 13 décembre 2019. Disponible à : http://datatopics.worldbank.org/debt/ids/regionanalytical/LMY
[2] « L’Argentine n’a adhéré au FMI qu’en 1956 pendant la dictature militaire du général Pedro Eugenio Aramburu Silveti qui a renversé le président constitutionnel Juan Domingo Perón en 1955. » Voir Eric Toussaint, « L’Argentine : en pleine crise de la dette », 9 décembre 2019. Disponible à : http://www.cadtm.org/L-Argentine-en-pleine-crise-de-la-dette
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